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Secret défense, mode d’emploi

Le « secret défense », sur lequel butent une nouvelle fois les magistrats chargés de mener les enquêtes dans le cadre du « Karachigate », permet de protéger certaines données, notamment militaires. Mais son invocation sans discernement, y compris dans le champ policier ou politique, ne cesse de générer le soupçon…

par Philippe Leymarie, 23 novembre 2010

«Présentent un caractère de secret de la défense nationale […] les procédés, objets, documents, informations, réseaux informatiques ou fichiers intéressant la défense nationale qui ont fait l’objet de mesures de protection destinées à restreindre leur diffusion ou leur accès », dit l’article 413-9 du code pénal. Ces mesures consistent en un marquage particulier (classification) de ces éléments, et en une réglementation de l’accès des lieux où ils sont conservés.

Le champ du « secret défense » s’étend au-delà du militaire : les principaux ministères peuvent avoir à classifier des documents. Un haut-fonctionnaire, dans chacun d’eux, est chargé de la mise en œuvre de ce « secret défense », et fait le lien avec le secrétariat général de la défense nationale (SGDN).

En tête d’une note mise à jour le 16 novembre dernier, le secrétariat général pour l’administration (SGA) du ministère de la défense voit large : il explique que « la protection du secret de la Défense nationale a pour objectif d’assurer la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation dans les domaines de la Défense, de la sécurité intérieure et de la protection des activités financières, économiques ou industrielles, de la protection du patrimoine scientifique et culturel de la France ».

Le « secret défense » présente plusieurs gradations :

 le simple « confidentiel défense », qui englobe par exemple des notes de service à usage réservé, des télégrammes diplomatiques, etc. ;
 le « secret défense » proprement dit, qui couvre notamment les interceptions de sécurité (écoutes téléphoniques), des spécifications techniques sur des équipements militaires, des contrats particuliers, les débats des commissions autorisant les ventes d’armement ;
 le « très secret défense », qui concerne par exemple les informations relatives à la dissuasion nucléaire.

Zones de non-droit

Dernière évolution en date : la loi que le gouvernement Sarkozy-Fillon a fait adopter le 29 juillet 2009 pour mettre fin aux « descentes » de magistrats dans des locaux militaires. Ce texte encadre juridiquement les perquisitions dans les lieux classifiés et les saisies de documents classifiés effectuées par les juges ou les officiers de police judiciaire dans le cadre d’une enquête pénale.

L’adoption de cette loi avait provoqué de vifs débats à l’Assemblée, ses opposants craignant l’instauration de « zones de non-droit législatives », puisqu’on ajoutait à la classification traditionnelle des documents une classification des lieux qui les abritent. Avec, à chaque fois, une importante marge d’interprétation laissée au gouvernement, voire à certains départements au sein de l’exécutif, pour qualifier de « secret » ce qui ne devrait pas l’être pour d’autres ; et pour dresser une liste de lieux « interdits » ou à accès réservé, dont le périmètre reflète le degré de transparence ou d’opacité de l’action gouvernementale.

La note du SGA met en exergue le paragraphe suivant, sous forme d’un encadré en caractères gras : « La loi ne permet pas aux magistrats, même pour les besoins de leurs enquêtes, de prendre connaissance de documents classifiés. L’article 23 12-4 du code de la défense prévoit qu’ils doivent présenter une demande motivée de déclassification à l’autorité administrative qui a classifié le document ».

Le ministre auquel un magistrat demande la déclassification d’un document dans le cadre d’une procédure judiciaire ou administrative doit saisir sans délai la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN) – organe créé en 1998 –, qui est chargée d’émettre un avis consultatif sur cette demande. Composée de hauts magistrats et de parlementaires, elle dispose d’un délai maximum de deux mois pour rendre son avis, après avoir « pris en considération les missions du service public de la justice, le respect de la présomption d’innocence et les droits de la défense, le respect des engagements internationaux de la France ainsi que la nécessité de préserver les capacités de défense et la sécurité des personnels ».

