Comment expliquer le succès inattendu du film de Xavier Beauvois, Des hommes et des dieux ? Depuis que le premier million d’entrées a été dépassé, tout le monde s’y attèle. Effet Cannes à l’instar de Jacques Audiard en 2009, retour généralisé du goût de la spiritualité (y compris chez les athées), humanisation de la figure du héros (et donc retour à la figure du héros, dont on a apparemment toujours besoin), revalorisation des contours mythiques du Western (version « couscous »), qualité « exceptionnelle » de l’interprétation, joie de voir des acteurs travailler en ensemble au lieu de se concurrencer, esthétique globale sobre mais jouissive (« néo-grégorienne ») largement réussie : toutes les platitudes, les unes plus ou moins justifiées, les autres totalement à côté de la plaque, sont bonnes pour entourer et rehausser l’événement médiatique.
La foi collective semblerait ainsi retrouvée, sinon en Dieu, au moins dans le cinéma français, qui s’avèrerait de nouveau capable de faire du grand art à partir des drames de l’Histoire récente, et même de nous proposer une expérience esthétique qui serait de l’ordre du mystère de l’incarnation — version soft du retour à Bresson, par Cinémascope interposé. Dans la salle obscure, la messe laïque est de nouveau célébrée. Dans une France profondément divisée, Des hommes et des dieux réussit le miracle de réunir dans une seule et même communion esthétisante la gauche (l’intelligentsia cinéphile de Independencia et de Libération) et la droite (qu’ils soient motivée par l’amour de Dieu – La Croix – ou par l’amour de l’ordre – Le Figaro). Le film réconcilie tout le monde, en leur proposant une participation dédouanée d’avance de tout engagement réel, soit religieux, soit politique, à un événement qui est à la fois hors du temps, et encore (au moins en apparence) dans l’histoire (1).
Mais est-ce que le film de Beauvois est encore vraiment dans l’Histoire sur laquelle il s’appuie ? Est-ce que tout son effort de reconstitution exacte – depuis la restitution des paroles et des comportements des moines de Tibhirine, jusqu’à son ethnographie amateur de la société algérienne – nous rapproche de ce qui s’est passé en 1996, ou nous en éloigne ? Tout film, tout récit, n’existe que par ce qu’il exclut. Même le roman le plus long et le plus foisonnant est le fruit d’un travail d’élimination radical. Refuser, taire, passer sous silence, sont non seulement les gestes artistiques par excellence, mais aussi des choix éthiques, voire des actes politiques. On est donc en droit de se demander de quoi Des hommes et des dieux, dont le titre semble prétendre à une vision panoptique capable de réunir les termes les plus opposés, a choisi de faire l’économie. Car c’est peut-être dans ce qui lui manque, plus que dans ce qu’il apporte, que réside la clé de son succès auprès du public français.
Refuser l’enquête impossible
Certains commentateurs ont félicité le réalisateur d’avoir géré avec finesse la question de savoir qui aurait véritablement tué les moines de Tibhirine. Et c’est vrai que le film se contente de fournir des pistes, sans prendre position de manière non équivoque, même s’il sait oser certaines transpositions quasi métaphoriques. (Ainsi, on peut imaginer que la thèse selon laquelle les moines seraient morts par bavure lors d’un raid lancé par l’armée algérienne depuis un hélicoptère contre une base du GIA aurait inspiré la séquence – la seule du film d’ailleurs à se départir radicalement du point de vue des moines eux-mêmes – où un hélico d’autant plus menaçant qu’anonyme, perspective de domination pure, tourne longuement autour de la chapelle du monastère en alliant harcèlement militaire et avertissement du destin (2)).
Cette discrétion a sans doute permis à certains spectateurs de ressortir de la projection avec l’impression que les moines étaient effectivement les victimes directes du terrorisme islamiste (scénario dans lequel la complicité de l’armée algérienne serait éventuellement limitée à une sorte de non-assistance à personnes en danger). D’autres, peut-être mieux documentés, auront été confortés dans leur conviction qu’il s’agissait au moins d’une manipulation, sinon d’une intervention directe, de la part de cet « Etat corrompu » que dénonce le prieur du monastère Christian de Chergé (Lambert Wilson) dans une réplique qui se veut évidemment cinglante, interprétation que Wilson l’acteur a repris à son compte dans certaines déclarations à la presse (3). Tandis que d’autres encore auront reconnu, avec gratitude, dans les non-dits du dénouement toute leur propre réticence à « trancher » des questions si « complexes » et qui les « dépassent » d’aussi loin. Jamais peut-être film n’aura autant appelé de ses voeux les dossiers historiques style « retour sur l’événement » dont les meilleurs journaux ont entouré sa sortie. Dans cette savante ambiguïté, il y a évidemment à boire et à manger pour (presque) tout le monde.
