Une agriculture sans agriculteurs
Depuis le début des années 1990, la spectaculaire croissance de la production mondiale de soja est largement stimulée par l’essor de la consommation de fourrage de soja. L’augmentation de la demande mondiale de viande, et plus particulièrement l’explosion de la demande chinoise, a accru les besoins en nourriture pour bétail. La production du soja, c’est également une multitude de produits dérivés. La trituration des graines transforme environ 80 % du volume considéré en nourriture animale et le reste en huile.
De nombreuses applications ont été imaginées pour ce dernier dérivé : en plus de la traditionnelle huile de soja raffinée utilisée pour cuisiner, on en extrait aussi de la graisse hydrogénée, de la margarine, de la lécithine, des colorants, des cosmétiques et des médicaments. La production de biodiesel n’est que le dernier débouché commercial pour cette légumineuse (1).
En quelques années, le Brésil est devenu le deuxième producteur et exportateur de soja au monde derrière les Etats-Unis : depuis près de 40 ans, le pays connaît une expansion quasi ininterrompue de la superficie plantée en soja. La culture industrielle du soja a été introduite dans les années 1960 dans l’état de Rio Grande do Sul, puis elle a connu une croissance rapide à partir des années 1980, occupant de vastes zones de cerrado (2) et progressant rapidement vers le nord et la forêt amazonienne.
Le milieu des années 1990 marque le début d’une nouvelle ère pour la culture du soja au Brésil et dans toute l’Amérique du Sud, avec l’arrivée de la biotechnologie et du soja Roundup Ready (RR) créé par Monsanto (3), multinationale spécialisée en biotechnologie végétale, et produisant notamment des semences transgéniques. L’expansion des champs de soja s’accélère considérablement dans l’ensemble du Cône Sud (4) à partir de 1996, année où l’Argentine autorise l’utilisation des cultures transgéniques. Les graines de soja génétiquement modifiées sont alors introduites clandestinement à partir de l’Argentine dans les pays voisins.
En 2004, une publicité de Syngenta (5) indique sur une carte la « République Unie du soja », regroupant certaines régions de l’Argentine, de l’Uruguay, du Paraguay et du Brésil en une union métaphorique où la présence d’une culture spécifique – et des multinationales – prenait la place des Etats-nations (6).
Le nouveau modèle de culture du soja repose sur les mêmes bases que la Révolution Verte : la monoculture, l’utilisation intensive des intrants agrochimiques, l’industrialisation de l’agriculture, la dépendance vis-à-vis des grandes multinationales et des cultures d’exportation. L’outil qui permet à ce modèle de s’imposer est le « pack » biotechnologique composé de graines de soja transgéniques RR, d’herbicides à base de glyphosate et de la technique du semis direct.
Le semis direct est une technique agronomique qui permet d’ensemencer les champs sans labour préalable, ce qui favorise généralement la protection édaphique en augmentant la teneur du sol en matière organique, tout en évitant l’érosion. Cette pratique, associée à l’utilisation de cultures résistantes aux herbicides, favorise la prolifération des maladies et mène donc à l’augmentation exponentielle de la quantité d’herbicides, de fongicides et d’insecticides utilisés par les agriculteurs. Le gain économique immédiat pour les producteurs vient de la réduction drastique de main-d’œuvre nécessaire pour la semence – de 28 à 37 % en moins qu’avec la méthode traditionnelle – et de la réduction des coûts de production qui s’ensuit.
D’un autre côté, l’industrialisation de l’agriculture requiert d’importants investissements pour se procurer les coûteux produits phytosanitaires nécessaires afin que la machine productive porte ses fruits, ce qui rend le soja rentable uniquement s’il est produit à grande échelle.
Parallèlement à l’avancée des champs de soja s’est en effet développé un système agro-industriel complexe qui réunit des multinationales du secteur agrochimique, des instituts de recherche opérant dans les champs de la génétique et des biotechnologies, des entreprises agricoles, des banques ainsi que d’autres secteurs industriels. Les multinationales présentes sur le territoire brésilien comme Bunge, Cargill, ADM et Dreyfuss, ainsi que quelques grosses entreprises locales comme la Amaggi, voient passer environ un tiers de la production nationale de soja, notamment pour les phases de stockage, de traitement, de transport, et de commercialisation sur les marchés mondiaux. Tout cela a de lourdes répercussions sur l’équilibre économique du secteur, sur le cours des produits, sur les prix finaux nécessaires pour que la production soit rentable. Le processus dans son ensemble se révèle presque toujours préjudiciable aux petits et moyens producteurs.
