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Lettre de Dà Nang

Au Vietnam, un visiteur de marque

par Xavier Monthéard, 28 septembre 2010

«Ils plaisantaient en japonais avec deux clientes ! Ils ont acheté divers souvenirs puis sont partis vers les montagnes... » Tran raconte sans déplaisir l’incursion des marins américains dans le magasin de sculptures familial. La jeune femme, étudiante en histoire, n’ignore pas l’ironie de la situation : les boys de l’Oncle Sam reçus en amis, au pays de l’oncle Hô ! Et à Dà Nang, là où prirent pied les premiers GI de la guerre du Vietnam, en 1965… Tran préfère porter son regard vers les lendemains : « Le Vietnam aura besoin des Etats-Unis... »

Le 10 août dernier, le contre-torpilleur USS John S. McCain mouillait pour quatre jours dans le port de Dà Nang. Au large l’attendaient son escadre et l’USS George Washington, ordinairement basé au Japon. Figure de proue de la 7e flotte américaine, qui croise dans le Pacifique ouest et l’océan Indien, ce colosse de 100 000 tonnes est l’un des onze porte-avions géants de l’US Navy. Il avait accueilli en haute mer, le 8 août, une délégation de hauts gradés vietnamiens. Prévue de longue date, l’escale américaine célébrait le quinzième anniversaire de la normalisation des relations diplomatiques entre les deux anciens ennemis.

Rarement visite sera passée moins inaperçue. Effectuée dans le contexte des tensions en mer du Japon, en mer Jaune et en mer de Chine (1), elle a même suscité la passion des commentateurs, notamment pour avoir provoqué le mécontentement, médiatiquement amplifié, de la Chine. Le renforcement de la coopération militaire entre les Etats-Unis et le Vietnam est constant. Comme le souligne le quotidien de Hongkong Ta Kung Pao, « depuis qu’un premier navire de guerre s’est rendu à Hô Chi Minh-Ville en 2003, elle n’a cessé de s’approfondir, notamment à travers des entraînements et des rencontres d’officiers de haut rang. En 2009, le porte-avions “USS John C. Stennis”, le vaisseau-amiral de la 7e flotte “USS Blue Ridge” et le contre-torpilleur “Lassen” sont tour à tour allés au Vietnam (2). » Le magazine en ligne The Diplomat (Tokyo) rappelle que « Bill Clinton et George W. Bush se sont tous deux rendus au Vietnam durant leur mandat. De même, le président vietnamien Nguyên Minh Triêt ainsi que les premiers ministres Phan Van Khai et Nguyên Tân Dung se sont rendus aux Etats-Unis (3) ».

Comme une bonne coopération militaire ne saurait se passer de virile camaraderie et de justifications humanistes, les Américains ont adjoint un volet civil aux exercices de réparation d’urgence et de lutte contre les incendies : des projets scolaires, médicaux et de dentisterie, des barbecues et parties de volley-ball (4)... Avant donc de s’égailler dans les spectaculaires montagnes de Marbre, cinq pitons rocheux creusés de galeries, naguère base arrière des Vietcongs. Ou de faire un pèlerinage oisif sur les étendues de Nam O Beach – les premières troupes de combat américaines débarquèrent ici. Tran ne sait pas, ne dit pas si les bordels maquillés en salons de massage à 2 dollars l’heure ont usiné davantage en ces journées d’août. La nostalgie, là encore (5) !

Atouts, fausses cartes et joker

Dà Nang fait partie des villes de catégorie 1, le plus élevé des six échelons administratifs vietnamiens. Grosse de près d’un million d’habitants, située à mi-distance de la mégapole du Nord – Hanoï – et de la mégapole du Sud – Hô Chi Minh-Ville, l’ex Saïgon –, elle pourrait être un foyer d’équilibre entre ces deux entités notoirement concurrentes. Mais la pauvreté des infrastructures nationales la dessert : médiocres autoroutes et chemins de fer exaspérants de lenteur ne facilitent pas les communications. Une bonne quarantaine d’heures de train sur de mauvais sièges de bois et de méchantes couchettes sont toujours nécessaires pour rallier Hanoï et Hô Chi Minh-Ville. Pas mieux qu’en 1939 : déjà, « on pouvait aller de Hanoï à Saïgon (1 739 kilomètres) par une voie unique et métrique en moins de trente-neuf heures » (6). L’Assemblée nationale a finalement rejeté le 19 juin les plans japonais pour un train à grande vitesse (type Shinkansen) entre Hanoï et Hô Chi Minh-Ville, d’un coût estimé à... 56 milliards de dollars.

Les touristes occidentaux ne se pressent pas, en dépit de l’existence d’un aéroport international (7). Simple question de temps, peut-être ? Au nord-ouest et au sud, on ne peut échapper aux infinies plages de sable, presque désertes en cette fausse saison des pluies où il ne pleut pas et où le mercure atteint les 35 °C. Pinèdes, palmiers, eau splendide, hôtellerie pléthorique composent une recette qui ordinairement plaît, et sur laquelle misent les investisseurs Viet Kiêu – ces Vietnamiens d’outre-mer qui renouent avec la mère patrie, et d’abord financièrement (8).