L’Algérie sans la politique
Ce dont on parle moins, et à quoi le film lui-même ne fait jamais allusion, c’est l’implication de l’Etat français dans le dénouement de ce drame. Mon propos n’est pas de revenir ici sur les récits contradictoires qui font état de rivalités politiques et de guerres de services à l’intérieur de l’administration nationale, et qui auraient fait échouer une possible libération des otages qui n’étaient pas encore des martyrs (4). L’essentiel du message ne réside pas, bien sûr, dans la réfutation de telle hypothèse particulière, mais dans le fait qu’un champ sémantique entier est ainsi balayé. Pour le film, et son spectateur, le drame des moines se décide in vacuo, entre les forces algériennes en présence : que ce soit tel groupe de terroristes, ou tel commando militaire, travesti ou non en « fous de Dieu », qui les a effectivement mis à mort, c’est secondaire. Le drame peut ainsi se dérouler dans un monde imaginaire où toute responsabilité de l’Etat français, aussi bien dans cet événement particulier que dans tout le cours qu’a pris l’histoire de l’Algérie depuis l’indépendance, est largement évacuée. Cela ne rend pas le film plus précis sur le plan historique, mais cela le rend sans doute beaucoup plus « consommable », au moins en métropole.
Mais ce n’est pas assez pour assurer son succès. Et là nous entrons dans un domaine beaucoup moins sujet à des hypothèses contradictoires. Le film présente les moines de Tibhirine en général, et leur prieur Christian de Chergé en particulier, comme des hommes de bonne volonté, c’est-à-dire, des gens essentiellement « ordinaires » — qui ex-plombier angoissé, qui médecin et bon vivant, qui vieillard diminutif aux yeux nécessairement étincelants. Mus tous, sans doute, par une capacité de se sacrifier pour autrui hors du commun, leurs actions envers leurs voisins algériens se résument néanmoins à un mélange de convivialité un peu guindée (scène de la fête de circoncision, mise en scène réitérée des rapports « humains » qui unissent tel moine à tel villageois), de simplicité partagée (vente de miel au marché, travail de la terre), et de charité inéluctable (dispensaire prodiguant des soins médicaux miraculeusement efficaces en dépit de l’absence quasi totale de moyens matériels, ainsi que des chaussures gratuites pour pauvres hères mal vêtus), avant l’inévitable métamorphose provoquée par la conscience de plus en plus aiguë de leur rôle de bouclier humain.
Il ne s’agit pas de tourner tout cela en ridicule, ni de rentrer dans un débat stérile et sans doute mal placé sur une éventuelle idéalisation des moines de Tibhirine. (Une partie du succès du film vient sans doute de sa capacité de redorer le blason d’une Eglise catholique qui en a fort besoin, mais à mon avis, cela est loin d’être sa fonction essentielle.) Mais en résumant l’engagement des moines à ses seules dimensions spirituelles et humaines, plus quelques poncifs sur la cohabitation pacifique souhaitable entre chrétiens et musulmans (qui ne le souhaiterait pas ?), et une carte très CCFD (5) d’un monde « plus équitable » devant lesquels se déroulent les réunions du chapitre, le film tait une dimension essentielle de la vie des moines de Tibhirine – leur implication dans le processus politique algérien dans ce qu’il avait de plus brûlant, et de potentiellement plus explosif.
Témoins et acteurs
Car au-delà de leur « crime » de traiter les maquisards blessés qui se présentaient au dispensaire sans poser de questions – choix humanitaire sur lequel le film fait porter tout le poids de leur martyre, et qui lui fournit la matière dramatique de ses plus belles scènes – les moines pouvaient poser deux autres problèmes aux yeux du régime algérien à ce moment précis de la « sale guerre » qui l’opposait aux Islamistes.
D’une part, ils étaient témoins des sévices de l’armée dans la région de Médéa : ratissages, déplacements des populations, déboisement, interdictions de pâturage, bombardements au napalm. De tout cela, aucune trace ne subsiste dans le film. Le paysage ne comporte aucun signe visible des horreurs, parfois fort physiques, qui le traversent et le bouleversent à cette période (6). Résultat : l’hostilité manifestée envers les moines par leur némésis, islamiste ou militaire, n’en semble que plus immotivée, plus « théologique » ; plus abstraite, et donc plus absolue.