Un autre des éléments décisifs pour l’expansion du soja, c’est les infrastructures : au Brésil, les coûts de transport et d’écoulement du soja sont très élevés par rapport aux pays voisins. Le transport se fait principalement par route, la distance moyenne parcourue par les camions avoisinant les 1 000 kilomètres, ce qui revient beaucoup plus cher que le rail ou le transport par voie d’eau. En outre le réseau routier est très mauvais, notamment dans les zones intérieures du pays, les réseaux ferroviaires et navigables sont pratiquement inexistants, et les ports ont une capacité d’écoulement des marchandises trop faible.
Enfin, les entreprises ont généralement une capacité de stockage relativement réduite, ce qui oblige les producteurs à travailler en flux tendus, à vendre rapidement leur récolte, et à renoncer du même coup aux bénéfices liés à la spéculation sur le cours du soja. Les projets d’investissement dans des infrastructures visant à améliorer le transport intérieur, les structures de stockage et les capacités d’écoulement des ports sont donc cruciaux dans la définition des futurs axes d’expansion du soja.
Il y a quelques années, le Brésil a répondu à l’augmentation de la demande mondiale de soja avec l’avancée du front agricole. La colonisation des zones du centre-ouest du pays commence dans les années 1970, période durant laquelle l’Etat encourage les flux migratoires vers ces régions : des millions de familles de petits agriculteurs du sud prennent la route de l’exode vers les Etats du Mato Grosso, du Rondônia, d’Acre, Roraima et Pará. Se met alors en place un système alliant déforestation et utilisation des zones dégagées pour l’élevage et l’agriculture, selon une intensité variable, dépendant principalement des fluctuations du marché agricole.
C’est en général l’élevage qui a une incidence directe sur l’ouverture de nouveaux espaces, « préparant » le terrain pour de futures cultures. Mais de nombreux cas de champs de soja plantés directement après la phase de déforestation ont été observés dans les zones intérieures du Mato Grosso, notamment pendant la principale période d’expansion de cette culture. Selon le rapport « Eating up the Amazon » de Greenpeace international, se référant à l’année 2005, le soja représentait à l’époque la principale menace pour la forêt amazonienne. Entre 2003 et 2005, la culture du soja augmenta énormément dans les zones septentrionales du Mato Grosso et celles du sud de l’Etat de Para.
La progression du front pionnier agricole s’est faite suivant les axes empruntés par la vague de colonisation précédente, celle des petits agriculteurs provenant des Etats du sud, et marqués par le défrichement illégal, l’occupation de nouvelles zones de forêt et de cerrado, et par la présence toujours plus forte des multinationales qui ont permis de financer de nouvelles infrastructures – routes, entrepôts, centres de tri – et ont garanti l’achat des produits agricoles.
Au cours de la période 1994-2004, le commerce mondial de soja a doublé. 70 % de l’augmentation des exportations étaient destinés à la Chine, où la production totale de viande passait de 45 millions à 74 millions de tonnes dans le même temps, générant une expansion rapide de la demande en fourrages. L’Argentine et le Brésil réagirent rapidement à cette nouvelle opportunité de marché en fournissant à eux deux plus des deux tiers de l’augmentation des exportations mondiales.
Au Brésil, les Etats du Mato Grosso, Goiás et Mato Grosso do Sul ont respectivement doublé leurs surfaces consacrées au soja entre 1999 et 2000 puis entre 2004 et 2005, cultivant au total 54 000 kilomètres carrés supplémentaires. Le taux annuel de déforestation dans l’Amazonie entre 2000 et 2005 (22 400 km2 par an) était de 18 % supérieur à celui des cinq années précédentes (19 000 km2 par an), ce qui s’explique en partie par l’expansion des zones agricoles (7).
