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Egypte-Iran, deux poids deux mesures

Des élections législatives se dérouleront en Egypte demain dimanche 28 novembre. Si l’on ignore quel sera le taux de participation, le résultat ne fait aucun doute : le Parti national démocratique du président Hosni Moubarak l’emportera haut la main, permettant à celui-ci de pouvoir affronter l’élection présidentielle sans opposant sérieux (tout candidat à cette élection doit obtenir l’aval d’un nombre substantiel de députés) — à moins qu’il ne désigne son fils pour lui succéder.

par Alain Gresh, 27 novembre 2010

La presse française a suivi la campagne et n’a pas manqué de souligner le caractère arrangé du scrutin, la pression contre les candidats d’opposition, notamment ceux des Frères Musulmans.

Ainsi, sur lefigaro.fr, Tangui Salun écrit (« Élections en Égypte : bataille pour l’après-Moubarak », 26 novembre) :

« Les autorités ont pourtant martelé ces dernières semaines leur détermination à organiser un vote “intègre et transparent”. Mais la promesse n’a guère convaincu l’opposition et la société civile. “Il n’y a aucune indication d’un changement de climat politique, bien au contraire”, estime Bahey el-Din Hassan, directeur de l’Institut du Caire pour les droits de l’homme. Et d’énumérer les maux du pays : la loi d’urgence, qui permet d’interdire rassemblements politiques et manifestations ; l’annulation de la supervision des bureaux de vote par les juges, seule garantie, jusqu’alors, d’un minimum de transparence ; le rejet catégorique par les autorités d’observateurs internationaux, demandés par les États-Unis, et les restrictions imposées aux ONG locales ; ou encore l’éviction, ces derniers mois, de journalistes critiques envers le pouvoir. »

Mais, si tous les commentateurs sont d’accord sur l’analyse, on ne sent aucune indignation semblable à celle qui a saisi nos médias lors de l’élection présidentielle de juin 2009 en Iran ; aucune condamnation officielle, alors que le ministère des affaires étrangères dénonce régulièrement les atteintes aux droits de la personne en Iran. Pas de grandes analyses sur la démocratie, les droits humains, la liberté, mais un constant « froid », détaché. Pourquoi cette différence ? Après tout, l’Egypte comme l’Iran sont les deux pays les plus peuplés du Proche-Orient, ceux dont l’avenir pèsera le plus sur les évolutions de la région.

Tous les observateurs ont souligné que les résultats des élections de novembre 2005 en Egypte (qui avaient vu la victoire de 80 députés Frères musulmans) et la victoire du Hamas aux élections palestiniennes avaient mis un terme aux projets américains de démocratisation de la région.

Les arguments qui sont avancés sont toujours les mêmes :

 un gouvernement des islamistes en Palestine empêcherait tout accord de paix avec Israël ;

 pas de liberté pour les ennemis de la liberté : la victoire des islamistes serait sans retour possible ; ils instaureraient une dictature.

Le premier argument ne tient pas une seconde la route, pour deux raisons :

 les négociations de paix, selon les accords d’Oslo, se déroulent entre l’OLP et le gouvernement israélien. La victoire du Hamas ne change rien à la donne et l’OLP peut tout à fait, sans l’accord du gouvernement palestinien, signer un accord ;

 d’autre part, ce raisonnement oublie que le principal obstacle à la paix est le gouvernement israélien (et aussi le parti Kadima, aujourd’hui dans l’opposition, mais responsable des deux guerres du Liban, 2006, et de Gaza, 2008-2009). A plusieurs reprises, le Hamas a fait part de son acceptation de la création d’un Etat palestinien en Cisjordanie et à Gaza, avec Jérusalem-Est comme capitale. Mais personne ne veut l’entendre.

Caroline Fourest reprend le deuxième argument dans un article du Monde (27 novembre), « Séculariser puis démocratiser ».

