De la « terra incognita » à l’enclave
Ce sont les accords de Yalta (février 1945) et de Potsdam (juillet-août 1945) qui attribuèrent aux Soviétiques la ville de Königsberg et la partie nord de la Prusse orientale allemande, la partie sud revenant à la Pologne. Annexé à l’Union soviétique, ce territoire représentait pour Staline un « tribut de guerre », contrepartie des pertes humaines subies par les Soviétiques pendant la guerre (entre 17 et 20 millions de morts). L’URSS accédait ainsi aux ports de Pillau et de Königsberg qui, à la différence de Leningrad et de Kronstadt, étaient libres de glaces toute l’année.
En devenant en 1946 un oblast, division administrative de l’Union soviétique, la région se voyait directement rattachée à la République de Russie. En juillet de la même année, la ville et la région furent rebaptisées Kaliningrad, en l’honneur de Michaël Kalinine, président du Soviet suprême, décédé un mois plus tôt. Les populations allemandes qui n’avaient pas fui en 1945 devant l’avancée de l’Armée rouge furent expulsées en totalité vers l’Allemagne à l’automne 1948, après avoir servi de main-d’œuvre au démarrage de l’économie locale et surtout à l’approvisionnement en produits agricoles de l’Armée rouge et des experts soviétiques, dans l’attente de l’installation de populations soviétiques. Celles-ci, espérant échapper à la misère de l’après-guerre, avaient commencé à affluer dès 1946 de toute l’Union soviétique, en particulier de la partie occidentale très touchée par la guerre et l’occupation allemande. Les rabatteurs d’Etat qui parcouraient la Russie centrale, l’Ukraine, la Biélorussie et la Lituanie promettaient de nombreux avantages : l’équivalent de deux ans de salaire, 1 000 roubles pour chaque membre de la famille et un choix entre un prêt de 3 000 roubles ou une vache, sans compter le transfert gratuit jusqu’à Kaliningrad et… l’attribution d’une maison !
Du fait de sa fonction stratégique en tant que quartier général de la flotte soviétique de la Baltique, Kaliningrad est demeurée en Europe une terra incognita, territoire fermé aux étrangers et même à la grande majorité des Soviétiques jusqu’à l’éclatement de l’URSS en 1991. Aussi cet événement signifie-t-il pour Kaliningrad tant l’ouverture désormais possible sur l’extérieur, que la séparation géographique d’avec la Russie. En devenant indépendants en 1991, les pays Baltes ont de fait coupé la région de Kaliningrad du reste de la Fédération de Russie. Il faut désormais passer trois frontières pour rejoindre Pskov, la ville russe la plus proche, située à 600 km. D’une superficie de 15 100 km², soit l’équivalent d’une région française comme la Franche-Comté, la région de Kaliningrad est peuplée d’environ un million d’habitants, à presque 80 % d’origine russe. Mais du fait de son ancienne fonction militaire, la population se compose de quasiment toutes les nationalités de l’ex-URSS : en majorité Biélorusses, Ukrainiens et Lituaniens, mais aussi Arméniens, Azéris, Kirghizes, Kazakhs et des Allemands de la Volga (1), sans oublier les Polonais.
Dès le début des années 1990, les autorités locales font le pari de l’ouverture, espérant tirer parti de la situation particulière et de la position géographique de la région. Certains rêvent alors de Kaliningrad comme d’un « nouvel Hong Kong sur la Baltique ». On en est encore loin aujourd’hui, d’autant que la perspective d’enclavement au sein de l’Union européenne élargie a longtemps été perçue, côté russe, comme un nouveau facteur d’isolement, à l’origine en 2002 de tensions entre Bruxelles et Moscou, liées au problème de la libre circulation – des Russes à l’intérieur de leur territoire, et des citoyens européens dans l’espace Schengen. Pourtant, cette position semble aujourd’hui représenter un atout certain pour la région, qui bénéficie de l’impact de l’élargissement de l’UE à ses deux voisins et mise dès lors sur sa singularité pour assurer son développement économique.