De fortes pressions internationales ont conduit l’Association brésilienne des industries des huiles végétales (Abiove) et l’Association brésilienne des exportateurs de céréales (ANEC) à signer en 2006 un « Moratoire sur le soja », s’engageant à ne pas commercialiser de produits issus de nouvelles zones déboisées en Amazonie ou provenant d’entreprises où des situations d’esclavage avaient été signalées. Deux ans après, Greenpeace a salué le résultat de cette initiative, qui a contribué à rendre l’industrie du soja plus respectueuse de la forêt et des droits des travailleurs. Toutefois, le ralentissement du taux de déforestation depuis « l’annus horribilis » de 2004 est à mettre au « crédit » de la situation du marché mondial. Les estimations prévoient que la superficie cultivée en soja augmentera encore à l’avenir, dynamisée par l’essor du marché des agrocombustibles (8).
Le « combustible social » aux mains des multinationales
La production de biodiesel au Brésil a été programmée il y a 35 ans, en même temps que celle de l’éthanol. Le biodiesel n’avait encore jamais été introduit sur le marché, restant cantonné aux champs de la recherche universitaire et scientifique. La création en 2003 d’un groupe de travail interministériel chargé d’étudier les possibilités d’utilisation des huiles végétales comme source alternative d’énergie inverse la tendance. En décembre 2004, le Plan national pour la production et l’usage du biodiesel (PNPb) est lancé ; il se concentre sur trois axes principaux : l’intégration sociale à travers l’agriculture familiale, la durabilité environnementale et la viabilité économique.
Afin d’assurer la viabilité économique du biodiesel, dont le prix est plus élevé que celui du diesel fossile, le gouvernement brésilien a décidé d’imposer un pourcentage obligatoire d’agrocombustible à mélanger au diesel. Cette mesure est entrée en vigueur en janvier 2008 avec un quota initial de 2% de biodiesel obligatoire, qui a augmenté progressivement jusqu’à 4%, et qui atteindra 5% en 2010.
Le secteur privé a réagi rapidement à la mise en place de ce pourcentage obligatoire en investissant aussitôt dans les infrastructures nécessaires à la production du combustible. De fait, le pays comptait cinquante-et-une usines de biodiesel en 2008. Quatorze autres ont été achevées en 2009, portant la capacité de production à quatre milliards de litres par an, pour des besoins évalués à environ 1 700 millions de litres par an suite à la mise en place du quota de 4 % de biodiesel obligatoire. Trente-cinq autres projets d’installations sont en cours d’examen au ministère des mines et de l’énergie, et seront construits dans les années à venir (9).
L’intégration sociale et le soutien à l’agriculture familiale ont été encouragés par la mise en place du « Label du combustible social ». Il s’agit d’un certificat délivré par le ministère du développement agraire aux producteurs industriels de biodiesel répondant aux deux critères suivants : fournir une assistance technique aux agriculteurs familiaux pour la production des oléagineux et leur acheter au moins un tiers de la matière première. Ce label est également une condition indispensable pour avoir accès à des exonérations d’impôt instituées par le Plan national de biodiesel. La politique d’allégement fiscal s’est révélée largement insuffisante pour encourager l’agriculture familiale à cultiver du ricin dans le Nord-Est ou des palmiers à huile dans le Nord ; elle a au contraire renforcé la production industrielle du soja dans la partie centre-ouest du pays (10).
La production totale de biodiesel au Brésil est passée de près de 700 mètres cubes en 2005 à plus d’un million et demi en 2009 (11). 70 à 85% de cette augmentation, en fonction du mois et du cycle de récolte des cultures, provient de l’huile de soja. Le reste est extrait de graisse bovine (10-20%) et d’huile de coton (1-6%). La production de biodiesel à partir de cultures comme le ricin, le palmier à huile, le tournesol et le colza, envisagée dans le Plan national, est pour le moment pratiquement inexistante.
La chaîne de production du soja brésilienne, extrêmement structurée, est le résultat de plus de quarante ans de recherche, d’investissement et de développement du marché. Si le biodiesel était produit uniquement à base de soja, 10 % de la production totale de cet oléagineux suffirait pour répondre aux besoins internes du Brésil. En outre, la majorité des usines de production de biodiesel sont situées de manière stratégique dans les principales zones de production du soja ou y sont reliées, et plusieurs projets visant à améliorer l’organisation logistique des transports dans la région du centre-ouest (qui concentre 50 % de la production nationale de soja) sont en passe d’être approuvés.
