En kiosques : mars 2024
Abonnement Faire un don
Accéder au menu

Le double jeu sino-américain

par Martine Bulard, 22 novembre 2010

Tournée européenne pour le président chinois Hu Jintao début novembre, pivot du G20 les 11 et 12 du même mois, présence dominante lors du Forum de coopération économique pour l’Asie-Pacifique (Asia-Pacific Economic cooperation – Apec (1)) le 14 : la Chine a confirmé sa place centrale dans les affaires du monde. Longtemps délaissée, l’Europe est désormais courtisée par Pékin qui s’est même déclaré prêt à racheter une partie de la dette portugaise, comme il l’a fait pour la Grèce avec laquelle pas moins de treize accords d’investissement ont été signés. A la France, le président chinois a promis de fabuleux contrats – une grande partie était déjà en cours de négociations, mais la carotte financière est toujours efficace pour éviter les sujets qui fâchent.

Bien entendu, les Etats-Unis ne sont pas en reste. Avant de rejoindre les vingt et un chefs d’Etat ou de gouvernement à Séoul, le président américain s’est lancé dans une tournée asiatique marquée par son séjour en Inde à laquelle il assigne, comme son prédécesseur, le rôle de contrepoids à la Chine ; puis il s’est rendu en Indonésie, essentielle pour contrôler le détroit de Malacca (lieu de transit du commerce), en Corée du Sud et au Japon, en délicatesse avec la Chine.

Quelques jours plus tôt, sa secrétaire d’Etat Hillary Clinton avait entamé un périple au Vietnam qui s’est engagé « à louer son port stratégique de Cam Ranh en mer de Chine méridionale, pour les navires de guerre de tous les pays » y compris ceux de Washington (AFP, 30 octobre 2010) ; puis au Cambodge, en Malaisie, en Nouvelle-Zélande et en Australie où l’accord de coopération militaire a été renforcé… Les deux dirigeants américains ont créé une sorte de cordon diplomatique autour de la Chine, que les dirigeants vivent comme un encerclement.

On est très loin de la « Chinamérique » ou du G2, inventés par des journalistes jouant à se faire peur. Pas plus que l’on baigne dans un scénario de guerre ouverte entre les deux géants. Dans un monde devenu multipolaire et basculant vers l’Asie, chacun utilise ses atouts pour défendre ses intérêts nationaux. Quitte à renforcer les déséquilibres internationaux (Le Monde diplomatique publie une analyse de la guerre des monnaies, par Laurent Jacque, dans son numéro daté de décembre, en vente à partir du 1er décembre).

Les Etats-Unis accusés

Les Etats-Unis sont aux premières loges. Ils ont réussi le tour de force de faire l’unanimité (ou presque) contre eux lors du sommet du G20. Quelques jours auparavant, la banque centrale américaine, la Fed, avait décidé de faire marcher la planche à billets pour injecter 600 milliards de dollars (plus de 440 milliards d’euros) dans l’économie. Ce qui a entraîné mécaniquement une baisse du dollar et une hausse des autres monnaies, hors le yuan qui demeure largement arrimé au billet vert.

Du point de vue américain, la décision peut se défendre : l’économie est anémiée, la production industrielle au point mort, le taux de chômage officiel frôle les 10 % et les saisies de logement s’accélèrent… Dans ces conditions, insuffler des moyens financiers n’est pas une horreur économique, s’ils sont assortis de conditions en faveur de l’investissement (dans l’industrie et les infrastructures), d’un rééchelonnement des dettes immobilières des familles (voire d’un moratoire), d’une amélioration des systèmes de santé, d’éducation, etc. Du temps de sa splendeur électorale, M. Barack Obama n’avait pas pu – ou voulu – imposer des règles aux grandes banques. Depuis 2008, 1 700 milliards de dollars ont ainsi été injecté dans l’économie américaine. Avec les résultats que l’on sait. Il est peu probable que le président change de cap, après sa déroute de novembre dernier (lire Serge Halimi, « La déroute électorale d’un président sans dessein »).