Une enclave russe bien dotée
La région présente, il est vrai, des atouts économiques non négligeables : sur le plan des ressources naturelles, Kaliningrad détient 90 % des réserves mondiales d’ambre, aussi du pétrole exploité en off-shore par Lukoil, dont les revenus alimentent 15 % du budget régional. La région dispose d’importantes infrastructures portuaires à Kaliningrad, Svetly et Baltiisk, qui ont d’ailleurs été la principale motivation de Staline à l’annexion de cette région allemande en 1945. Baltiisk reste aujourd’hui encore un site militaire, siège de la Flotte russe de la Baltique, même si une partie a été aménagée à des fins civiles et devrait recevoir un terminal capable d’accueillir 3 millions de containers.
Les secteurs économiques les plus dynamiques de Kaliningrad sont l’industrie du bois (fabrication de meubles) et du papier, l’industrie mécanique et électronique (un téléviseur sur deux, presque deux aspirateurs sur trois fabriqués en Russie sont produits à Kaliningrad ; et le constructeur de réfrigérateurs lituanien Snaige assemble dans la région russe depuis 2004). Grâce à la deuxième flotte de pêche de toute la Russie et ses nombreuses conserveries, usines de salage et de fumages du poisson, la pêche reste un secteur économique de tout premier ordre, et 40 % de la production industrielle de la région émane ainsi de l’agro-alimentaire, avec le conditionnement du poisson d’une part et les boissons alcoolisées (bière et vodka) d’autre part produites par le russe SPI Group. Trois chaînes de supermarchés locales se partagent le secteur de la distribution (Vester, Altyn et Viktoria). Créée en 1998, Viktoria est aujourd’hui également présente à Moscou et Saint-Pétersbourg avec plus de 70 magasins.
La mise en place d’une zone économique spéciale en 1996 a favorisé le développement de l’industrie d’assemblage, en particulier dans le secteur automobile. L’entreprise Avtotor assemble les marques des plus grands constructeurs : l’allemand BMW, le coréen KIA, le chinois Chery (2), l’américain General Motors avec Chevrolet, Cadillac et Hummer qui sont vendues aux nouveaux riches russes. Selon Warren Brown, Directeur de General Motors Russie, la décision de produire à Kaliningrad est motivée par les avantages de la zone économique spéciale, qui permet une réduction du prix de revient de la voiture de 12 %. Fin mai 2010, une nouvelle ligne de montage a été inaugurée pour l’assemblage de la BMW séries 5 et 6, avec l’objectif de produire 150 000 véhicules au total d’ici fin 2010.
L’autre secteur qui a bénéficié de la mise en place de la zone franche, c’est la métallurgie et la fabrication de machines. Sinistré au début des années 1990 avec le démantèlement du complexe militaro-industriel soviétique, ce secteur redémarre peu à peu grâce à la signature de contrats d’exportation et à la reprise des anciens contrats d’Etat. C’est le cas en particulier de la construction navale, avec l’entreprise Yantar qui a reçu plusieurs commandes de Norvège, des Pays-Bas, d’Allemagne, et de la construction de grues de déchargement pour les activités portuaires opérée par l’entreprise Baltkran, dont 20 % du capital est détenu par l’allemand Preussag, qui exporte dans le monde entier, des Etats-Unis à l’Australie, en passant par l’Allemagne, Singapour et le Japon.
Le statut de la zone économique est assez attrayant : elle offre notamment l’exonération des droits de douanes pour les produits exportés dès que 30 % au moins de la valeur du travail a été effectuée dans la zone franche, ainsi que pour les biens importés consommés à Kaliningrad, et une imposition sur les bénéfices inférieure à celle des autres régions de Russie. En janvier 2006, le régime de la zone économique spéciale a été prolongé par le gouvernement russe de 25 ans, même si certaines exemptions de taxes et incitations ont été supprimées, suscitant le mécontentement d’une partie de la population.
