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De l’antisémitisme au « péril musulman »

par Alain Gresh, 20 octobre 2010

La poussée d’une droite dite populiste à diverses élections, des Pays-Bas à la Suède, en Europe a ravivé le spectre du fascisme et de la seconde guerre mondiale. Ces parallèles sont toujours problématiques, notamment parce que la perspective de l’installation d’un pouvoir « de type nazi » dans un pays important d’Europe est largement fantasmatique.

Néanmoins, des parallèles peuvent être dressés avec la situation en Europe des années 1930 :

 une crise économique et sociale profonde qui ébranle les fondements du système ;
 une peur croissante à l’égard de l’immigration, qui mettrait en danger l’identité européenne.

Avec une différence notable : désormais, les immigrés menaçants ne sont plus juifs mais musulmans.

On peut, bien évidemment, minimiser le danger, affirmer que ces tendances restent très minoritaires. Ce serait oublier à quel point leurs thèses pénètrent la pensée dominante, sont reprises par les partis de droite comme de gauche. Le succès du livre écrit par Thilo Sarazin de la Banque centrale allemande et membre du Parti social-démocrate, (L’Allemagne s’autodétruit), (dont les critiques de l’islam et des musulmans sont approuvées par 60 % des Allemands), n’est qu’un témoignage parmi d’autres.

Sur ce thème, et les rapports qu’il entretient avec la perception du conflit israélo-palestinien, voici un extrait de mon ouvrage, De quoi la Palestine est-elle le nom ? (Les Liens qui libèrent, septembre 2010).

Alors qu’au début du XXe siècle les juifs étaient perçus comme une menace pour la civilisation européenne, à l’aube du XXIe siècle ce sont les musulmans qui les ont remplacés à cette place peu enviable de « boucs émissaires ». Et, depuis le 11 septembre 2001, la Palestine est souvent perçue comme étant l’un des champs de bataille du choc des civilisations qui opposerait le monde occidental à l’islamisme, au terrorisme islamique, voire à l’islam. Dans cette configuration, Israël retrouve la place, dont avait rêvé le fondateur du sionisme Theodor Herzl, celui de poste avancé de l’Occident contre les « barbares ».

La nouvelle droite radicale européenne, de Gert Wilders aux Pays-Bas à Oscar Freysinger en Suisse, ne s’y trompe pas, elle qui a relégué l’antisémitisme au magasin des accessoires désuets. Freysinger, l’homme à l’origine de la « votation » sur l’interdiction de la construction de minarets en novembre 2009, s’explique : « Notre parti a toujours défendu Israël parce que nous sommes bien conscients que, si Israël disparaissait, nous perdrions notre avant-garde. (…) Aussi longtemps que les musulmans sont concentrés sur Israël, le combat n’est pas dur pour nous. Mais aussitôt qu’Israël aura disparu, ils viendront s’emparer de l’Occident.  (1)  »

Le philosémitisme déborde le cadre étroit de la droite radicale pour devenir l’opinion la plus répandue parmi les intellectuels européens, y compris de gauche. Ce phénomène a été analysé de manière roborative par deux Israéliens, l’un laïque, Yitzhak Laor, l’autre religieux, Ivan Segré (2). Le philosémitisme, remarque Segré, est la pièce maîtresse d’« une opération idéologique d’envergure visant à imposer le mot d’ordre d’une “défense de l’Occident” », un terme qui, pourtant, avait été disqualifié à la suite de son usage par Hitler, puis par les militants de quelques groupes musclés en Europe, qui écumaient fièrement le Quartier latin dans les années 1960 et dont l’un s’intitulait précisément « Occident ». A l’heure même où la condamnation du nazisme semble unanime, le concept de « défense de l’Occident » retrouve une virginité inattendue.

Cette « opération idéologique » suppose d’abord d’identifier les juifs à l’Europe et de proclamer, comme une évidence, l’existence immémoriale d’une « civilisation judéo-chrétienne ». L’entreprise ne manque pas de piquant si l’on se rappelle que cette expression est née dans les années 1930, précisément pour contrer le discours hitlérien de défense de l’Occident et de la civilisation chrétienne contre les juifs. Le philosophe français catholique Jacques Maritain écrivit ainsi en 1942 que la tradition « judéo-chrétienne » était la source des valeurs occidentales. Cette idée fondée sur de louables intentions continua à être utilisée, notamment aux Etats-Unis, pour affirmer les valeurs du « monde libre » contre l’Union soviétique athée. Pourtant, dès les années 1960, elle tomba en désuétude, les guerres de libération anticoloniales mettant à bas l’idée d’une lutte de civilisation dans laquelle le Nord représenterait le Bien (3). Paradoxalement, c’est avec la chute du mur de Berlin que la notion de « civilisation judéo-chrétienne » a connu une nouvelle jeunesse avec une acception inédite : l’inclusion des juifs dans un Occident ressuscité au détriment des nouveaux parias, les musulmans.