Une partie du patronat – et des élus – espère que la chute du dollar, qui fait automatiquement baisser le prix des marchandises vendues à l’étranger, facilitera les exportations pour relancer la machine. Encore faudrait-il que les économies partenaires soient dynamiques. En Europe, les cures d’austérité sans précédent vont anémier la demande. En Asie, le Japon n’arrive pas à sortir de la nasse dans laquelle il est plongé depuis plus d’une décennie. Malgré l’insistance de M. Obama, la Corée du Sud n’a toujours pas ratifié l’accord de libre-échange signé en 2007, qui butte notamment sur les importations de voitures et de bœuf américains : en juin 2008, d’importantes manifestations – « la révolution aux chandelles » – avaient conduit à un remaniement ministériel à Séoul. Restent l’Inde et ses 8 % de croissance et la Chine qui tutoie les 10 % – mais les obstacles y sont nombreux. Le bilan risque d’être maigre.

En revanche, la baisse du dollar va entraîner de facto une hausse des prix des importations. Les économistes libéraux (et quelques autres) font croire que cela favorisera les fabrications locales… Ils oublient d’ajouter que les vagues de délocalisations ont fait disparaître des pans entiers des productions industrielles et minières. L’exemple des « terres rares », indispensables aux produits de haute technologie, est symbolique : jugée non-rentable il y a deux décennies, leur production a été abandonnée au profit de la Chine, qui désormais impose ses tarifs et les quantités vendues (lire Olivier Zajec, « Comment la Chine a gagné la bataille des matériaux stratégiques », Le Monde diplomatique, novembre 2010). On pourrait tout aussi bien parler du textile, de l’électronique, ou des autres produits de grande consommation. Pour longtemps encore, le géant de la distribution Wal-Mart continuera d’engranger des profits en achetant outre-Pacifique et… en répercutant les augmentations de tarifs sur les clients. Les premiers perdants risquent d’être les Américains dont les revenus ne suivront pas la courbe.

Quant au flot de dollars émis par la Fed, l’essentiel part vers d’autres contrées, là où la rentabilité est la plus élevée. Il se porte sur les dettes publiques (les banques centrales donnent pour presque rien des sommes considérables aux établissements financiers qui prêtent aux Etats endettés à des taux d’intérêts élevés). Il sert à spéculer sur les matières premières (cuivre, étain, pétrole, or…) mais également sur les denrées agricoles qui deviennent la coqueluche des fonds d’investissement (lire « La faim et les moyens », Le Monde diplomatique, octobre 2010, et Frédéric Therin, « Genève, au paradis du négoce alimentaire », Les Echos, 9 novembre 2010).

Enfin les spéculateurs ne dédaignent pas les monnaies, les valeurs boursières, etc. Ainsi le Brésil a dû faire face à un afflux de capitaux qui a poussé le gouvernement à en taxer (légèrement) l’entrée pour éviter une flambée du real. Sans grand résultat. Malgré des taux d’intérêt proches de zéro, le Japon voit sa monnaie monter en flèche, bien qu’il ait dépensé 24 milliards de dollars, au cours du mois de septembre, pour tenter de calmer le jeu. Selon les statistiques officielles, les banques centrales de Corée du Sud, Malaisie, Indonésie, Thaïlande et Taiwan ont racheté près de 30 milliards de dollars en moins d’un mois (entre le 27 septembre et le 11 octobre), afin de soutenir la devise américaine et éviter une montée de leur propre monnaie. En effet, la réévaluation entraîne de facto une hausse des prix des exportations, et tous ces pays sont tournés vers les ventes extérieures.