Rwanda, Clearstream, Tibéhirine, Ben Barka...

Le sens de l’avis peut être soit favorable, soit favorable à une déclassification partielle, soit défavorable. Le ministre concerné n’est pas obligé de le suivre, même si – dans la pratique – Michèle Alliot-Marie, le plus souvent (entre 2002 et 2007), ou Hervé Morin, toujours (2007-2010), ont suivi ces avis. Le premier rapport de la CCSDN, portant sur la période 1998-2004, confirme également que « les ministres ont toujours suivi les avis de la Commission au cours des six premières années, versant ainsi aux procédures en cours, après déclassification, plus de 80 %, en volume, des documents qui lui ont été soumis ».

Dans son dernier rapport 2007-2010, présenté en octobre (1), la CSSDN relève le « pourcentage important » d’avis favorables à une déclassification totale ou partielle, soit 50 sur 60 (83 %). Cette autorité, qui se veut indépendante, souligne « le pourcentage très important » des avis suivis, soit 56 sur 60 (93 %). Elle cite en exemple le ministre de la défense Hervé Morin, qui a atteint 100 % (48 avis suivis sur 48).

Durant ces trois ans et demi, la CCSDN s’est prononcée sur des demandes concernant les dossiers du génocide au Rwanda (8 fois), de l’affaire Clearstream (4), de l’attentat de Karachi (3) ou de la mort des moines de Tibéhirine (3) (2). Depuis le 30 juin 2010, la CCSDN a publié cinq autres avis. Son président, Jacques Belle, a accompagné le 29 juillet, comme le prévoit la nouvelle loi de 2009, le juge Patrick Ramaël lors d’une perquisition au siège de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), faisant mettre de côté des documents classifiés sur l’affaire Ben Barka, qui ont fait l’objet quelques semaines plus tard d’un avis favorable à la déclassification.

Documents sous scellés

La CCSDN a déjà rendu quatre avis favorables de déclassification dans le dossier Karachi. Selon l’ancien ministre Hervé Morin (3), « ce qui n’a pas été déclassifié, ce sont, par exemple, les spécificités techniques du sous-marin parce qu’il s’agit de secrets qui n’ont rien à voir avec l’instruction en cours ».

Le premier ministre François Fillon, saisi d’une nouvelle demande d’un magistrat instructeur, a répondu le vendredi 19 novembre que « la déclassification temporaire de tout ou partie des locaux de la DGSE (...) ne peut recueillir son accord, compte tenu en particulier de l’avis défavorable émis ce jour par le président de la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN) ».

La nouvelle loi de 2009 sur l’accès à des documents classés secret défense prévoit notamment une déclassification temporaire d’un lieu protégé par le secret défense. Si le magistrat veut consulter des dossiers, les documents classifiés sont alors mis sous scellés en présence du président de la CCSDN, qui donne ensuite son avis consultatif, comme cela s’est passé dans le cadre de l’enquête Ben Barka.

Le premier ministre aurait promis cependant de demander au nouveau ministre de la défense, Alain Juppé (sous l’autorité duquel est placée la DGSE), de « prendre sans délai les dispositions nécessaires pour identifier les documents concernés, et engager en tant que de besoin la procédure de leur déclassification ». Sur RTL, mardi dernier, le ministre a confirmé qu’il examinerait lui-même, après avis de la commission, ces demandes de déclassification ; mais il a justifié la décision du premier ministre d’interdire une perquisition dans les locaux de la DGSE, qui « doivent rester un lieu secret pour préserver le renseignement français ».

Philippe Leymarie

(1AFP, 18 octobre 2010.

(2Parmi les autres affaires ayant donné lieu à ses avis, les frégates de Taïwan, les mirages de Taïwan, le juge Borrel, les écoutes de l’Elysée, la Côte d’Ivoire.

(3AFP, 22 novembre 2010.

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