Nul mieux que l’écrivain israélien Amos Oz n’a exprimé, à son corps défendant, cette posture a-historique d’identification du judaïsme à l’Europe. Dans un discours sur les années 1930 prononcé à Francfort en 2005, il expliquait :

« A l’époque, les trois quarts de l’Europe n’aspiraient qu’à se débarrasser définitivement de tous ces paneuropéens fervents, polyglottes, férus de poésie, convaincus de la supériorité morale de l’Europe, amateurs de danse et d’opéra, amoureux du patrimoine paneuropéen, rêvant d’une unité européenne post-nationale, prisant la courtoisie, les toilettes et les modes européennes, admirateurs inconditionnels d’une Europe que depuis des années (…) ils s’étaient évertués à amadouer, à enrichir dans tous les domaines et par tous les moyens, s’efforçant de s’intégrer, de l’attendrir en lui faisant une cour effrénée, de se faire aimer, accepter, de la satisfaire, d’en faire partie, d’être aimé. »

A cette invraisemblable distorsion des faits, Yitzhak Laor rétorque :

« Les Juifs assassinés en Europe n’étaient pas une nation d’“europhiles”. (…) Ils n’étaient pas “polyglottes, férus de poésie, convaincus de la supériorité morale de l’Europe, amateurs de danse et d’opéra”, etc. Un tel propos est une offense aux victimes du génocide, dont la majorité n’allait jamais à l’opéra ni ne lisait de poésie européenne. »

Amos Oz nie tout simplement l’altérité des victimes juives, qui ressemblaient bien plus aux travailleurs immigrés d’aujourd’hui qu’à des Européens « bien élevés », comme le révèlent les photos des ghettos est-européens, mais aussi les mesures de restrictions à l’immigration juive imposées par les gouvernements européens et celui des Etats-Unis dans le premier tiers du XXe siècle.

Ce rejet de l’idée d’une « civilisation judéo-chrétienne » remontant à des millénaires n’émane pas exclusivement de milieux laïques, mais aussi d’intellectuels religieux, et ce dès les années 1930. Plus tard, le grand philosophe Yeshayahou Leibowitz les rejoignit dans un texte célèbre publié en 1968 par le quotidien Haaretz, « Sur le prétendu “héritage judéo-chrétien commun” ». Plus récemment, analysant le discours de nombre d’intellectuels médiatiques français, de Bernard-Henri Lévy à Alexandre Adler, de Pierre-André Taguieff à Alain Finkielkraut, Ivan Segré dénonce la dissolution du judaïsme et de sa singularité dans le christianisme et l’Occident.

Car pour Segré, cette dissolution constitue le deuxième acte de l’« opération idéologique d’envergure » visant à imposer le mot d’ordre de « défense de l’Occident ». Alain Finkielkraut y apporte sa contribution : le philosophe prétend ainsi que l’Amérique représente « l’image inversée d’Auschwitz » et que « le souvenir d’Auschwitz » est devenu la loi morale de la conscience démocratique. S’opposer à la politique des Etats-Unis revient ainsi à faire preuve d’un antisémitisme plus ou moins honteux.

Parallèlement, on assiste à une relégation du génocide « loin de l’Europe ». Shlomo Sand, un historien israélien rendu célèbre par son essai Comment le peuple juif fut inventé (Fayard, 2008), avait publié auparavant un intéressant ouvrage, Le XXe siècle à l’écran (4) (Seuil, 2004), dans lequel il revenait sur Shoah (1985), le film de Claude Lanzmann. Outre que ce documentaire fut financé par le gouvernement israélien à travers une société écran, Sand note :

« Il posait une coupure totale entre le monde de la haute culture et la “solution finale”. Shoah repousse, en effet, le meurtre de masse dans les franges incultes de l’Europe. Tous les lieux physiques en relation avec l’Holocauste sont des bourgades polonaises, et les ruines des camps se situent également en Pologne », le film escamotant ainsi totalement le fait que « les décisions, l’organisation et la logistique de cette entreprise de mort émanèrent bien des centres de la haute culture allemande […] »

Une partie de la généalogie occidentale du génocide est ainsi délibérément occultée. Ni les massacres coloniaux, ni l’eugénisme, ni la brutalisation de la vie européenne avec la Première Guerre mondiale ne sont rappelés, car ils obligeraient à essayer de comprendre pourquoi la civilisation occidentale et sa « haute culture » ont engendré le nazisme – même s’il n’y avait aucune prédestination faisant du génocide des juifs « la vérité » de l’Occident.

Toulouse, 27-28 octobre

Trois débats à Toulouse, le premier à la librairie Ombres blanches, le mercredi 27 à 17h30, le second le soir au cinéma Utopia autour du film d’Eyal Sivan La mécanique de l’orange et le troisième le jeudi 28 avec l’association des amis du Monde diplomatique et d’ATTAC à 20h30 à la salle du Sénéchal.

Alain Gresh

(1Cité par Olivier Moss in Patrick Haenni et Stéphane Lathion (dir.), Les Minarets de la discorde, Infolio, coll. « Religioscope », Paris 2009.

(2Yitzhak Laor, Le Nouveau Philosémitisme européen, La Fabrique, 2007, et Ivan Segré, La Réaction philosémite, Lignes, 2009.

(3Pour tout ce paragraphe, on lira la passionnante analyse de Mark Silk, « Notes on the Judeo-Christian Tradition in America », American Quarterly, Vol. 36, n° 1, printemps 1984.

(4Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé, Fayard, Paris 2008, et Le XXe siècle à l’écran, Seuil, Paris, 2004.

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