La décision américaine entraîne un double déséquilibre : elle renforce la folie des marchés et pousse à une guerre commerciale et financière, sur fond de compression des salaires et des revenus sociaux. Ce qui a fait dire au président brésilien Lula da Silva : « Si les Américains prennent une mesure économique pour tenter de résoudre un problème des Etats-Unis, ils doivent penser aux conséquences que cela va avoir en Chine, au Brésil, en Argentine, en Allemagne, en France et dans un pays africain » (AFP, 10 novembre 2010). Vœux pieux .On ne peut s’empêcher de penser à cette apostrophe lancée par le ministre des finances américain John Connally en 1971, quand Washington décide de ne plus lier le dollar et l’or : « Le dollar est notre monnaie mais votre problème ». Depuis, de nouveaux acteurs ont pris de la puissance (Chine, Brésil…) mais leur poids monétaire demeure faible et pour l’heure prévalent les petits arrangements : la Chine continue d’acheter des bons du trésor américains. Le privilège du billet vert n’est pas mort.

La Chine évince les attaques

Alors qu’à la veille du G20, Pékin faisait figure d’accusé principal pour cause de monnaie sous-évaluée, c’est Washington et le dollar qui ont occupé le devant de la scène. Le problème n’en demeure pas moins. Depuis la crise de 2008, le yuan s’est accroché à la devise américaine, baissant avec elle. En juillet 2010, le gouvernement a desserré l’étau et la monnaie chinoise s’est légèrement appréciée (+ 1,5 % par rapport au dollar). Sans d’ailleurs que cela change quoique ce soit. Il faudrait une hausse sensible du yuan (que les experts fixent à 40 %) pour que cela ait un effet – comme les Etats Unis l’imposèrent au Japon au milieu des années quatre-vingt. De 1985 à 1998, la valeur du yen avait grimpé de 100 %, entraînant une chute vertigineuse de l’économie nippone, qui aujourd’hui encore n’en est pas sortie (The Economist « Fear of the Dragon », 12 janvier 2010). Un scénario que veut à tout prix éviter Pékin.

Du point de vue chinois, ce choix est cohérent. Le gouvernement craint un effondrement des exportations – et une flambée du chômage – sans être capable, pour l’heure, de tourner son appareil de production vers les besoins internes. Certes, le plan de relance de novembre 2008 a permis de développer l’investissement (notamment dans les infrastructures) qui est devenu le premier moteur de la croissance ; mais cela s’est fait au prix d’un gâchis de capital considérable (les exemples se multiplient dans la presse chinoise de corruption, de construction d’immeubles fantômes…). Même en hausse (+ 18,6 % au premier semestre), la consommation n’est pas assez soutenue pour prendre le relais de l’activité. D’autant que les hausses de revenus filent plus volontiers vers l’épargne dont le niveau bat tous les records (avec un taux de 56 %).

De plus, les autorités cherchent à calmer la bouilloire économique alors que l’inflation s’accélère : + 4,4 % officiellement en octobre (+ 10 % à 11 %, selon l’Académie des sciences de Pékin), avec une réelle flambée sur les produits alimentaires et l’immobilier. Le gouvernement a rapidement pris des mesures pour freiner les hausses (déstockage de porc, subventions pour le riz, contrôle de certains prix, lutte contre la spéculation), fermer le robinet du crédit (en augmentant les réserves obligatoires des banques…) et restreindre encore l’entrée des capitaux étrangers qui se sont infiltrés dans l’espoir d’une réévaluation rapide du yuan. L’heure n’est pas à une ouverture à tout va du marché chinois.

Cependant, la situation n’est pas figée. Les industries exportatrices ont besoin d’une réévaluation du yuan : actuellement, les prix des importations nécessaires à la production (matières premières, produits intermédiaires…) grimpent plus vite que les prix à l’exportation ; si le yuan se valorise, les importations deviendront moins chères et les prix des exportations plus élevés, rétablissant les marges, même si la concurrence est plus vive sur les marchés extérieurs. Voilà pourquoi les autorités chinoises vont progressivement réévaluer la monnaie – mais « à son rythme ».

