Pour les armées, c’est l’arrivée d’un poids lourd. Hervé Morin, dont c’était le premier portefeuille ministériel, n’avait – comme titre de noblesse et d’expérience – que celui d’avoir servi un certain François Léotard, dont il était le jeune collaborateur parlementaire au ministère de la défense, sous la seconde « cohabitation » (1993-1995). Alain Juppé y entre avec une aura d’ancien premier ministre, un temps héritier présomptif de Jacques Chirac, après avoir occupé des postes ministériels importants (affaires étrangères, budget).
L’homme a le sens de l’Etat, connaît l’administration, pourra défendre mieux qu’un autre les crédits de son secteur – et il a du temps pour s’y préparer, le budget 2011 étant bouclé. En outre, il est « classé » second du gouvernement, dans le rang protocolaire, ce qui restitue quelque importance à ce ministère régalien qui souffrait un peu du désamour d’un président actuel plus porté sur les policiers que sur les militaires.
Autre point fort : Alain Juppé est – et veut rester, en bon cumulard – le maire de Bordeaux : une ville qui, avec sa région Aquitaine, héberge des usines et ateliers de tous les grands de l’armement (MBDA, Safran, Thalès, Dassault, EADS, CEA), ainsi que la totalité des forces spéciales de l’armée de terre, un état-major régional coiffant tout le Sud-Ouest, un grand centre de mise en condition opérationnelle (MCO), etc. Et Alain Juppé aura bien sûr à cœur de défendre son fief, sur ce plan aussi.
Mais ce ministre gaulliste, ou simplement gaullien, se retrouve dans la situation paradoxale d’avoir à :
• légitimer un plein retour de la France dans le giron de l’OTAN, dont il s’était démarqué, doutant par exemple que l’administration américaine soit « prête à partager réellement les responsabilités militaires au sein de l’Alliance » ou que les Européens aient « la même vision des intérêts européens au sein de l’Alliance » (Le Monde, février 2009) ;
• mettre en œuvre des traités et accords conclus ce mois-ci avec le Royaume-Uni, notamment dans le nucléaire, qui reviennent à lier encore plus la défense française avec l’axe OTAN-Etats-Unis-Grande Bretagne (même si cela recoupe une intuition qu’il avait eue dès 1995, lorsqu’il avait prôné une dissuasion nucléaire « concertée » avec les alliés européens) ;
• et endosser des coupes sombres dans les ressources humaines et les équipements des armées (qui risquent là encore, en raison de l’impasse sur certaines capacités, de rendre la France plus dépendante du système otanien).
Angles morts
Mais, de cet écheveau de contradictions, peut-être l’ancien premier ministre pourrait-il faire une force, profitant d’une conjoncture politique plus dangereuse pour un Nicolas Sarkozy accaparé par son avenir présidentiel, et placé devant la nécessité de lâcher quelque peu la bride à cet allié devenu indispensable. L’occasion alors, pour Alain Juppé, de faire évoluer par exemple le dossier-clé et pratiquement tabou de la dissuasion nucléaire à la française.
Déjà, en temps que premier ministre de Jacques Chirac, il avait eu à :
• réduire la voilure nucléaire française (fermeture du site d’essais de Mururoa, suppression de la composante terrestre de la dissuasion du plateau d’Albion) ;
• et à proposer à l’Allemagne de profiter du parapluie de la dissuasion française, qui devenait ainsi « concertée ».
En octobre 2009, Alain Juppé s’était joint à Michel Rocard et à l’ancien ministre socialiste de la défense Alain Richard pour inciter à un « désarmement nucléaire mondial », le fameux « global zero » – un appel parallèle à celui qu’avait lancé quelques mois plus tôt à Prague le président Obama. Dans leur tribune, ils affirmaient que la France aurait à « en tirer les conséquences le moment venu quant à ses propres capacités », ajoutant que « la pertinence stratégique de la dissuasion [Ndlr : française] connaît des angles morts de plus en plus larges ».
Bien qu’Alain Juppé se soit gardé de remettre en cause le dispositif français actuel – Paris maintiendra une dissuasion nucléaire tant qu’il restera ailleurs dans le monde des systèmes stratégiques du même genre –, il peut contribuer à relancer un débat dans l’Hexagone sur la pertinence de la dissuasion à la française, son efficacité, son coût, ses partenaires, son avenir, etc. - débat actuellement au point mort.
Autre dossier chaud : l’engagement en Afghanistan, et comment en sortir. Le président Sarkozy n’a guère de doctrine, sinon qu’il « faudra y rester le temps qu’il faut ». Le pli avait été pris, depuis 2007, de coller à l’exécutif américain. Depuis l’élection du président Obama, qui évacue ses troupes d’Irak et a promis de commencer à faire de même en Afghanistan à partir du milieu de l’an prochain, le gouvernement français se retrouve en porte-à-faux, avec des petits airs « d’ultra » (comme sur le dossier iranien) tempérés par une réalité plutôt « petits bras » (une intervention en Afghanistan a minima, derrière… l’Allemagne).
Marché de dupes
Alain Juppé, qui aurait manifesté l’ambition de faire briller sa fonction à l’international – OTAN, Europe, etc. – plutôt qu’à « s’occuper des casernes », pourrait donc exercer ses talents à trouver une porte de sortie pour les militaires français englués en Afghanistan. Ou en tout cas à peser en ce sens auprès du chef des armées en titre, le président. Le sommet de l’OTAN, les 19 et 20 novembre à Lisbonne, qui fera le point sur l’opération « d’assistance à la sécurité » menée dans ce pays par l’organisation transatlantique, en sera une première occasion.
Alain Juppé avait donc émis des réserves sur la réintégration de la France au sein de la branche militaire de l’Alliance : le 18 juin 2008, il s’inquiétait de ce que la France « soit en train de faire un marché de dupes, en rentrant sans conditions ». Un peu plus tard, il avait regretté la perte de la spécificité française, sur le plan géopolitique, invitant à y « regarder à deux fois » avant de rejoindre l’organisation intégrée.
L’ancien premier ministre a paru déplorer aussi, l’an dernier, que le « pilier européen » de la défense n’ait pas été mieux consolidé, pour équilibrer l’hégémonie américaine au sein de l’OTAN – ce qui était justement la condition avancée par le président Sarkozy pour justifier son ralliement transatlantique.
L’examen, par le sommet de Lisbonne, du projet de bouclier anti-missile européen, qui serait raccordé aux dispositifs existants ou en projet côté américain, sera également un premier test-express de la capacité d’Alain Juppé à exister à côté de Nicolas Sarkozy : le président français n’avait pas hésité, il y a quelques semaines, à contredire brusquement son ministre Hervé Morin (critique à l’égard de cette initiative), assurant que la France n’avait rien contre ce bouclier, et souhaitait au contraire s’y associer, et donc participer à son financement.