Le journal Science a publié, jeudi 20 mai 2010, un article d’une équipe de recherche, emmenée par Craig Venter, revendiquant la création de la première cellule dotée d’un ADN entièrement réalisé par ordinateur (1). Pour Venter, cela représente « une étape importante scientifiquement et philosophiquement ». Si l’on veut bien quitter le mode dithyrambique sur lequel cette annonce est relayée par la presse, cette publication scientifique, et les recherches menées pour parvenir à ce résultat, posent de nombreuses questions qui méritent toute l’attention des citoyens, des décideurs politiques, des associations de la société civile, et doit interroger toutes les communautés scientifiques. Les associations de la société civile, notamment ETC Group, demandent un moratoire sur les techniques employées, dites de « biologie synthétique », et appellent à une réflexion globale sur la génétique extrême.
« La création de la première cellule vivante dotée d’un génome synthétique dévoilée jeudi représente une avancée dans la compréhension des mécanismes de la vie et ouvre la voie à la fabrication d’organismes artificiels pouvant par exemple produire du carburant propre. » C’est avec cette introduction pour le moins spectaculaire que débute la dépêche AFP constituant la première annonce en français de cette publication. Cette manière de transformer des expériences de laboratoire en recettes miracles pour les maux de l’économie et les souffrances de la planète est devenu le mode principal de communication autour de la science. Au détriment à la fois de l’analyse des travaux de recherche, et de la capacité des citoyens et de leurs représentants à évaluer les travaux et à en tirer les conséquences politiques.
En réalité, l’expérience est plus modeste... mais aussi plus inquiétante. Il s’est agi de synthétiser un chromosome dont le code a été écrit par ordinateur, de le construire en s’aidant de levures, de l’introduire ensuite dans une cellule, et de le retrouver après la division de cette cellule. Pour vérifier cela, des « filigranes » ont été introduits par l’équipe de Craig Venter dans le code du chromosome.
La synthèse d’ADN a été réalisée pour la première fois au début des années 1970 par Har Gobin Khorana, et comportait 207 paires de bases. En 2002, Eckard Wimmer indiquait avoir recréé un virus de la polio. On a, depuis, recréé l’ADN du virus de la grippe espagnole de 1918, et amélioré les techniques mises en œuvre. On peut dorénavant commander des brins d’ADN en envoyant leur séquence par courrier électronique. Il existe près de quarante entreprises de synthèse génomique, dont deux en France. Ce qu’apporte l’expérience du J. Craig Venter Institute tient dans l’amélioration des techniques de construction du chomosome et dans la capacité de le retrouver, après la division cellulaire, signe qu’il a pris le contrôle de la cellule. Pour David Baltimore, éminent généticien du Caltech, cité par The New York Times, il n’y a pas création de la vie, mais une recopie. Un travail technique dont il reconnaît par ailleurs la qualité, mais qui lui semble loin des superlatifs employés par l’équipe de Craig Venter pour « vendre » son expérience.
Car vendre est bien l’objectif de ces recherches en biologie synthétique. Venter a déposé en mai 2007 un brevet aux Etats-Unis (sous le numéro d’application 20070122826) et un brevet international (PTO WO2007047148). Il souhaite ainsi devenir propriétaire des techniques de construction d’un ensemble « minimal » d’ADN susceptible de se répliquer à l’image du vivant. Il revendique de même la propriété des processus de production d’hydrogène et d’éthanol qui pourraient être obtenus par des techniques similaires. Nous sommes loin de la recherche visant à « comprendre la nature » et à expliquer les phénomènes biologiques... mais bien dans la course aux applications, susceptibles de faire frétiller les investisseurs du capital-risque.
A terme, il s’agit de contrôler les retombées économiques ou financières de la bulle spéculative du marché du carbone. Dans cette compétition débridée, l’équipe de Craig Venter est associée à Synthetic Genomics Inc., une entreprise elle aussi dirigée par Craig Venter, appuyée par le gouvernement des Etats-Unis, dont le secrétaire d’Etat à l’énergie, le prix Nobel de physique Steven Chu, est un fervent partisan de la biologie synthétique. Une entreprise en partenariat avec les pétroliers Exxon Mobil et BP, dont on peut admirer actuellement dans le Golfe du Mexique la capacité à mettre en œuvre des techniques sans risque !
Une ambition prométhéenne
La production d’hydrocarbure par des bactéries pilotées par un ADN artificiel n’est certes pas pour demain. Mais le principe même de telles études, organisées par des objectifs financiers et agissant comme divertissement médiatique aux problèmes actuels de la planète et de la société, peut être mis en cause.
