D’abord au niveau des intentions et arrière-pensées. Côté britannique, elles sont limpides. Et limitées, comme l’a expliqué le ministre de la défense Liam Fox, dans un entretien publié par le Sunday Telegraph à l’avant-veille de la signature des accords :
• il ne s’agit « pas d’une réédition du projet de coopération militaire accrue dans un cadre européen » (comme cela l’avait été à Saint-Malo, en 1998) ;
• « pas plus qu’il n’est question d’une poussée en vue de constituer une armée européenne à laquelle nous nous opposons » ;
• « mais de prouver que la coopération en Europe n’a pas toujours besoin de se situer à un niveau européen, et peut se développer à l’échelon bilatéral entre deux Etats ».
Clairement, Londres ne s’engage dans une coopération militaire intense avec un de ses voisins que… pour se passer de l’Europe – ce qui ne manque pas de sel, au moment où la responsable de la politique européenne en matière de diplomatie et de défense, Mme Catherine Ashton, est précisément, sur pression de Londres, une Britannique (2)…
L’Europe sous protectorat
A aucun moment, d’ailleurs, dans la conclusion de cette batterie d’accords, il n’a été question des perspectives ouvertes par le nouveau traité européen de Lisbonne - notamment les « coopérations structurelles renforcées », qui permettent à certains Etats plus à même d’avancer dans certains domaines de défense et sécurité, de prendre les devants en petit groupe, quitte à entraîner les autres. On est au contraire, dans ces traités de Londres, sous le régime du bilatéral, de l’intérêt mutuel, du pragmatique.
Il faut se souvenir que Paris avait conditionné son retour plein au sein de l’OTAN à un renforcement de l’Europe de la défense – objectif qui semble avoir été passé par pertes et profits. Le ministre français de la défense lui-même, le centriste Hervé Morin, à l’issue d’une réunion peu enthousiasmante avec ses homologues de l’OTAN en septembre dernier, avait exprimé le désenchantement français (ou simplement le sien ?) : « Les Etats ont démissionné, pour la plupart, sur une ambition simple : disposer d’un outil militaire permettant de peser sur les affaires du monde. L’Europe est en train de devenir un protectorat ».
De fait, la Grande-Bretagne et la France restaient ces dernières années les deux seules nations européennes à consacrer entre 1,6 et 1,8 de leur produit intérieur brut aux dépenses de défense, et à disposer d’une panoplie militaire complète, avec la gamme des unités, des spécialités, et des matériels permettant de faire face à tout type de situation, dans les environnements terre-air-mer, et jusqu’à l’exercice de la dissuasion nucléaire (apanage de moins d’une dizaine d’Etats dans le monde). A elles deux, la Grande-Bretagne et la France représentent la moitié de toutes les dépenses de défense en Europe, et le deux tiers des crédits de recherche et développement (R et D).
Et il est vrai aussi que ce standing est menacé par le piètre état des finances publiques de ces deux nations, engagées dans des politiques assez drastiques de réduction de leurs dépenses en matière de défense. Pour les Français, 6 000 emplois et 3 milliards d’euros de « dégraissage » annuel ; et pour les Britanniques, une cure d’amaigrissement qui consiste en une révision à la baisse de toutes les ambitions, y compris dans des capacités qui faisaient leur fierté ( Royal air force, Royal navy), y compris dans le domaine nucléaire.
A géométrie variable
C’est là que l’intérêt mutuel des deux « grands » militaires d’Europe se cristallise : une étude en commun, voire un partage de certaines « capacités » (tests et simulation nucléaires, escorte de porte-avions, ravitaillement aérien et transport tactique, drones, etc.) peut alléger les factures – encore que cela reste à prouver.
Pas question cependant de partager notre pouvoir de dissuasion nucléaire, ont déclaré en chœur les protagonistes de ces accords : il ne s’agit que de « de coopérer dans les technologies liées à la gestion des arsenaux nucléaires, afin de garantir nos capacités de dissuasion nucléaire indépendantes respectives ». C’est gentil, et très « politiquement correct ». Mais cela a-t-il un sens quand, dans le même élan, on déclare « n’envisager aucune situation où les intérêts vitaux de l’une de nos deux Nations pourraient être menacés sans que ceux de l’autre le soient aussi » ?
