Sello Duiker venait juste d’atteindre 30 ans lorsqu’il s’est suicidé le 19 janvier 2005 (1), après avoir arrêté les antidépresseurs, « médicaments qu’il pressentait comme une entrave à son élan créatif et sa joie de vivre » (2). Quelques semaines auparavant, son ami Phaswane Mpe était mort du sida à 34 ans. Avec leurs romans Thirteen Cents et Welcome To Our Hillbrow, embrassant la question des sans-abris et de l’homosexualité pour le premier, le sida, la xénophobie et le suicide pour le second, Duiker et Mpe étaient devenus les chefs de file d’une nouvelle bande d’auteurs sud-africains auto-proclamés porte-parole de la « littérature kwaito ».
Pouvoir critique
Rythmique house et scansion rap : popularisé en 1995 par Arthur Makofate, le kwaito est la première musique électronique surgie sur le continent. Comme bien d’autres rythmes d’Afrique urbaine apparus avec la fin du XXe siècle, cette culture — issue du bouillon musical et multi-ethnique de Johannesburg — s’est d’abord imposée comme l’un des rares lieux, pour paraphraser Achille Mmembe, « où l’on retrouve le pouvoir critique de l’Afrique postcoloniale ».
Avec ses paroles explicites souvent ciselées pour tester la permissivité de la jeune démocratie sud-africaine, ses percussions festives étirées jusqu’à rendre les nuits aussi prometteuses que les jours, le kwaito devint l’incontestable bande-son des années Nelson Mandela et Thabo Mbeki et de la fierté retrouvée de la première génération noire de l’après-apartheid. Par la fulgurance et la rapidité de leur réussite, ses principaux groupes et vedettes — de Zola à Bongo Maffin en passant par Mdu, Boom Shaka ou Mandoza — s’imposèrent auprès de la jeunesse du township comme des modèles alternatifs aux premières figures entrepreneuriales noires surgies du programme de Black Economic Empowerment. Mais avec les années 2000 et l’accélération, à partir de 2005, de la politique néolibérale sous le deuxième mandat de Thabo Mbeki, la machine kwaito commença à se gripper, perdant progressivement de son acuité et de sa force critique, pour se teinter de R&B et n’être plus qu’une copie, hédoniste et « bling bling », de son modèle original. Le kwaito n’était plus qu’un fascinant bruit de fond : celui des infrabasses jaillissant des voitures, de plus en plus luxueuses, s’emparant des autoroutes des grandes métropoles de l’« Amérique de l’Afrique ».
Ecrire aussi vite que la musique
Comme le hip-hop, le kwaito avait toutefois eu le temps, avant de se galvauder, d’inspirer d’autres domaines de la nouvelle culture sud-africaine. Depuis, derrière les étoiles filantes Duiker et Mpe, d’autres ont pris le relais. Les pièces du metteur en scène Mupelo Paul Grootboom dont Foreplay (3), inspiré de La Ronde d’Arthur Schnitzler et montée mi-juin 2010 à la Grande Halle de La Villette (Paris), dans un quasi-anonymat, sont une des facettes de cette constellation kwaito. La maisons d’édition captonienne Kwela continue, pour sa part, à pousser une nouvelle vague d’auteurs trentenaires — de Niq Mhlongo à Kgebetli Moele — appartenant à cette génération « qui écrit à propos de sujets qui reflètent la jeunesse sud-africaine d’aujourd’hui ; un monde complexe où l’apartheid et les injustices du passé ne sont plus celles qui nous concernent ». Le cercle des écrivains « kwaito » ne cesse de se bonifier et de s’élargir en dépit d’un jeune public qui s’intéresse peu à la lecture, comme le reconnaît lui-même Niq Mhlongo (4).
