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Iran, WikiLeaks et les dirigeants du Golfe

par Alain Gresh, 9 décembre 2010

Souvent intéressants, les documents publiés par WikiLeaks doivent être maniés avec précaution, pour une série de raisons :
— d’abord, parce qu’ils couvrent des périodes très différentes et que ce qui est « vrai » à un moment donné ne l’est pas forcément à un autre ;
— ensuite, parce qu’ils reflètent les vues de tel ou tel diplomate et non « la vérité » ;
— enfin, parce que ces diplomates rapportent des propos qui leur ont été tenus et qui ne sont pas forcément non plus « la » vérité. Dans ce type de conversation, il n’est pas rare que les interlocuteurs des représentants d’une grande puissance comme les Etats-Unis disent, non ce qu’ils pensent, mais ce qui fera plaisir à ce représentant.

Un des exemples les plus frappants concerne l’épisode déjà connu de la rencontre entre Saddam Hussein et l’ambassadrice américaine à Bagdad, en juillet 1990, à la veille de l’invasion irakienne du Koweït. L’hebdomadaire allemand Der Spiegel y revient sur son site en anglais (« Diplomats Were Misled by Saddam’s ’Cordial’ Manner », par Bernhard Zand, 6 décembre). Lors de cette rencontre, Glaspie avait affirmé que les Etats-Unis ne prenaient pas position dans les différends frontaliers entre pays arabes. Cette conversation ayant été rendue publique par Saddam Hussein durant l’été 1990, certains y avaient vu un « feu vert » donné par Washington à l’invasion, voire un sombre complot pour attirer l’Irak dans un piège. Mais le plus intéressant des documents révélés, c’est qu’ils confirment l’excellence des relations entre les Etats-Unis et l’Irak jusqu’à 1990 et le peu de cas que faisait Washington (et son ambassadrice) de toutes les informations sur l’usage par Saddam Hussein d’armes chimiques contre sa propre population (massacre de Halabja, les 16-17 mars 1988).

Encore une fois, les documents de WikiLeaks offrent des points de vue intéressants, comme celui mis en lumière dans Le Monde sur le président Sarkozy et son alignement sur le président George W. Bush. (Lire « Nicolas Sarkozy “l’Américain” », LeMonde.fr, 30 novembre 2010). Ces confirmations n’étonneront pas les lecteurs de ce blog (ou du blog Défense en ligne et du Monde diplomatique) qui avait mis en évidence ce rapprochement spectaculaire entre Paris et Washington (lire « Nicolas Sarkozy et les “ruptures” de la politique étrangère » et « Nicolas Sarkozy, une vision américaine de l’Orient »).

Un autre élément qui n’a pas été assez mis en valeur avec WikiLeaks, c’est que la lecture de ces documents offerte par les journalistes peut aussi être biaisée. Ainsi, la plupart des médias ont mis l’accent sur la perception arabe de l’ampleur de la menace iranienne, ce qui confortait le point de vue de ces médias depuis des années. Ils ont affirmé que les dirigeants arabes souhaitaient une attaque militaire contre l’Iran et son programme nucléaire. Pourtant, à lire les documents publiés, on est loin d’une telle vision simpliste. C’est ce que souligne un excellent article de Gareth Porter et Jim Lobe, « Cables Belie Gulf States’ Backing for Strikes on Iran » (IPSnews, 6 décembre).

C’est le New York Times qui a été à l’origine de cette lecture, publiant en première une page une citation du roi Abdallah d’Arabie saoudite exhortant les Etats-Unis à « couper la tête du serpent », ainsi que d’autres déclarations des dirigeants arabes du Golfe soutenant à une action militaire (« From Arabs and Israelis, Sharp Distress Over a Nuclear Iran », 28 novembre, article de David E. Sanger, James Glanz et Jo Becker). Le quotidien américain affirme que les câbles publiés révèlent que l’Iran a unifié les ennemis d’hier, Israël et nombre de ses adversaires arabes, en premier lieu les Saoudiens.

Pourtant, écrivent Porter et Lob, une lecture attentive de tous les câbles diplomatiques montre que les pays du Golfe, y compris l’Arabie saoudite, craignent les conséquences d’une attaque contre l’Iran pour leur propre sécurité, une vue en contradiction avec la politique israélienne. Ces câbles montrent même que les Emirats arabes unis (EAU) et le Koweït expriment cette préoccupation avec plus de force depuis deux ans.

« Au cœur des polémiques, la citation du roi Abdallah se référant à l’Iran et appelant à “couper la tête du serpent”. L’histoire voudrait aussi que l’ambassadeur saoudien à Washington, Adel Al-Jubeir, ait rappelé durant cette rencontre du roi avec le général Petraeus en avril 2008 “les exhortations fréquentes du roi à attaquer l’Iran”. Pourtant, les câbles précisent que l’ambassadeur saoudien a fait cette remarque deux jours plus tard au chef adjoint de la mission diplomatique américaine à Riyad, Michael Gfoeller. Durant la réunion avec Petraeus, Abdallah n’a pas évoqué le programme nucléaire iranien, mais “a insisté sur la nécessité de résister et repousser l’influence et la subversion iranienne en Irak”. » Un élément souvent oublié, l’importance que l’Irak et son avenir ont pour les dirigeants saoudiens.