De fait, s’adosser militairement, et même stratégiquement à la Grande-Bretagne, allié privilégié des Etats-Unis, y compris donc dans la dimension nucléaire, revient à se rapprocher stratégiquement du « parrain » américain, qui détient les clés du nucléaire britannique (3). Et à partager, de fait, les fameux « intérêts vitaux ». Lesquels – heureusement, et c’est ce qui laisse une petite marge de manœuvre ! – sont à géométrie variable, en fonction des moments, lieux, acteurs, circonstances…
Permanence à la mer
Alors, spectaculaire ? Oui, si on considère que certains accords touchent au nucléaire, secteur sensible ; et concernent le long terme, dans ce dernier cas. Historique ? On verra à l’usage, le contenu des arrangements étant plus « soft » qu’il n’y paraît.
Ainsi, la coopération nucléaire est surtout technique (vérification, par des technique spectrographiques, de la qualité des composants des charges nucléaires) et informatique (calculs de simulation des explosions, pour la mise au point des charges de prochaine génération), et n’entrera pas en vigueur avant 4 ou 5 ans.
Le « corps expéditionnaire » en projet (les Français préfèrent l’expression "force projetable"), adjonction d’unités d’intervention françaises et britanniques, qui seraient engagées sous les couleurs de l’OTAN, de l’ONU, d’une coalition, ou d’un des deux pays signataires ; ne sera pas permanent, au contraire de la Brigade franco-allemande.
On a beau assurer qu’il pourra être engagé « y compris dans des opérations de haute intensité », ce qui laisse penser qu’il serait fortement équipé, c’est surtout un dispositif-papier, une force éventuellement disponible « au cas où », un peu comme les « Battle groups » de l’Union européenne : des unités théoriquement en alerte, par périodes de six mois… qui n’ont jamais servi à rien. Au mieux, les deux pays rôderont un mode de travail commun, étudieront des règles d’engagement homogènes, perfectionneront leur "interopérabilité" (déjà bien avancée, sous la norme OTAN), et organiseront des exercices communs.
La « force aéronavale d’attaque intégrée » dont il est également question – qui comporterait un porte-avions de chacun des pays, avec son groupe aérien et son escorte navale, le tout étant fusionné pour permettre une meilleure permanence à la mer qu’actuellement – n’est pas envisagée avant 2020 : il y a encore du travail à faire en matière de « lissage » des formations, procédures, équipements, etc., (mais il est vrai que le choix récent des Britanniques pour le systèmes des catapultes sur leurs futurs porte-avions rend possible techniquement une éventuelle mutualisation franco-britannique). Quant aux drones « male » (moyenne altitude, longue endurance), il ne s’agit que d’une étude, ce qui n’engage à rien ou presque.
Souveraineté maximale
Reste que c’est bien le traité sur la coopération dans le nucléaire qui ouvre la voie à une série d’autres accords techniques. Il est « créateur de confiance », dans la mesure où – même limité – il crée une intimité franco-britannique sur la dissuasion, secteur de souveraineté maximale. Et permet à ces deux pays – qui jugent tous deux leurs moyens nucléaires à la limite basse du possible – de s’épauler dans des techniques et capacités concourant à l’exercice de la dissuasion. Et ensuite, d’aborder les autres domaines ...
Tout cela n’étant pas de nature à réjouir une partie des autres membres de l’Union européenne, dont l’Allemagne, plutôt soucieux de dénucléarisation. Et qui, pour leur sécurité, s’en remettraient plutôt à une forme ou l’autre de « bouclier » anti-missile qu’à un parapluie nucléaire franco-britannique dont ils ne détiennent pas les clés, et qui donne à Paris et à Londres une sorte de « magistère » nucléaire sur toute l’Europe.
Autre question : la relation spéciale de Londres avec Washington – « organique » même, s’agissant de la dissuasion nucléaire – est-elle remise en cause ? Les avis divergent : pour certains, c’est un concept périmé (4), et c’est bien parce que cette relation est en cours de réévaluation que ce rapprochement stratégique avec Paris peut s’esquisser. Pour d’autres, elle n’est nullement menacée : ce tissu relationnel à tous les niveaux, appuyé sur une vieille complicité historique (et ethno-culturelle), permet à Washington de compter en Europe sur un allié dévoué, qui disposait jusqu’ici au moins d’une capacité d’intervention globale - à défaut bien sûr d’être un « acteur militaire global » comme l’Ami américain…