Tout au long de son raisonnement, elle tente de se donner une posture « centriste », entre ses anciens amis de Riposte laïque qui fricotent désormais avec tout ce que l’Europe compte d’organisations de droite extrême islamophobe et ceux qu’elle appelle les islamo-gauchistes. Un « centrisme » très relatif cependant venant de quelqu’un qui a signé, avec Bernard-Henri Lévy, Antoine Sfeir, Philippe Val et quelques autres, en mars 2006, « Le manifeste des douze : ensemble contre le nouveau totalitarisme » :

« Après avoir vaincu le fascisme, le nazisme et le stalinisme, le monde fait face à une nouvelle menace globale de type totalitaire : l’islamisme. Nous, écrivains, journalistes, intellectuels, appelons à la résistance au totalitarisme religieux et à la promotion de la liberté, de l’égalité des chances et de la laïcité pour tous. »

Son raisonnement sur les élections égyptiennes reprend tous les lieux communs de la majorité des intellectuels médiatiques occidentaux, en exposant le soi-disant dilemme devant lequel nous serions placés :

« Faut-il souhaiter des élections libres lorsqu’un régime totalitaire menace de triompher par les urnes ? L’élection peut-elle servir à donner les clés d’une démocratie imparfaite aux ennemis de la démocratie ? C’est le dilemme récurrent du monde arabo-musulman. Il s’est posé de façon dramatique en Algérie. Il se pose à la veille de chaque élection en Egypte. S’il était simple à résoudre, il y a longtemps qu’on l’aurait tranché. En théorie, deux tentations abstraites s’affrontent. Celle de la démocratie angélique et celle de la démocratie cynique. »

« L’angélique croit pouvoir réduire l’alpha et l’oméga de la démocratie au fait d’organiser des élections libres. Sans se soucier du résultat. Peu importe que ces élections portent au pouvoir des tyrans, des fascistes... qui ne rendront pas les clés. C’était le danger lorsque le Front islamique du salut (FIS) menaçait de gagner les élections en Algérie. C’est celui que fait peser la victoire d’un mouvement comme les Frères musulmans en Egypte. Leur visage avenant, le fait qu’ils soient martyrisés par le régime égyptien ne doivent tromper personne. Pour eux, la démocratie n’est qu’un moyen... En vue d’achever une révolution culturelle intégriste à vocation expansionniste et totalitaire. »

Notons que Fourest ignore le sens même des élections actuelles en Egypte. Il ne s’agit que d’élections législatives, dans un régime largement présidentiel. A supposer que les Frères musulmans gagnent, il leur faudrait gouverner dans le cadre de ces contraintes (avec, en plus, l’armée en arrière-plan). On pourrait tenir le raisonnement suivant : la popularité des Frères musulmans ne tient-elle pas au fait qu’ils n’ont jamais été confrontés au pouvoir ? Ne serait-il pas temps qu’ils se frottent aux contraintes gouvernementales ? Certains d’entre eux affirment que « l’islam, c’est la solution ». Comment aborderont-ils les problèmes de l’emploi, de l’éducation, des libertés ?

« Les partisans du moindre mal, poursuit Fourest, sont prêts à tout pour leur barrer la route. Quitte à soutenir des gouvernements cyniques ? Sous prétexte de faire barrage, les régimes arabes bâillonnent aussi bien les intégristes que les démocrates laïques. Comme Mohamed El-Baradei, empêché de se présenter à l’élection présidentielle. Ce qui ferme la porte à toute alternative réelle, donc à la démocratie. »

Ces partisans du moindre mal, on s’en rendra compte par la suite, ont exactement la même attitude que Fourest, attendre que les temps soient mûrs pour instaurer la démocratie, un discours qu’ils tiennent depuis des décennies pour le monde arabe. Et rappelons que El-Baradei était prêt à un pacte avec les Frères musulmans.

« Comment en sortir ? La recette magique n’existe pas. Seul le poison est bien connu. Tenter la démocratie sans avoir au préalable sécularisé, comme en Algérie, mène à la dictature religieuse ou à la guerre civile. Séculariser tout en tardant à démocratiser, comme en Turquie, n’évite pas une poussée islamiste, mais sur un mode plus contenu. Son effet semble plutôt démocratique. Même si le risque de voir le gouvernement islamiste turc défaire les contre-pouvoirs laïques, militaires et judiciaires, est loin d’être écarté... Ce processus explique pourquoi l’islamisme de l’AKP (Parti de la justice et du développement) est incontestablement moins dangereux que celui des Frères musulmans en Egypte. »