Leurs livres auraient très bien pu ne jamais arriver chez nous, à l’instar des grands classiques de la musique kwaito, distribués au compte-goutte en France. C’était compter sans la détermination de David König, des éditions Yago, qui, depuis le printemps dernier, a décidé de faire traduire ces nouvelles voix noires écrivant comme elles parlent : fort et clair, entre tragédie et comédie, name dropping et versets de la Bible, dans un iscamtho (argot) nouveau siècle aussi éloigné du style de J. M. Coetzee que le kwaito l’est de la musique classique…
Soweto et les mensonges d’un jeune déclassé de l’université qui a raté son diplôme de droit pour After Tears ; un appartement de Hillbrow où survivent six jeunes hommes soudés autour de la même volonté de s’en sortir pour Chambre 207 ; du township aux rudes quartiers du centre ville, d’un enterrement à une nuit dans un club, Mhlongo et Moele plantent leur plume tout au fond de l’inconscient de leurs pairs. Quitte à faire mal aux mâles : machisme, acculturation, matérialisme, paranoïa, grand écart mental entre tradition et jeans Diesel, rien ne nous est en effet épargné de la route et des déroutes de ces antihéros, travaillés par des sentiments tels que la jalousie qui « fait qu’un Noir était capable de te marabouter pour la simple raison que tu voulais avancer dans la vie », explique le héros de Chambre 207.
Les romans de Mholongo et Moele se dévorent comme un iskambanhe (pain creux rempli de viande au curry) après une nuit à danser sur l’electro house de DJ Mujava ou de Spoek Mathambo, en fumant des zol (joints) de dagga. Très vite, à fond et sans peur du lendemain. Comme la vie de la génération kwaito à Johannesburg, la « cité des rêves ».
Chez le même éditeur cet automne : 13 cents de Sello Duiker.
Un demi-siècle de musiques africaines
Il ne peut exister de compilation définitive sur les « signaux sonores » que l’Afrique n’a cessé d’émettre depuis un demi-siècle. Actuellement, des labels anglais tels que Soundway, pour ne citer que lui, ne cessent en effet d’y exhumer des trésors cachés produits majoritairement durant les années 1970, et oubliés depuis sous les décombres des plans d’ajustement structurel et l’effondrement de l’industrie du disque. Pour autant, la compilation « Afrique, 50 ans de musique (5) » réussit le tour de force de ramasser en dix-huit CD courant de 1945 (« Yigui Youm » de l’Egyptien Farid El Atrache) à aujourd’hui (« Masiki » des Congolais paraplégiques du Staff Benda Bilili) l’écume de cet océan de rythmes, mélopées et voix brassés par les cinq aires culturelles du continent : classiques ayant réussi à s’imposer au Nord (« Mandjou » du Malien Salif Keita, « Shakara » du Nigérian Fela, « Saudade » de la Capverdienne Cesaria Evora, « Pata Pata » de la Sud-Africaine Myriam Makeba, « La Camel » de l’Algérien Cheb Khaled, « Ancien Combattant » du Congolais Zao) se mêlent aux grands tubes panafricains d’hier (« Sweet Mother » du Nigérian Prince Nico Mbarga, « Indépendance Cha Cha » du Congolais Grand Kalle, « Jaloux saboteurs » du Tchadien Maître Gazonga, « Soul Makossa » du Camerounais Manu Dibango) ; rare groove (« Heavy Heavy Heavy » du Sierra-Léonais Géraldo Pino), soukouss (Mamba Bado du groupe kenyan Orchestra Makasy), rumba (« Tu m’as déçu Chouchou » du Zaïrois Docteur Nico) et zouglou (« Génération sacrifiée » des Ivoiriens Les Salopards) font chauffer le dancefloor ; grands griots (le Guinéen Kouyaté Sorry Kandia) et révolutionnaires (le Zimbabwéen Thomas Mapfumo) côtoient divas (l’Egyptienne Oum Kalsoum), reines de la nuit (l’Algérienne Cheikha Remitti) et rebelles (la Mauritanienne Malouma).
Compilée durant deux ans par le label indépendant français Discograph, cette « long box » a été accouchée, sous la direction du grand producteur guinéen Ibrahima Sylla, par les meilleurs passeurs de Radio France Internationale (RFI) — Daniel Lieuze (Afrique de l’Est), Daniel Brown (Afrique australe), Amobé Mévégué (Afrique centrale), Leonard Silva (Afrique lusophone) — ainsi que des journalistes bien connus des amateurs de musiques continentales : Bouziane Daoudi (Afrique du Nord), collaborateur de Libération, ainsi que Patrick Labesse (Afrique de l’Ouest), critique musical au Monde.
Première anthologie musicale africaine d’une telle ampleur, ce voyage en 185 morceaux est particulièrement recommandé à ceux qui ont contribué au succès de l’émission dominicale « L’Afrique Enchantée », qui sera reconduite à la rentrée.
« 50 Years Of African Music ». 18 CD. Prix recommandé : 60 euros.