Culturellement, la ville ne manque pas de lustre. « Dà Nang » serait un vocable cham signifiant « grand fleuve ». Le Champa domina durant des siècles le centre du Vietnam, puis fut repoussé et absorbé par l’ethnie kinh (ou viêt) venue du nord. C’était un des ces royaumes hindouisés qui, tel celui des Khmers, firent la grandeur de la péninsule indochinoise avant d’être défaits par de nouveaux venus. Ses descendants ont à présent rang de minorités ethniques. Dà Nang contient la plus belle collection mondiale de sculptures chames, environ 400 œuvres originales en grès, dans son musée dédié. Mais la culture chame, encore vivace dans les provinces de Ninh Thuânh et de Bình Thuân notamment (sud du Vietnam), ou au Cambodge, a ici disparu.

La plus sûre richesse de la ville demeure son exceptionnelle situation géostratégique. Posée devant les contreforts de la cordillère annamitique, elle ouvre sur une baie en forme de fer à cheval et sur la presqu’île de Son Trà. La côte ouest de cette presqu’île forme une rade excellente. Encombrés de grues, de conteneurs, de camions, les docks transfèrent les marchandises aussi bien par la route que par le fleuve Han, qui pénètre au cœur de la ville. Plus au nord se dresse le principal port en eaux profondes, Tiên Sa.

La mer de tous les dangers

Escarpée, la presqu’île offre des vues magnifiques. Elle est truffée d’installations militaires. A son point culminant (près de 700 mètres), des radars : de Son Trà, on domine en effet la mer de Chine méridionale, qu’au Vietnam on appelle « mer de l’Est » (Biên Dông). L’imagination se plaît à voguer vers l’archipel Hoàng Sa, situé à environ 200 milles marins.

« Hoàng Sa », district de Dà Nang, c’est en tout cas ce qu’indiquent les cartes locales, et la seule façon d’être compris d’un Vietnamien ! Internationalement connu sous le nom de « Paracel », l’archipel est contrôlé militairement par la Chine, qui pour sa part le dénomme « Xisha ». Sa marine le tient depuis une victoire contre les Sud-Vietnamiens en janvier 1974. Mais, après la réunification du pays en 1975, les dirigeants de Hanoï n’ont jamais reconnu cette défaite. Chaque citoyen apprend donc dès l’école, avec force preuves historiques, que l’archipel constitue une partie intégrante de la nation. Quelle est la raison de cette passion pour des récifs et îlots inhabités (9) ? La zone est poissonneuse, sans doute riche en hydrocarbures. Elle s’intègre surtout dans une dynamique conflictuelle plus vaste, celle de la mer de Chine méridionale dans son entier.

Allant du détroit de Malacca au détroit de Taïwan, cette vaste étendue est une des principales voies de navigation du globe. Son importance stratégique est peut-être résumée au mieux par le secrétaire général de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Anase), le Thaïlandais Surin Pitsuwan, lorsqu’il indique que plus de 85 % des ressources énergétiques acheminées par bateau vers la Chine, le Japon et la Corée du Sud passent par la mer de Chine méridionale (10). Contrôler ces voies, éviter que d’autres ne les contrôlent : ce double impératif trouve sa meilleure illustration dans l’archipel Spratly, plus au sud. Là, pas moins de six Etats revendiquent, à des degrés et avec une vigueur diverses, une souveraineté territoriale : Brunei, Chine, Malaisie, Philippines, Taïwan et Vietnam. Depuis que la secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton a déclaré, en juillet 2010 à Hanoï, que la liberté de navigation en mer de Chine méridionale était de « l’intérêt national des Etats-Unis », le conflit larvé entre les pays riverains pourrait prendre de l’ampleur. Le port en eaux profondes de Dà Nang comme la façade littorale vietnamienne redeviendraient alors de hauts lieux stratégiques.

Xavier Monthéard

(1Ces tensions impliquent Etats-Unis, Japon et Corée du Sud d’un côté, Chine et Corée du Nord de l’autre. Lire Olivier Zajec, « La Chine affirme ses ambitions navales », Le Monde diplomatique, septembre 2008, et, dans le numéro d’octobre 2010 (en kiosques mercredi 29 septembre), « Séoul se voit en shérif régional », par Matthew Reiss.

(2Wang Chi-wen, « US-Vietnam collusion increases tensions in the South Sea », Ta Kung Pao, 20 août 2010.

(3Mohan Balaji, « US cosies up to Vietnam », The Diplomat, 2 septembre 2010.

(4« Vietnam-US joint exercises start », United Press International, 11 août 2010.

(5La présence des soldats américains pendant la guerre du Vietnam a mené des centaines de milliers de femmes à la prostitution au Vietnam et en Thaïlande.

(6Selon Jules Petitpierre, contrôleur principal d’exploitation des Chemins de fer de l’Indochine. Cf. « Les chemins de fer de l’Indochine, 1880-1955 », site de l’Association nationale des anciens et amis de l’Indochine.

(7Contredisant les projections gouvernementales, le tourisme stagne depuis des années sous les cinq millions de visiteurs annuels (près de quinze millions en Thaïlande). Plus d’un visiteur sur deux est asiatique.

(8Les apports de fonds de la diaspora vietnamienne (plus de deux millions de personnes) se sont ainsi élevés à 8 milliards de dollars en 2008 (9 % du produit intérieur brut).

(9Taïwan a des revendications identiques à celles de la République populaire de Chine.

(10Cité par Richard Weitz, « Why US made Hanoi move », The Diplomat, 18 août 2010.

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