Mais Kaliningrad ne mise plus seulement sur sa capacité d’assemblage pour son développement économique. Le tourisme fait partie des priorités de la région depuis quelques années. Avec ses 157 kilomètres de côtes, Kaliningrad présente un important potentiel touristique. Les falaises de la péninsule de Samland, entrecoupées de plages de sable contrastent avec les longues plages adossées à la dune, le long des flèches littorales de la Vistule et des Coures. La lagune de sable du Cordon des Coures est un site naturel unique au monde classé au patrimoine mondial de l’Unesco. On trouve ainsi plusieurs stations balnéaires le long de la mer Baltique comme Zelenogradsk, Svetlogorsk et Pionersky, très prisées à l’époque soviétique et que la bourgeoisie allemande fréquentait déjà au début du XXe siècle.
Le tourisme balnéaire n’est pas l’unique ressource touristique de Kaliningrad, puisque la région compte également plusieurs lieux d’intérêt historique, hérités pour leur majorité des sept cents ans d’histoire et de culture allemandes. On peut citer le tombeau de Kant, la cathédrale de Königsberg, la forteresse de Pillau (aujourd’hui Baltiisk) construite par les Suédois ou encore les sites des grandes batailles napoléoniennes (Tilsitt, Friedland, Preußisch-Eylau, respectivement aujourd’hui Sovietsk, Pravdinsk et Bagrationovsk). Les touristes sont aux trois-quarts russes, les autres viennent des pays de la Communauté des Etats indépendants (CEI), des deux pays voisins (Pologne et Lituanie) et d’Allemagne pour des raisons historiques évidentes.
Or ce tourisme « nostalgique », qui avait explosé à l’ouverture du territoire en 1992, se tarit d’année en année devant l’indigence des vestiges de l’ancienne Königsberg et souvent la piètre qualité des infrastructures hôtelières. Dans ce contexte, les célébrations des 750 ans de Kaliningrad (ou plutôt de Königsberg) en juillet 2005 ont contribué à augmenter l’attractivité de la région, autant par l’événement lui-même et ses retombées médiatiques que par la rénovation urbaine et les restaurations de monuments historiques qui l’accompagnent. Le centre ville de Kaliningrad connaît depuis cette date un véritable boom de la reconstruction. Après l’édification d’un nouveau quartier, « le village des pêcheurs », le long du fleuve Prégolia, d’une cathédrale orthodoxe et l’aménagement de la Place de la Victoire qui fait face à l’Hôtel de ville, c’est le centre historique de la ville qui fait l’objet d’un gigantesque plan de rénovation. Il comprend notamment l’aménagement de l’île de Kneiphof avec la construction d’un centre universitaire (bibliothèque et logement étudiants) et de la faculté de philosophie et même la reconstruction du Château de Königsberg édifié à l’origine par les Chevaliers teutoniques, fondateurs de la ville, ainsi que d’un complexe futuriste qui hébergera hôtels, centres commerciaux et d’affaires, restaurants et logements. Ce projet dont le coût est estimé à 1,2 milliard d’euros par la municipalité, est gelé depuis la crise économique mondiale de 2008, en dépit de l’intérêt qu’il a suscité auprès de chaînes hôtelières comme Hilton et Accor (Ibis), qui s’étaient engagés à investir au total près de 130 millions d’Euros pour la construction de deux hôtels, dans un style architectural « historique ».
Depuis 2004, l’arrivée de promoteurs moscovites dans la ville balnéaire de Svetlogorsk vise à attirer la classe montante et les nouveaux riches de Moscou ou de Saint-Pétersbourg, car avec des prix moyen au mètre carré dépassant les 600 dollars, ces nouveaux logements sont inabordables pour la grande majorité des habitants de Kaliningrad. De son côté, le gouvernement fédéral a décidé en octobre 2006 d’autoriser l’ouverture de casinos pour appuyer son développement et accroître son attractivité touristique — d’autant plus que les salles de jeu sont interdites dans le reste du pays à compter du 1er juillet 2009. Reste que le handicap majeur pour favoriser l’essor du tourisme international est l’obtention nécessaire d’un visa et d’une invitation, requis à l’entrée du territoire russe. Un fait dont les autorités locales semblent parfaitement avoir pris conscience, comme le montrent les demandes répétées des autorités régionales d’assouplir le régime des visas pour les ressortissants de l’UE, ce que Moscou a jusqu’à ce jour refusé. Reste que l’accessibilité de l’enclave russe depuis l’Europe occidentale est fonction des aléas économiques. Depuis la faillite de la compagnie aérienne KD Avia, les liaisons vers l’Allemagne ont été supprimées, tout comme la liaison ferroviaire quotidienne depuis Berlin, interrompue en 2008 avant d’être remise en route durant l’été 2010. Les connexions aériennes régulières sont aujourd’hui opérées par la Lot depuis Varsovie (vol quotidien) et Air Baltic via Riga.
