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Okinawa, une île militaire

par Martine Bulard, 2 juin 2010

Imaginons une ville comme Nanterre, dépassant les 90 000 habitants, avec en son centre une énorme base aérienne militaire d’où décolleraient chaque jour des dizaines d’hélicoptères. Un vaste camp de 2,8 kilomètres de long sur 2 kilomètres de large, entouré de grillage, surélevé de barbelés, planté au plein cœur de la ville. Tel est Ginowan, dans l’île d’Okinawa au Sud ouest du Japon. Il faut s’arrêter de parler quand le ballet des hélicoptères commence, parcourir des kilomètres pour aller de la mairie au stade car la base de Futenma doit être contournée. On comprend que le maire, M. Iha Yoichi, mène combat pour mettre fin à cet enfer quotidien, et pour la fermeture définitive de la base – et non son déménagement à cinquante kilomètres de là, à Nago où l’opposition conduite par le maire M. Inamine Susumu a gagné une grande partie de la population.

Avec son confrère, et la quasi-totalité des élus de la préfecture d’Okinawa (qui comprend plusieurs îles), il a pris la tête des manifestations : 90 000 personnes (sur une population de 1,385 million) ont défilé, le 25 avril 2010, dans les rues de Yomitan, un village situé à proximité d’une autre base américaine, Kadena, l’une des plus grandes de la région Asie-Pacifique. Celle-ci s’étend sur plusieurs dizaines de kilomètres et parfois, bouche l’accès à la mer et aux magnifiques plages de sable fin. Plusieurs milliers de manifestants se sont retrouvés à Ginowan, lors de la venue du premier ministre japonais Hatoyama Yukio, en mai.

Jeune femme frêle en apparence mais déterminée dans ses propos, Mme Yonamine Michiyo, responsable des questions militaires pour le journal local, Ryukyu Shimpo, insiste sur la colère des habitants. « A Tokyo, ils ne se rendent pas compte. C’est insupportable. Nous représentons 0,6 % du territoire japonais et nous accueillons 75 % des bases américaines. Si les élus du continent veulent le maintien des bases, qu’ils en prennent sur leur circonscription ». Elle cite les énormes nuisances que cela engendre. Le bruit, bien sûr, mais aussi les incidents – agressions, viols, incidents en vol : 6 par mois en moyenne au cours de la seule année 2007. Depuis 1972, il y a eu 42 crashes, 37 cas de débris tombant du ciel, 328 atterrissages d’urgence (1)… En 2004, un hélicoptère s’est écrasé sur l’université internationale d’Okinawa. Heureusement, c’était en août, durant les vacances.

Un sentiment d’abandon

Dans son petit bureau de l’Institut Ota de recherche pour la paix, l’ancien gouverneur (élu) d’Okinawa, M. Ota Masahide, 85 ans, garde une énergie formidable pour fustiger la présence des bases dans l’île – ce qu’il fit toute sa vie (2). En fait, explique-t-il, « la population a le sentiment d’être abandonnée, une fois de plus. » M. Ota remonte le cours de l’histoire pour mieux faire comprendre les sentiments de cette population qui ne fut rattachée à Tokyo qu’au XIXe siècle. Jusqu’en 1872, Okinawa et l’ensemble des îles Ryukyu étaient indépendantes, vivant dans la mouvance de la Chine (selon le système du tribut), et en relation avec le Japon. Commerçant avec l’un et l’autre, le royaume Ryukyu était riche et convoité. En 1879, le Japon l’absorbe définitivement, contraignant les habitants à adopter la langue, la culture japonaises…