Il faut donc séculariser les sociétés arabes retardées. Mais qui le fera ? L’époque du colonialisme est terminée où nous voulions libérer les musulmans de leur religion rétrograde (parfois en les convertissant !). Et puis, comment penser une seconde que le pouvoir égyptien, qui n’hésite pas à jouer sur les oppositions entre musulmans et chrétiens, qui utilise la censure contre les textes considérés comme antimusulmans, qui organise des rafles contre les homosexuels quand cela l’arrange, serait le porteur du moindre projet de séculariser la société ? Tous les observateurs de la vie politique égyptienne savent, mais Fourest n’en a cure, que le pouvoir a joué un rôle actif dans l’islamisation de la société — et que ce qui est vrai en Egypte, est vrai dans la plupart des pays arabes.

« C’est aussi une question de calendrier géopolitique. Dans le puzzle des nations, l’Egypte est un foyer historique de l’intégrisme sunnite. Si son triomphe avait lieu avant l’écroulement du régime théocratique iranien, la victoire électorale des Frères musulmans égyptiens pourrait stimuler l’internationale islamiste et encourager la surenchère. Après, elle peut se limiter à la scène nationale et prendre le chemin d’un islamisme à la turque. A condition qu’entre-temps l’Egypte se soit sécularisée... Ce qui est loin d’être encouragé. »

Ainsi donc, il faut attendre que le régime iranien s’effondre pour envisager une évolution en Egypte de crainte de voir une internationale islamiste se mettre en place. Une internationale islamiste qui transcenderait les divisions nationales et confessionnelles (chiites-sunnites) ? Les luttes et les divisions politiques et religieuses en Irak apportent chaque jour la preuve que cette internationale, ce péril islamiste, a plus de réalité dans les cerveaux échauffés d’intellectuels occidentaux que dans la réalité.

« Les observateurs extérieurs doivent accepter la complexité de ce mécanisme s’ils veulent y contribuer sans jouer aux apprentis sorciers. Il n’y a pas à choisir entre un régime autoritaire et un mouvement totalitaire. Le premier se sert de la menace intégriste pour différer la démocratie. Le second prétend incarner l’alternative, mais ne rêve que de dictature au nom de la charia. Etouffés entre les deux, les démocrates laïques sont les seuls à mériter notre solidarité. »

Les observateurs extérieurs à qui Fourest fait la leçon, c’est qui ? Que sait-elle de la complexité de l’Egypte ? Avoir écrit sur la laïcité et le droit des femmes face aux religions semble avoir fait de Fourest une « spécialiste » du monde musulman, du moins c’est ce que croient les médias qui lui donnent régulièrement la parole. Quant aux démocrates laïques dont Fourest parle, il s’agit d’une telle généralisation que l’on en reste pantois : de nombreux courants démocrates au Maroc ou en Turquie défendent des positions en opposition totale avec sa défense soft des dictatures en place.

« Pour les soutenir, il faut accepter que la référence à une valeur supérieure à la démocratie — la théocratie — puisse servir à disqualifier un candidat ou un parti intégriste. Tout en veillant au respect absolu des libertés politiques en dehors de cette restriction. Dans l’espoir que les citoyens du monde arabo-musulman aient un jour un autre choix... que la peste ou le choléra. »

Espérons donc, et en attendant ? La position de Fourest revient à soutenir le statu quo, position qui rejoint celle de nos gouvernants et qui contribue très largement à discréditer le discours occidental sur la démocratie. Au printemps 2006, au lendemain de la victoire du Hamas aux élections législatives palestiniennes et après l’adoption par l’Union européenne et les Etats-Unis de sanctions contre un gouvernement élu démocratiquement, j’avais assisté à une réunion de journalistes du monde arabe qui s’était tenue à Dubaï. S’y côtoyaient toutes les tendances de la scène médiatique, des journalistes inféodés aux pouvoirs, des indépendants, des islamistes, des laïques, etc. La réaction fut unanime : l’Occident trahissait, une fois de plus, les valeurs dont il se réclamait ; il alimentait ainsi le discours d’Al-Qaida sur l’hypocrisie des appels occidentaux à la défense des droits humains.

Alain Gresh

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