En attendant, elles sont prises dans une contradiction majeure : pour éviter une hausse très rapide de sa devise, Pékin continue d’acheter massivement du dollar et, ce faisant il gonfle ses réserves (2 500 milliards de dollars) dont le pouvoir d’achat risque de s’effondrer en même temps que la devise américaine. Cela explique, pour partie, la montée des investissements à l’étranger pour recycler ces dollars : achat de dettes souveraines européennes, prises de participation dans des ports (comme en Grèce), des mines, des entreprises …. Les firmes chinoises détiennent désormais 6 % des investissements étrangers.

L’exercice a des limites. En Chine même, les voix s’élèvent pour que le pays sorte de ce dilemme. Y compris dans les cercles du pouvoir. En témoigne le livre blanc de la très officielle commission pour le développement économique et réforme institutionnelle qui vient de sonner « l’alerte contre la [trop] grave dépendance du marché international et le mammouth des réserves de change qui constituent un risque énorme pour la stabilité du pays » Report warns of China’s export dependency », China Securities Journal).

En maintenant un système tournée vers l’extérieur, la Chine contribue au déséquilibre international. Mais pour des raisons internes – plus qu’en raison des rodomontades extérieures –, le changement de cap s’amorce progressivement. Pour le plus grand bénéfice de ses plus proches voisins. La Corée du Sud et Taïwan, par exemple, ont vu leurs exportations vers l’empire du Milieu grimper pour atteindre respectivement 10 % et 14 % de leur produit intérieur brut (PIB). Jusqu’alors, il s’agissait surtout de composants et de produits semi-finis qui étaient assemblés sur le territoire chinois avant d’être réexportés vers d’autres contrées. Désormais ce type de marchandises est passé de « presque 40 % il y a une décennie à 27 % en 2008 », selon une étude de l’université de Séoul citée par The Economist. Les produits de consommation ont pris le relais, reflétant, note l’étude, « la transformation progressive de la Chine, qui d’“atelier du monde” va devenir de plus en plus le “consommateur du monde” ». L’hebdomadaire libéral précise d’ailleurs que « les économies philippines, sud-coréennes et taïwanaises dépendent maintenant plus de la demande chinoise que de la demande américaine. » Dans ces pays, les intérêts économiques prennent souvent le pas sur la peur du dragon chinois…

En fait il serait erroné de croire qu’une simple réévaluation du yuan suffirait à sortir le monde de la récession. Même pour les pays dont la Chine constitue le premier débouché comme le Brésil (12,6 % des exportations), le Japon (18,9 %) ou même l’Australie (21,8 %), ces ventes ne constituent qu’une faible part des richesses produites, comme le remarque The Economist : 1,2 % du produit intérieur brut brésilien ; 2,2 % au japon ; 3,4 % en Australie. Les seules exportations vers la Chine ne sauraient constituer le moteur principal de leur croissance.

Plus globalement, les premiers déséquilibres mondiaux tiennent moins aux manipulations monétaires – même si elles ont leur influence – qu’à la combinaison de politiques fiscales qui favorisent la rente sur le travail, et de stratégies d’entreprises qui anémient emploi et salaires. Les énormes inégalités, notamment dans les deux plus grosses économies du monde (Etats-Unis, Chine), et les plans d’austérité abyssaux, singulièrement en Europe, écrasent les débouchés intérieurs. Et chacun cherche à capter ceux des voisins…

En 2008, tout le monde a brandi le spectre de la crise de 1929. En 2010, non seulement le danger n’est pas écarté, mais tout est fait pour plonger à nouveau…

Martine Bulard

(1L’Apec comprend : Australie, Brunei, Canada, Corée du Sud, Etats-Unis, Indonésie, Japon, Malaisie, Nouvelle Zélande, Philippines, Singapour, Thaïlande, Chine, Hongkong, Taïwan, Mexique, Papouasie- Nouvelle-Guinée, Chili, Pérou, Russie, Vietnam.

Partager cet article