Depuis la révolution iranienne de 1978-1979, sans doute le plus grand mouvement populaire du dernier quart du XXe siècle, la gauche occidentale s’est divisée sur l’appréciation qu’elle pouvait porter sur ces événements et sur le régime mis en place. Ce débat s’est évidemment intensifié avec l’arrivée de Mahmoud Ahmadinejad au pouvoir et encore davantage avec l’élection présidentielle contestée de juin 2009 (Lire Immanuel Wallerstein, « The World Left and the Iranian Elections », Zcommunications, 5 août 2009).
Parmi les points de désaccord à l’intérieur de la gauche, la place de la religion dans le mouvement politique. Souvent, au nom de l’anticléricalisme, elle rejette tout mouvement qui se réclame de la religion. Mais n’est-ce pas aussi, au nom de la religion, qu’ont été menés bien des combats anticolonialistes (mais pas tous, que l’on pense à l’Indochine, par exemple) au cours des XIXe et XXe siècles ? Et il est vrai aujourd’hui que, avec le recul des idées marxistes, nombre de combats intègrent une dimension religieuse. Que l’on songe à l’Amérique latine, au Brésil ou au Venezuela, avec des aspects parfois franchement réactionnaires, comme le refus du droit des femmes à l’avortement.
D’autre part, la dimension « anti-impérialiste » du combat mené par ces pays, de l’Iran au Venezuela – et qui est assumé par eux dans une alliance dont a témoigné la récente visite de Hugo Chavez en Iran – complique aussi le positionnement de la gauche radicale. On peut noter que des mouvements comme le Hamas et le Hezbollah allient une vision assez libérale de l’économie avec une résistance déterminée à ce qu’une grande partie des populations du monde arabe dénonce comme les tentatives israélo-américaines de contrôler la région.
Un dilemme plus ou moins similaire s’est posé avec le régime de Saddam Hussein en Irak (la dimension religieuse en moins), bien qu’il ait abandonné, dès la fin des années 1970, la moindre prétention à la lutte anti-impérialiste. Une partie de la gauche radicale américaine (et des progressistes irakiens en exil) s’est ralliée à l’intervention américaine de 2003, au nom du renversement des dictatures.
Je verse à ce dossier la traduction d’un article de Fayazmanesh Sasan, professeur émérite d’économie à l’université California State, Fresno, paru sur le site Counterpunch, 22-24 octobre (« The Left and Iranian Exiles »). Il est l’auteur de The United States and Iran : Sanctions, Wars and the Policy of Dual Containment (Routledge, 2008).
« Il ya quelques jours j’ai reçu un courriel intitulé “CounterPunch publie de l’agitprop ouvertement CIA-israélienne contre l’Iran.” L’e-mail faisait référence à un article paru récemment dans CounterPunch par une irano-américaine qui avait assisté à un dîner à New York organisé par le président Ahmadinejad pour des militants anti-guerre, pour la justice sociale et la paix, alors que M. Ahmadinejad était en visite aux Etats-Unis pour assister à l’Assemblée générale. L’auteur de l’article, qui soutient sans doute le “mouvement vert” en Iran, a été bouleversée par le fait que les activistes américains assistant au dîner n’ont pas contesté les violations des droits humains en Iran, et, au contraire pour la plupart, ont exprimé leur indignation devant la politique étrangère des Etats-Unis. L’auteur de l’e-mail a trouvé l’article similaire à ceux que l’Iran publie pour dénoncer les propagandistes israélo-américains. Qu’un tel article ait été publié sur un site progressiste semblait l’inquiéter.
J’avais également reçu des commentaires similaires sur d’autres articles écrits par certains des partisans du mouvement vert iranien et publiés sur le site CounterPunch. Ces billets étaient apparemment destinés à m’avertir que comme un contributeur de longue date de CounterPunch et un critique de “l’USrael” – un terme que certains croient à tort que j’ai inventé – je suis resté silencieux devant ces articles de certains partisans du mouvement vert en Iran.
(...) A la suite à de l’élection présidentielle controversée de 2009, j’ai exprimé mon avis sans détour sur la nature complexe du gouvernement iranien et les problèmes auxquels font face les progressistes américains lorsqu’ils traitent de cette complexité. Ces points de vue m’ont rendu persona non grata dans les médias en Iran. (...)
Dans un autre article dans CounterPunch, j’ai également mis en garde certains partisans du mouvement vert au sujet de leur liaison dangereuse avec les opposants pro-américains et israéliens au gouvernement iranien. Cet avertissement m’a valu de nombreux témoignages de reconnaissance de lecteurs de CounterPunch, notamment de nombreux Iraniens progressistes. Mais il a aussi suscité des grognements de certains exilés iraniens qui, souvent, essaient de dépeindre toute critique de leurs opinions politiques comme un “soutien au régime iranien.”