Mais les moines de Tibhirine n’étaient pas seulement les témoins passifs des crimes des forces armées. Certains d’entre eux étaient aussi, à leur échelle, et en toute modestie, des acteurs réels du processus politique qui, dans ces temps-là, cherchait à créer un consensus assez fort et assez large pour mettre fin à la violence et relancer le processus démocratique interrompu en 1992. Christian de Chergé était en effet proche de Marco Impagliazzo de la Communauté de Sant’Egidio, dont les efforts ont rendu possible en janvier 1995 la signature des Accords de Rome, plateforme unissant toutes les forces politiques algériennes en faveur d’une sortie pacifique de la crise – toutes, sauf le régime au pouvoir, issu du coup d’Etat de 1992. Impagliazzo était venu plusieurs fois participer aux rencontres entre chrétiens et musulmans qui étaient organisées régulièrement au Monastère de l’Atlas. Et c’est par Christian de Chergé qu’il serait rentré en contact avec le sheikh Hocine Esslimani de Médéa, qui assistera aux rencontres de Rome (et qui sera lui-même la cible d’une tentative d’enlèvement la même nuit que les sept moines…). Le prieur, pour sa part, n’a eu de cesse d’encourager cette contre-offensive diplomatique qui, à un certain moment, a semblé pouvoir aboutir. Et suite à la nuit du 26 mars, la Communauté de Sant’Egidio activera ses propres réseaux pour tenter de faire libérer leurs amis de Tibhirine (7).
Malgré certaines révélations récentes (8), le partage réel des responsabilités dans cette tragédie, et l’enchaînement des causes qui y a abouti, ne sont pas encore connus. Peut-être ne le seront-ils jamais. Ce qui est clair, par contre, c’est que la vision de Christian de Chergé, et l’engagement de toute sa vie de religieux en faveur d’une vraie fraternité entre musulmans et chrétiens, ne refusa pas la dimension proprement politique d’un tel travail, avec tout ce que cela peut comporter de risques, et avec tout ce que cela nécessite de réalisme (9). C’est en évacuant cette dimension de l’action des moines, plutôt qu’en les idéalisant sur le plan psychologique individuel, que Des hommes et des dieux les trahit le plus sûrement. En privant leur mort de sa vraie densité existentielle, il la transforme en simple surface pour la projection de nos peurs et nos fantasmes de spectateurs européens – surface dont la métaphore exacte est bien l’écran enneigé sur lequel le film se clôt, blancheur à travers laquelle les moines avancent vers leur propre disparition.
De la bonne manière de dépeindre la vie indigène
Si le film déforme ainsi la réalité politique du monastère de l’Atlas, que dire du traitement qu’il réserve aux Algériens eux-mêmes ?
Relations avec les moines réduites au plus pur paternalisme, vision déjà résumée dans la scène matricielle où Frère Luc (Michael Lonsdale) expose à la jeune Rabbia (Sabrina Ouazani) la réalité de l’amour des hommes et de l’amour de Dieu, et qui sert beaucoup plus à nous faire prendre en affection ce vieux bougre sympathique qu’à entrer dans la vie des personnes à qui il consacre ses talents de psychologue amateur et de médecin. Clichés que ces bons villageois affalés dans une dépendance à peine post-coloniale. Clichés également, tous les « méchants » – les terroristes « durs mais pas totalement déshumanisés », les militaires « sadiques et totalement déshumanisés », les hauts fonctionnaires « autoritaires et sans doute corrompus ». Escamotage habile du contexte historique long, avec une seule allusion au colonialisme et ses séquelles, savamment placée dans la bouche du wali, représentant de cet Etat « terroriste » dont le prieur refuse toute aide, et ainsi relativisée jusqu’à ne plus être entendue.
Jusque dans sa topographie, le village de Thibirine se retrouve émasculé de ses signes les plus distinctifs, y compris l’entrelacement physique des deux communautés, qui s’était concrétisé par l’accueil de la mosquée à l’intérieur des bâtiments mêmes du monastère. Jamais on n’entendra ce muezzin qui, avec les cloches, rythmait la vie des « priants » chrétiens au même titre que celle de leurs voisins musulmans, et qui a pourtant continué à appeler à la prière pendant toute la période décrite par le film, y compris le jour même de l’enlèvement.