Car les craintes sont importantes : développement d’armements biologiques ; conséquences pour les employés des laboratoires en contact avec des virus extrêmement pathogènes ; et risques d’un relâchement accidentel dans l’environnement d’organismes de synthèse (2).
La course industrielle, mais aussi les guerres d’ego des chercheurs impliqués, plaident pour une réflexion démocratique globale sur l’opportunité et les conditions d’une telle recherche. Il n’est pas possible d’abandonner la décision aux seuls chercheurs du domaine considéré. Ni de les laisser vendre, survendre et faire briller à coup de strass médiatique des promesses dont on peut largement mettre en cause la crédibilité.
Dans cette réflexion, n’oublions jamais les volontés prométhéennes d’une partie de la communauté scientifique, particulièrement au sein des mavericks (fous) de la génomique à l’origine de la publication de ce jour. Aux journalistes qui lui demandaient s’il n’avait pas le sentiment de jouer à Dieu, Hamilton O. Smith, prix Nobel, actionnaire de Synthetic Genomic Inc., et l’un des signataires de l’article de Science, répond par sa blague favorite : « Nous ne jouons pas. » Le code génétique utilisé pour l’expérience publiée aujourd’hui comporte – ce qu’on nous demande évidemment de prendre au second degré – des marques permettant de tracer le chromosome, et, parmi elles, cette citation du philosophe Felix Adler, tirée du livre American Prometheus, biographie de l’inventeur de la bombe atomique Oppenheimer : « Ne regardez pas les choses comme elles sont, mais comme elles pourraient être. »
Car au fond, c’est bien une logique prométhéenne qui se répand dans la recherche aujourd’hui : une volonté de « réparer la machine-terre », depuis sa structure globale par le « géo-engineering » jusqu’à la nanomatière, en passant évidemment par la « maîtrise » du vivant (3). La nature n’est plus le modèle unique et singulier que la science doit interpréter, mais un simple objet que les ingénieurs doivent améliorer.... et si possible au nom de la « liberté du chercheur », c’est-à-dire sans que les citoyens puissent s’emparer ni des décisions d’orientation de la recherche, ni de l’évaluation des conséquences tant sur l’environnement naturel que sur les fondements sociaux... ni même des conséquences philosophiques, avec cette quête extrême du pouvoir sur le vivant.
Trop souvent, les chercheurs de ces disciplines duales (qui sont grosses de risques énormes au nom de bénéfices relevant de la promesse) souhaitent régler « entre eux », et avec les entreprises spécialisées de leur secteur, les questions éthiques et de sécurité. C’est ainsi dans le droit fil de la fameuse Conférence d’Asilomar de 1975 sur les biotechnologies que se sont tenues en mai 2006 la conférence « Synthetic Biology 2.0 » à Berkeley, et plus récemment, en avril 2010, une conférence Asilomar 2 sur la géo-ingénierie. Dans tous les cas, on invite des philosophes pour parler de règles éthiques faisant croire à la « responsabilité » des acteurs... pour mieux définir en dehors du regard public, et entre « partenaires » investis dans les mêmes rapports d’argent et de pouvoir, des règles d’auto-régulation que l’on souhaite s’auto-appliquer.
C’est pour cela que de nombreuses associations de la société civile, à la suite de la très influente association ETC Group, ou en France la Fondation Sciences Citoyennes, souhaitent organiser des débats mondiaux pour éviter que ne soit ouverte la boîte de Pandore. Le Forum mondial Sciences & Démocratie, dont la seconde édition se tiendra à Dakar en février 2011, devrait aborder ces questions essentielles. Car les technologies en jeu forment une épée de Damoclès excessivement tranchante. C’est en octobre 2004 déjà qu’un éditorial de la revue scientifique Nature précisait : « Si les biologistes sont sur le point de synthétiser de nouvelles formes de vie, l’étendue des désastres qui pourraient être provoqués volontairement ou par inadvertance est potentiellement immense. »
Pour poursuivre la réflexion
- ETC Group, « Synthia is Alive ... and Breeding : Panacea or Pandora’s Box ? ».
- Nicholas Wade, « Researchers Say They Created a ‘Synthetic Cell’ », The New York Times, 20 mai 2010.
- « Synthetic Genomic. Options for governance », J. Craig Venter Institute.
- ETC Group, « Extreme Genetic Engineering : An Introduction to Synthetic Biology », 16 janvier 2007.
- Sciences & Démocratie, un doculivre (DVD + livre) sur le Forum mondial Sciences & Démocratie.