Enfin, les grandes multinationales agro-industrielles, qui se partagent l’Amérique du Sud avec les grandes entreprises minières et pétrolières, sont en train de se regrouper pour former un système intégré : « Une stratégie régionale et un projet d’intégration des grandes entreprises sont en train d’être mis en place. La domination territoriale s’exprime à travers l’expansion de la monoculture et la réalisation d’axes logistiques d’écoulement vers les ports (12). »
Au second semestre de l’année 2008, la forte diminution des crédits accordés aux agriculteurs, due au bouleversement de la finance mondiale, a mis fin aux prévisions optimistes concernant la récolte de la saison 2008/2009. Cependant, malgré la crise, la majeure partie des investissements prévus pour développer le secteur du biodiesel ont été reconduits pour l’année 2009.
Cette importante mobilisation de capital s’explique également par un niveau d’attente très élevé dû à l’ouverture du marché mondial au biodiesel brésilien, encore peu exporté. Le gouvernement du président Lula a signé une série d’accords bilatéraux, principalement avec les États-Unis et l’Union européenne, dans le but de multiplier les possibilités d’exportations. Si ces accords se concrétisent, le Brésil deviendra le principal fournisseur d’agrocombustibles du marché international.
Même si le biodiesel n’est aujourd’hui pas la cause principale de l’expansion du soja au Brésil, c’est un facteur qui vient s’ajouter à un marché international déjà florissant, avec des perspectives extrêmement prometteuses sur la nouvelle scène énergétique mondiale. Le soja est, sans aucun doute, central pour l’économie brésilienne, mais il appartient, comme nous l’avons vu, à un secteur qui engendre de graves problèmes au point de vue social et environnemental.
Le renforcement de l’agriculture familiale et de l’exploitation durable du territoire, prévu par le Plan national pour la production et l’usage du biodiesel, est lié à la diversification des cultures, et plus particulièrement à la promotion de celles qui sont plus adaptées à la petite production. Tout cela exige un réel engagement du gouvernement, qui doit prévoir des fonds spécifiques pour aider les petits producteurs et pour soutenir la recherche technologique. Cet engagement n’a été que partiel, et les conditions très favorables à l’industrie du soja au Brésil ont encouragé la production de biodiesel à partir de cette seule culture. Sans rééquilibrage, les aspects positifs de la production de biodiesel passeront au second plan.
Sources de toutes les cartes :
Institut socio-environnemental (ISA) : « Almanaque Brasil socioambiental, 2008 » ; Institut brésilien de géographie et de statistiques (IBGE), banque de données en ligne ; Agence nationale brésilienne pour le pétrole, le gaz naturel et les biocombustibles (ANP), banque de données en ligne ; Compagnie nationale d’approvisionnement (Conab) : « Acompanhamento da safra brasileira. Grãos. Safra 2009 – 2010 », octobre 2009 ; Woodraw Wilson international center Brazil : « The global dynamics of biofuels », 2007 ; Forum brésilien des ONG et mouvements sociaux pour l’environnement et le développement (FBOMS) : « Agronegócio e biocombustíveis : uma mistura explosiva », 2006 ; Ministero brasiliano dell’Ambiente : « Boletim Mensal dos Combustíveis Renováveis », juillet, 2009 ; Rulli, J. (a cura di) : « Repúblicas unidas della soja », GRR, 2007 ; Associazione Nazionale di Esportatori di Cereali (Anec), banque de données en ligne ; Agenzia Nazionale del Petrolio, il Gas Naturale e i Biocombustibili, banque de données en ligne.
Cette contribution est le deuxième volet de la série d’articles sur le Brésil proposée par « Visions cartographiques ».
Autres articles :
• « Au Brésil, continuité politique et stabilité géographique », par Cesar Romero Jacob, Dora Rodrigues Hees, Philippe Waniez et Violette Brustlein.
• « Le Brésil, gigantisme agricole et richesse environnementale », par Federico Labanti et Nieves López Izquierdo.
• « Le Brésil, puissance agricole ou environnementale ? » (F. L. et N. L. I.).