Entre autres choses, j’ai été accusé d’être indifférent aux violations des droits humains en Iran. On m’a aussi dit que je n’étais pas suffisamment informé, ignorant le fait que tel ou tel individu était mort ou avait perdu la vue sous la torture dans la célèbre prison d’Evine. Je n’ai pas répondu à toutes ces idioties. Si je l’avais fait, j’aurais certainement rappelé à ces critiques la déclaration de Martin Luther King que les Etats-Unis sont “le plus grand pourvoyeur de violence dans le monde d’aujourd’hui”. La déclaration était vraie à l’époque de King et elle continue à l’être de nos jours. Alors pourquoi ignorer le grand pourvoyeur de violence et violateur des droits humains et se concentrer sur l’adversaire chétif ? Pire, pourquoi faire appel au premier contre le second ? (...)
La réaction des exilés iraniens verts était emblématique de leur politique et de leur tactique. Ces exilés sont aussi satisfaits d’eux-mêmes que les "principalists" qu’ils abhorrent (“principalist” est un terme utilisé pour désigner les différentes factions iraniennes qui sont opposés aux réformistes et au mouvement vert). Ces exilés sont aussi intolérants à d’autres vues que leurs homologues tyranniques en Iran sont dédaigneux de la voix de la dissidence. »
Chaque progressiste américain qui choisit de se concentrer sur la critique de la ligne politique israélo-américaine envers l’Iran, par opposition à la question des droits humains, est dénoncé par ces exilés, comme un fou gauchiste ou un ignorant des subtilités internes de l’Iran. Et ceci en dépit du fait que ces Américains montrent souvent, à travers leurs analyses approfondies, une meilleure connaissance de l’Iran que ces exilés qui écrivent de longs essais rhétoriques. Ainsi, tandis que le mouvement vert exilés est obsédé par “l’élection volée” de 2009, il faut surtout compter sur des observateurs non-iraniens pour analyser les derniers rapports de l’AIEA, les dernières sanctions américaines et résolutions de l’ONU, le rôle des groupes de lobbying israéliens dans la formulation de ces résolutions, l’effet de ces sanctions sur l’économie iranienne, etc. (...)
Visitez n’importe quel site web Internet iranien vert et tout ce que vous y trouvez est la critique du régime actuel. C’est comme si tous les troubles en Iran étaient causés par le pouvoir et que tous les problèmes disparaîtraient s’il y avait un changement de régime en faveur des Verts. Les accusations absurdes se sont tellement intensifiées que le site web vert le plus populaire, et le principal porte-parole du mouvement vert en Iran, a déclaré le 2 octobre 2010, que la crise financière récente en Iran et les fluctuations monétaires étaient le fait du gouvernement lui-même ! Sous le titre “La continuation de la crise des devises et de l’or : le bénéfice du gouvernement dans l’accroissement des échanges”, le site fait valoir que le gouvernement iranien a créé la crise et bénéficié de la dévaluation du rial parce que le gouvernement calcule ses dépenses en rial et ses revenus en dollars. Si ce site ne faisait pas une telle fixation sur la question du changement de régime, et s’il avait une seule personne à son comité de rédaction avec une certaine connaissance élémentaire de l’économie, de telles absurdités n’auraient pas été publiées.
Inutile de dire que la crise financière récente en Iran, comme la plupart des crises de ce type ailleurs, a été le résultat de l’incertitude, d’une peur intense, et de la spéculation sur le marché des devises. Et la peur et l’incertitude ont été largement causée par l’effet cumulatif de sanctions qui étouffent l’économie iranienne et provoquent de la douleur et la souffrance de masse.
L’obsession du mouvement vert iranien avec “l’élection volée”, comme je le craignais, a poussé ces exilés à se rapprocher de la politique “USraelienne”. Certains groupes de pression nationalistes iraniens qui durant l’administration Bush s’étaient opposés à l’adoption de sanctions supplémentaires contre l’Iran ont récemment activement poussé l’administration Obama à sanctionner le gouvernement iranien et le corps des pasdarans, comme si de telles sanctions n’existaient pas déjà et comme si une telle intensification n’était pas orchestrées par les groupes de lobbying israéliens et leurs représentants dans le gouvernement des Etats-Unis. Les exilés, bien sûr, ont vu leur souhait satisfait et plus de sanctions ont été adoptées. Le 29 Septembre 2010, le président Obama a signé un ordre exécutif qui a imposé des sanctions sur les huit fonctionnaires iraniens “considérés comme responsables ou complices de violations graves des droits humains”.
Bien sûr, une fois de plus, le cerveau derrière cette décision de l’exécutif n’était autre que le suspect habituel, le néo-conservateur Stuart Levey, sous-secrétaire pour le terrorisme et le renseignement financier du département du Trésor. Lors d’une cérémonie annonçant les sanctions, M. Levey a été félicité par les secrétaires Geithner et Clinton pour “la conception de ces actions financières significatives”.