Puis la seconde guerre mondiale s’abat sur l’archipel : l’empereur et l’armée obligent les populations à se ranger derrière les militaires venus de Tokyo. Quand les Américains débarquent, c’est un déluge de feu et l’armée nippone s’est évaporée. « Plus de 200 000 personnes ont péri, tuées dans les bombardements, incitées à se suicider, mortes de faim… Un tiers de la population, rappelle M. Ota. Tout ce qui était le trésor de cette terre – des bâtiments, des maisons, des lieux historiques, ont été anéantis. Tout ce qu’avaient laissé les générations précédentes. Nous avons tout perdu pour toujours. » Une visite au Mémorial de la Paix, à quelques kilomètres de la capitale préfectorale, Naha, donne une idée de l’ampleur du désastre, avec sa forêt de stèles en hommage aux morts, japonais, coréens… Ici, à la différence du sanctuaire Yasukuni à Tokyo, les horreurs de la guerre et l’agression japonaise dans la région y sont clairement dénoncées. Il n’est pas rare, aujourd’hui encore à Okinawa, de rencontrer des familles dont certains membres ont péri dans ces opérations militaires.

Une fois la guerre terminée, les Etats-Unis ont occupé l’île comme l’ensemble du territoire nippon. Mais il a fallu attendre 1972, pour qu’enfin Okinawa soit restituée au Japon, vingt ans après l’indépendance du reste du pays. Les enclaves américaines, elles, sont restées – des bases créées par « la force des baïonnettes et du bulldozer », selon l’expression du maire de Ginowan, M Iha. « A proximité de la base, montre-t-il, il y avait des champs de riz, mais ils apportaient des moustiques, les Américains ont tout détruit – champs et maisons. » Bien sûr, les rapports se sont pacifiés depuis. Mais la présence américaine continue à peser lourdement.

Des bases en vase clos

Chacune des bases, entourée de barbelés, abrite des habitations, des écoles, des équipements sportifs, des restaurants et bien sûr, sa propre police. Les militaires et leurs familles (plus de 40 000 personnes) vivent en vase clos, à quelques exceptions près. Contrairement aux idées reçues, l’économie locale n’en profite guère, assurent les élus locaux. Selon les données officielles, la part des revenus tirés des bases militaires (paiement des Japonais travaillant pour les Américains, locations des terres…) dans l’ensemble des richesses produites, qui était de 15,6 % en 1972, juste avant que les îles ne soient rendues à Tokyo, atteint désormais 5 %.

Une partie du commerce local bénéficie néanmoins de cette clientèle et certains quartiers ressemblent à des cités commerciales à l’Américaine. Mais cela reste marginal. La preuve : l’île demeure la préfecture la plus pauvre de tout le Japon. Certes, Tokyo verse des compensations. Ce qui a pour conséquence de doper la fièvre constructrice tant publique que privée. Actuellement, le bâtiment occupe la première place de l’économie.

Naha, la capitale d’Okinawa ressemble à un vaste chantier, où les constructions les plus improbables côtoient des immeubles luxueux ou des blocs de béton grisâtres censés résister aux forces déchaînées de la nature (tremblement de terre, tsunami…). Le paysage est si chaotique que certains habitants d’Okinawa vont jusqu’à penser que les bases américaines avec leurs espaces verts offrent une garantie contre le bétonnage accéléré des villes et bords de mer. L’île, aux plages magnifiques se verrait bien transformée en paradis touristique, une fois les bases fermées. Ce n’est pas pour demain.

La pression américaine et le poids des élites tokyoïtes ont été si forts qu’après avoir beaucoup hésité, M. Hatoyama a décidé de maintenir le déménagement de la base – et non sa fermeture (lire l’article « Mikado diplomatique au pays du Soleil-Levant » dans le numéro de juin 2010 du Monde diplomatique). Une « trahison » ressentie par la grande majorité de la population d’Okinawa. Un déni démocratique : tous les élus de l’île se sont prononcés contre ce choix.

Martine Bulard

(1Une liste de ces incidents, ainsi que d’autres chiffres relatifs à la présence américaine, sont disponibles sur le site de la préfecture d’Okinawa.

(2M. Ota fut également élu sénateur de 2001 à 2007. Lire Chalmers Johnson, « Governor Ota Masahide of Okinawa », 9 novembre 1995.

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