Cette rupture avec la texture concrète de l’Histoire est consommée par le choix de faire représenter l’Algérie par le Maroc, et la plupart des villageois par des figurants marocains, d’où foire d’accents déplacés, de doublages sauvages où ça ne tient vraiment plus la route, et d’inauthenticité généralisée dans la description de la vie quotidienne.
Qu’en penser, alors que tout le battage médiatique autour Des hommes et des dieux ne cesse de mettre en avant les petits soins pris pour assurer l’exactitude de la représentation de la vie du monastère, des rites liturgiques, du comportement des moines ? On nous cite le conseiller monastique, les semaines passées par les acteurs « en immersion » chez les trappistes en Savoie. Et puis, quant il s’agit de dépeindre la « population indigène », autant d’incohérences que si on avait pris Nanni Moretti (d’ailleurs pas si mal en prêtre) pour jouer Christian de Chergé, ou (pour rester entre anciens ennemis de James Bond) Klaus Maria Brandauer dans le rôle du Frère Luc !
On objectera sans doute l’impossibilité d’un tournage en Algérie, encore moins sur les lieux mêmes, et le caractère totalement banal (d’un point de vue « industriel ») de cette substitution d’un pays maghrébin pour un autre. Soit. Mais cela ne fait que généraliser l’approche « deux poids, deux mesures » du cinéma européen dès lors qu’il s’agit de faire passer son naturalisme de plus en plus pathologique de l’autre côté de la Méditerranée, consacrant ainsi l’évacuation complète de toute la dimension politique qu’un tel choix comporte. Pasolini n’a pas filmé la Passion du Christ en Palestine, mais en assumant l’écart géographique entre la Terre Sainte et le Mezzogiorno italien, il a pu s’en servir pour construire un discours plus général sur les relations entre des aires d’expérience humaine anthropologiquement et politiquement distinctes, et pas seulement pour créer un exotisme hard discount. Chez Xavier Beauvois, par contre, aucune conscience du lieu en tant que lieu, réduit (la fente de casemate du Cinémascope aidant) à un simple décor, ni de la vie qui le creuse et l’habite, travestie en sous-folklore, quand elle n’est pas tout simplement absente.
Un film dont nous sommes les héros
Malheureusement, que ce soit face aux moines de Tibhirine, ou aux Algériens avec et parmi qui ils avaient choisi de vivre, les choix de Beauvois, et de ses scénaristes et producteurs, ne sont que trop cohérents. En dépolitisant ce drame inséparablement politique et humain, le film permet une identification (trop) facile du Français moyen à un esprit de résistance fantasmé jusque dans son manque complet de moyens comme de discours, son pacifisme pacifié. Pris entre un Etat auquel on ne saurait se fier, et une violence aussi aveugle qu’inévitable, Des hommes et des dieux est vraiment un film dont, en ces temps de peur et de méfiance généralisées, nous, les Européens, nous sommes les héros.
Dans une lettre circulaire envoyée le 11 avril 1995, après l’échec du processus de Rome, Christian de Chergé écrivait : « Il aura manqué à l’initiative de Sant’Egidio de savoir donner une voix à cette immense foule des ‘petits’ traités par le mépris et dont nous savons le bon sens et la générosité. » (10) Des hommes et des dieux reproduit exactement la même erreur qu’épinglait le prieur, et le même racisme sous-jacent, tout en le sublimant par les prestiges convergents et convenus d’une religion purifiée, une lumière de tableau de vieux maître, et un jeu d’acteur dont le charme indéniable vire parfois au vulgaire à force de « subtilités psychologiques ». Dans le film de Beauvois, cette foule dont parlait de Chergé n’existe tout simplement plus. Et les quelques fragments d’hommes et de femmes qui lui ont survécu n’ont de voix que pour demander aide et protection au « grand frère blanc ».
Peut-être est-ce là, au fond, que nous devons chercher les raisons profondes d’un tel engouement unificateur du public. Comme le dira le réalisateur lui-même, dans un lapsus qu’aucun journaliste français ne semble avoir relevé, « Pour moi, c’est une tragédie universelle. Ou un western effectivement. Mais un western couscous alors, avec les algériens qui joueraient les indiens et les moines qui seraient les cow-boys retranchés dans le fort (11). »
En effet. On ne saurait être plus clair. Et comme on ne le sait que trop, à force de ne défendre que les « bons » Indiens, ceux qui ont accepté de se soumettre à nous, on finit souvent par exterminer, ou laisser exterminer, tous les autres.