Quelques jours plus tard, les médias “principalist” en Iran ont utilisé le fait que certains exilés verts avaient remercié l’administration Obama pour avoir imposé une nouvelle série de sanctions. Une de ces médias, a exploité le titre d’une émission Radio Free Europe / Radio Liberty : “Merci M. le président Obama, pour vos sanctions concernant les droits humains.” L’article visait l’activiste et lauréate du prix Nobel Shirin Ebadi se félicitant des sanctions. Dans un entretien avec le service persan de Deutsche Welle elle a affirmé que les sanctions marquent un “tournant” non seulement pour l’Iran, mais pour “l’histoire des droits humains”.
La même Radio Free Europe/Radio Liberty a publié plus récemment un autre article à l’occasion du voyage de M. Ahmadinejad au Liban intitulé : “Les intellectuels iraniens au peuple libanais : ‘Ahmadinejad ne mérite pas votre confiance’.” L’article indiquait qu’un groupe d’environ trente journalistes iraniens, intellectuels et universitaires en poste aux Etats-Unis, au Canada et en Europe avaient dit dans une lettre ouverte adressée au peuple du Liban qu’il ne devrait pas se laisser berner par le président iranien Mahmoud Ahmadinejad, qu’ils accusent d’être bon à rien. La lettre, clairement inspirée par le mouvement vert comme le montrent sa référence élogieuse à la visite du président Mohammad Khatami au Liban en 2003 et la condamnation de “l’élection volée” en Iran, qualifie la politique d’Ahmadinejad de “dangereuse” et responsable des sanctions généralisées contre l’Iran et des risques d’un guerre potentielle. Elle mentionne également l’appui Ahmadinejad pour un “certain groupe” au Liban, qui est à l’origine de tensions dans ce pays (clairement il visait le Hezbollah libanais).
La lettre ci-dessus n’est pas vraiment sincère lorsqu’elle affirme que la politique d’Ahmadinejad est responsable des sanctions. Les intellectuels et les universitaires iraniens savent sûrement que l’Iran a fait l’objet de nombreuses sanctions depuis plus de trente ans. Ils savent aussi que l’une des sanctions les plus oppressives, à savoir, la Iran-Libya Sanctions Act, a été imposé à l’Iran en 1996, sous la présidence de Mohammad Khatami, l’un des principaux leaders du mouvement vert. La lettre n’est pas non plus sincère lorsqu’elle assure que la tension au Liban est provoquée par Ahmadinejad et le Hezbollah, et non par Israël et ses alliés traditionnels au Liban. Etant donné la popularité que le Hezbollah doit à sa résistance héroïque et à ses batailles contre Israël, il est difficile d’imaginer qu’une lettre d’opposition au Hezbollah rendrait le mouvement vert iranien beaucoup plus populaire au Liban.
« Ce compte-rendu partiel de la politique et des tactiques employées par certains partisans du mouvement vert en exil explique pourquoi de nombreux progressistes américains se méfient de ce mouvement et de son avenir. Ils se souviennent du fait que des exilés irakiens progressistes, face à un gouvernement despotique, sont devenus de plus en plus réactionnaires. Ils se souviennent du fait que la question des droits humains est devenue un des prétextes pour provoquer un changement de régime en Irak. Ils se souviennent du fait que dans le processus qui a pavé la voie à l’invasion de l’Irak, les exilés irakiens, dont certains progressistes, sont devenus d’utiles outils (aux mains des néoconservateurs). Ils se souviennent aussi que la dévastation de l’Irak, des millions de morts et de déplacés et une économie en ruine, ont été le prix de l’établissement d’un gouvernement ami des Etats-Unis qui ne soutient plus le mouvement de résistance contre Israël.
C’est pourquoi un certain nombre de lecteurs de CounterPunch semblent préoccupés par certains articles publiés sur ce site progressiste par les exilés iraniens. Mais ces lecteurs ne doivent pas oublier que CounterPunch a également publié de nombreux articles qui critiquent les Iraniens qui appuient les “USraeliens”. Ils doivent aussi se rappeler que la situation en Iran est complexe et qu’il est légitime de se préoccuper de l’actuelle intolérance du gouvernement iranien à l’égard de toute voix dissidente, même sincère et indépendante. Dans cette situation complexe, séparer le bon grain de l’ivraie, établir la différence entre les préoccupations légitimes et les prétentions exagérées, distinguer les analystes sincères des opportunistes politiques, et reconnaître la différence entre les nationalistes étroits et les internationalistes qui ne se rallieront pas à la politique américaine et israélienne, pourrait devenir extrêmement difficile. C’est pourquoi je n’envie pas le travail de ceux qui siègent au comité de rédaction des médias progressistes comme CounterPunch. Ils sont confrontés à des choix difficiles. »