« Le câble attire l’attention sur le contraste entre les remarques d’Al-Jubeir et celles faites par le ministre des affaires étrangères Saoud al-Fayçal et par le directeur général du renseignement le prince Muqrin au cours de la visite de Petraeus. D’autre part, le câble souligne, après avoir cité Al-Jubeir, que le ministre des affaires étrangères “a appelé à la place à de plus sévères sanctions américaines et internationales contre l’Iran, y compris une interdiction de voyage et de nouvelles restrictions sur les prêts bancaires.” (...) Le câble dira seulement que le ministre des affaires étrangères a affirmé que “l’usage de la force contre l’Iran ne devrait pas être exclue” », ce qui reflète les positions de l’administration Bush à l’époque.

« Même si Abdallah a offert un soutien explicite à une attaque militaire contre l’Iran durant la réunion avec le général Petraeus, ce ne serait pas un indicateur fiable de la politique saoudienne. (...) Thomas Lippman, ancien chef du bureau du Washington Post au Proche-Orient (...) qui a écrit un livre sur les relations Etats-Unis et l’Arabie, a également dit que la citation d’Abdallah aurait été en ligne avec la ligne habituelle des Saoudiens de “dire aux Américains ce qu’ils veulent entendre. Ils voulaient avoir l’assurance qu’ils seraient sous la protection des Etats-Unis”. »

Et les câbles couvrant une période plus récente, celle de la présidence Obama, confirment que les Saoudiens ont mis avant tout l’accent sur les stratégies politiques et économiques contre l’Iran. Un câble du 10 février 2010 affirme que Riyad accorde, pour affaiblir l’influence de l’Iran, la priorité à un accord entre le Hamas et l’Autorité palestinienne et à l’élargissement des relations avec la Russie, la Chine et l’Inde pour créer « une pression diplomatique et économique sur l’Iran qui ne dépendent pas directement de l’aide américaine ».

« En ce qui concerne les Emirats arabes unis, un câble de février 2007 cite Mohammed bin Zayed Al-Nahyan, prince héritier d’Abou Dhabi, disant que le programme nucléaire iranien “doit être stoppé par tous les moyens disponibles”. (...) Mais le diplomate notait que “ce discours musclé sur l’Iran” devait être “pris dans le contexte de l’intérêt des EAU d’acquérir la technologie militaire avancée”. En effet, les Émirats arabes unis à l’époque négociaient un achat record de 17 milliards de dollars d’armes américaines. »

« Malgré les fanfaronnades de bin Zayed, le diplomate américain a écrit dans le câble du 7 février 2007 que les Emirats arabes unis sont clairement nerveux au sujet de toutes les actions des Etats-Unis qui pourraient “nuire à leur voisin bien plus puissant qu’eux”. (...) Deux ans plus tard, le prince héritier a déclaré au représentant spécial américain pour l’Afghanistan et le Pakistan, Richard Holbrooke qu’une “solution militaire ne ferait que retarder le programme nucléaire de l’Iran et non de le faire dérailler” et que “la guerre avec l’Iran ne ferait que nuire aux Emirats arabes uni”. Il a également déclaré qu’il était “profondément préoccupé” à l’idée d’une frappe militaire israélienne qui, a-t-il ajouté, “aurait peu d’impact sur les capacités de l’Iran”, selon un câble du 5 avril 2009. »

(...) « Plus récemment, un câble du 22 février 2010 note que le ministre des affaires étrangères des EAU, Cheikh Abdullah bin Zayed Al Nayan, a alerté une délégation dirigée par le républicain Nita Lowey, un fervent partisan d’Israël au Congrès, que toute crise “ou confrontation dans le région [sur le programme nucléaire iranien] créerait des problèmes d’approvisionnement en pétrole dans le monde entier.” Selon le câble, le ministre a terminé la rencontre avec un “monologue sur l’importance d’un processus de paix fructueuses entre Israël et ses voisins, peut-être la meilleure façon de réduire l’influence régionale de l’Iran”. »

Les autres câbles concernant les positions des dirigeants du Golfe montrent que, à l’exception du roi du Bahreïn — un dirigeant sunnite qui règne sur un pays à majorité chiite—, il n’existe aucun enthousiasme dans le Golfe pour une attaque militaire contre l’Iran. Et que la plupart des dirigeants pensent que le meilleur moyen de réduire l’influence iranienne est de régler le problème palestinien, une perspective qui s’éloigne chaque jour un peu plus.

Alain Gresh

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