Une région russe comme les autres ?
En dépit du potentiel économique de Kaliningrad, les investissements étrangers restent modestes. L’image négative d’une région sur-militarisée, zone grise au cœur de toutes sortes de trafics et confrontée à d’importants problèmes de santé publique (forte prévalence du sida et de la tuberculose), qui continue de lui « coller à la peau » en est sans doute l’une des causes avec, au fond, les mêmes maux que partout ailleurs en Russie : l’absence d’un cadre légal stable pour les investisseurs étrangers (d’où d’importantes lourdeurs administratives) et la corruption.
Pourtant, depuis la fin de la guerre froide, Kaliningrad a perdu de son importance stratégique, ses effectifs militaires ont été drastiquement réduits. Elle ne représente plus une menace pour les pays voisins, ni un risque pour la stabilité régionale. De la même façon, en visitant la région, ce n’est pas l’insécurité qui domine ou la pauvreté qui frappe, mais plutôt un niveau de consommation assez comparable à d’autres régions de Russie, loin donc de l’image véhiculée par les médias. D’ailleurs, la croissance de la production industrielle de 1999 à 2004 y a été plus forte que dans le reste de la Russie avec un taux annuel dépassant la moyenne nationale (10,6 %). La prise en compte de l’économie informelle (estimée à 60 % du PIB local) pour évaluer la richesse régionale en parité de pouvoir d’achat (PPA) (3) montre d’ailleurs que le niveau de vie de Kaliningrad est équivalent à 95 % de celui de la Lituanie et à 75 % de celui de la Pologne.
En outre, la politique de Moscou vis à vis de la région, en ne prenant pas suffisamment en compte les réalités régionales (enclavement, détérioration économique due à la crise, etc.), est régulièrement source de mécontentement. Les modifications du statut de la zone économique spéciale ont de fait plus bénéficié au budget fédéral qu’à la région, et la gestion de M. Georgy Boos, gouverneur nommé en 2005 par le Kremlin, a déçu en favorisant les investisseurs de la capitale ou de Saint-Pétersbourg au détriment des entreprises locales. La crise économique a encore aggravé la situation locale en terme de chômage, qui touche plus de 10 % de la population régionale, et d’endettement public, qui a crû de 6,8 % entre 2008 et 2009. Pour faire face à ces tensions, qui aux yeux de Moscou pourraient contribuer au développement du séparatisme régional, le Kremlin a décidé en septembre dernier de nommer un homme politique local, M. Nikolaï Zukanov, au poste de gouverneur en remplacement de M. Boos. Un moyen de maintenir le statu quo dans la « petite Russie d’Europe ».
Quelques données
• Superficie : 15 100 km2
• Population : 937 350
• Densité : 62,1 habitant au km2
• Ressources naturelles : ambre (90% des réserves mondiales), pétrole, tourbe.
• Produit régional brut par habitant (2004) : 69 227 roubles (environ 1220 euros)
• Salaire moyen (2008) : 13 878 roubles (environ 375 euros)
• Taux de chômage (2006) : 6,6 %
• Activités (en pourcentage de la population active, 2005) : primaire 9,5% ; industrie 22,5%, tertiaire 68%.
• Principaux centres industriels : Kaliningrad, Sovietsk, Gusev.
• Niveau de développement : 12e place parmi les 22 régions les plus développées de Russie.
Dans le cadre du festival de géographie de Saint-Dié des Vosges, Frank Tétart donnera une conférence sur la région de Kaliningrad samedi 9 octobre de 9h à 10h à l’amphithéâtre de l’Institut supérieur d’ingénierie de la Conception (INSIC), 27 rue d’Hellieule.