Vraie dette et faux papiers
Slavic, 23 ans, garde un mauvais souvenir de sa dernière rencontre avec la police française. C’était au printemps 2009, en banlieue parisienne (lire « Moldavie-sur-Seine »). Il travaillait alors, comme la plupart de ses compatriotes, dans une entreprise de construction. Lors d’un simple contrôle routier, la police avait découvert qu’il était « sans papiers ». Retour à la case départ, dans son village du nord-est de la Moldavie. Mais un seul objectif : revenir en France.
Un an plus tard, casquette vissée sur le crâne et silhouette de grand ado, il est de retour. De nouveau en banlieue parisienne ; toujours clandestin, et endetté. Ses papiers sont faux. Son permis de conduire, fabriqué en France et disponible en quelques jours, lui a coûté 200 euros. En Moldavie, Slavic a dû emprunter une plus grosse somme pour faire imprimer sa photo d’identité sur un authentique passeport roumain. S’il ne donne pas systématiquement le droit de travailler en France, le passeport roumain autorise au moins la liberté de circulation dans l’espace Schengen. Dans son village, on obtient de bouche-à-oreille le contact d’intermédiaires spécialisés dans l’obtention de documents de voyages falsifiés. Le jeune homme doit 4 500 euros à son prêteur : c’était le prix du sésame pour la France, sans les intérêts. « En attendant de rembourser cette somme, explique-t-il, je dois envoyer 250 euros par mois en plus des 4 500. »
Contourner les règles
Il a pourtant bien essayé la voie légale. Dans l’entreprise où il travaillait avant d’être expulsé, ses collègues moldaves ont tous obtenu une carte de séjour grâce à Catherine, la patronne. La démarche n’est pas simple, mais elle dit avoir trouvé une méthode quasi infaillible pour contourner les règles strictes qui limitent le recours aux travailleurs extra-européens (1).
Quand Slavic s’est fait arrêter, Catherine était en train de constituer un dossier en vue de sa régularisation. Après quatre tentatives auprès de la préfecture et un contrôle de l’inspection du travail, elle a obtenu le feu vert du ministère du travail pour l’employer. Mais l’ambassade de France à Chisinau a finalement refusé de lui délivrer un visa. « En fait, résume Slavic, moqueur, je devrais travailler ici la journée et rentrer tous les soirs en Moldavie ».
« On manque de main d’œuvre qualifiée »
Malgré le faux passeport, Catherine a repris Slavic dans son équipe dès son retour. Pour 1 300 euros par mois, il conduit le camion d’un chantier à l’autre, un poste moins soumis aux contrôles. La majorité des employés de l’entreprise sont étrangers. « Le secteur du BTP manque de main d’œuvre qualifiée en France, explique la patronne. C’est moins vrai aujourd’hui avec la crise, mais il y a encore un an c’était la pénurie. »
Un argument qui relève de la fiction, selon le sociologue Nicolas Jounin, spécialiste de l’immigration liée au travail qui a fait des chantiers son terrain d’étude privilégié. Si les patrons d’entreprises du BTP ont recours à cette mystification, ce serait pour maintenir une précarité de l’emploi caractéristique du secteur : un salaire moindre pour des conditions de travail plus difficiles qu’ailleurs. « On ne peut pas parler de pénurie de main d’œuvre dans la mesure où les entreprises de construction trouvent toujours à recruter », affirme le sociologue. « Seulement, quand personne n’accepte les conditions de travail qu’ils proposent, les employeurs ont recours à des ouvriers plus vulnérables socialement. »
Dumping social
Catherine apprécie chez ses employés moldaves ce qu’elle appelle « un sens de solidarité avec l’entreprise », doux euphémisme pour parler de docilité contrainte : « Si l’un d’entre eux fait une connerie sur un chantier, ils ne refuseront pas de travailler toute la nuit pour la réparer. » Elle affirme entretenir avec ces ouvriers une relation de faveurs : « C’est du donnant-donnant. » Catherine les aide à obtenir une carte de séjour ou un logement, en échange ils travaillent sans broncher. Elle ne s’en cache pas, car « c’est bien mieux de travailler avec ces gens qui ne connaissent pas l’existence de la CGT ».
Pour Nicolas Jounin, ce dumping social ne disparaîtra pas tant que se poursuivra une politique de fermeture des frontières (2) : « Les stratégies de contournement des règles de l’immigration choisie existeront toujours, davantage de répression ne fera que renforcer la discrimination civique à l’égard des travailleurs étrangers et les contraindre à davantage de clandestinité », affirme le sociologue.
Slavic cherche un avocat. L’autorisation du ministère du travail en poche, il croit encore pouvoir obtenir un permis de séjour. « Si ça ne marche pas, je reste travailler ici pour rembourser les 4 500 euros du passeport, je fais un peu d’argent pour moi et je retourne en Moldavie. »
Slavic a gardé sa tête de gamin, avec des joues imberbes et toujours la même moue placide. Il ne sait pas vraiment ce qu’il arriverait s’il devait être de nouveau expulsé avant d’avoir liquidé sa dette.