«L’intention de M. Gbagbo, et les forces de sécurité qui lui sont fidèles, est clairement d’étrangler la mission des Nations Unies et d’étouffer le gouvernement du président élu, Alassane Ouattara. Nous ne pouvons pas permettre cela », avait répété, le 21 décembre dernier, le secrétaire général de l’ONU, M. Ban Ki Moon, évoquant un « défi direct et inacceptable à la légitimité de l’Organisation des Nations Unies », et dénonçant des « enlèvements, meurtres et propagation de discours de haine à la radio et télévision d’Etat », ainsi que la présence de « mercenaires dans le pays, notamment d’anciens combattants du Libéria, recrutés pour cibler certains groupes de la Côte d’Ivoire de la population ».
Dans la foulée, le mandat de la force de maintien de la paix en Côte d’Ivoire, qui devait prendre fin le 31 décembre 2010, a été prolongé de six mois par le Conseil de sécurité, le 20 décembre dernier. Il n’est donc pas question pour l’ONU d’évacuer le pays, comme l’avait exigé le président Gbagbo. L’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci), lancée en 2004 en vertu de la résolution 1528 du Conseil de sécurité, comprend dix mille casques bleus, policiers et civils. Son siège, à Abidjan, a essuyé la semaine dernière des tirs de la part d’hommes armés, vêtus de tenues militaires. Les mouvements des casques bleus sont entravés par les soldats du Centre de commandement des opérations de sécurité (les CRS locaux), de la garde républicaine et des fusillers-marins – les forces d’élite fidèles à Laurent Gbagbo. Les règles d’engagement actuelles permettent aux soldats de l’ONU de tirer uniquement pour riposter.
En dépit de ces pressions, le chef de l’Onuci, le Coréen Yj Choi, a réaffirmé le 20 décembre que « l’Onuci a été et restera impartiale sur tous les plans, y compris militaire », ajoutant qu’il « faut une bonne dose de mauvaise foi pour qualifier notre dévouement et notre impartialité militaire comme prise de parti en faveur d’un des belligérants et comme contribution à la violence ». Yj Choi a notamment dénoncé l’envoi « de jeunes gens armés aux domiciles des personnels des Nations unies pour frapper à leur porte et demander la date de leur départ, ou entrer pour y effectuer des fouilles sous prétexte de chercher des armes. »
Faible capacité
Des centaines de casques bleus ont pris position autour du QG de M. Ouattara, installé à l’hôtel du Golf, pour parer au pire, ce qui leur vaut des menaces virulentes, relayées par la Radio-Télévision ivoirienne (RTI). « La mission de l’Onuci s’avère compliquée et dangereuse », a expliqué de son côté Alain Leroy, le secrétaire général adjoint de l’ONU en charge des opérations de maintien de la paix :
- En raison de la faiblesse de leurs effectifs, les casques bleus – qui sont d’ailleurs répartis sur tout le pays – peuvent difficilement contrôler une métropole aussi vaste qu’Abidjan, avec plusieurs millions d’habitants.
- En outre, la composante militaire de l’Onuci – 8 000 hommes – est disparate, avec des troupes en provenance d’une cinquantaine d’Etats, majoritairement le Bangladesh, dont les effectifs sont de 3 000 hommes (1), la Jordanie (850 hommes), le Pakistan (750 hommes), et plusieurs contingents africains (Maroc, Togo, Niger, Bénin, Ghana).
- Enfin, les soldats de l’ONU – qui ne sont déployés, en principe, qu’avec l’accord du pays d’accueil, et dans une optique pacifique – ne sont ni autorisés, ni entraînés, ni équipés pour des missions de type offensif. Cette culture ne les porte pas à prendre des risques, pas plus que des initiatives, même s’ils ne méritent pas toujours la faible considération que leur accordent les « vrais » militaires, prompts à moquer leur « faible capacité opérationnelle ».
Licorne en force
Faute de pouvoir espérer un retrait volontaire, certains proches du président sortant ont imaginé des tactiques de harcèlement. Ainsi, selon le journal Le Temps, au sortir d’une réunion avec la Fédération des étudiants et scolaires de Côte d’Ivoire (Fesci), le patron de la jeunesse du Front populaire ivoirien (FPI), Konaté Navigué, a décidé d’« un train de mesures pour convaincre les agents et soldats de l’Onuci et les soldats français de la force Licorne de s’en aller : il s’agit de ne plus laisser leurs personnels se ravitailler dans les magasins, les stations-services, ou se soigner dans nos hôpitaux. S’ils se sentent à l’étroit, ils partiront. »
Autre composante de ce qu’on appelle, en Côte d’Ivoire, les « forces impartiales » : la force française Licorne. Elle compte actuellement 900 hommes (2), regroupés au sein du « BATLIC », qui occupe les anciens quartiers du 43ème BIMA, à Port-Bouët, sur la lagune d’Abidjan – unité dissoute en 2009, à la demande du président Laurent Gbagbo, qui souhaitait la fermeture de cette base française historique, suite aux affrontements de Bouaké et Abidjan en 2004, et à sa mésentente avec le président Chirac.
« Depuis le vote de la résolution 1721 (1er novembre 2006), et conformément à l’accord politique de Ouagadougou (signé le 4 mars 2007), souligne le ministère français de la défense, la principale mission de la force Licorne est de soutenir l’Onuci : la force française constitue une force susceptible d’agir au profit de la force onusienne, celle-ci intervenant en soutien de l’action des forces armées ivoiriennes. Par ailleurs Licorne peut, si besoin est, assurer la sécurité des ressortissants français et étrangers ».
Non intervention française ?
Les effectifs de Licorne, une force provisoire qui agit sous mandat des Nations unies, sont considérés comme une « réserve », ou une force de réaction rapide au profit de l’Onuci. Ils ont eu à former des instructeurs des forces ivoiriennes spécialisés dans le contrôle des foules, à l’approche de l’élection présidentielle du 30 octobre.
Ces soldats, relevés tous les quatre mois, ont l’autorisation de riposter en cas d’agression, mais n’interviendront pas, assure le gouvernement français : « Ce n’est pas aux soldats français de s’interposer et ils ne le feront pas », a ainsi affirmé, à plusieurs reprises, Michèle Alliot-Marie, la ministre française des affaires étrangères. Mais cette posture ne sera pas facile à tenir si une guerre civile ouverte se déclenche, et si les étrangers, notamment français, sont menacés.
Indice de cette montée des périls : à l’issue d’une réunion du conseil de défense, à l’Elysée, le 22 décembre, le gouvernement français – qui jusqu’ici avait assuré que ses ressortissants n’étaient ni concernés, ni menacés par le conflit actuel – a recommandé à ses ressortissants (estimés entre 14 000 et 15 000, dont la moitié auraient la double nationalité) de « quitter provisoirement la Côte d’Ivoire, dans l’attente d’une normalisation de la situation », s’ils en ont la possibilité, et ceci « par mesure de précaution, bien que les ressortissants étrangers ne soient pas menacés jusqu’à présent », a indiqué le porte-parole du gouvernement, M. François Baroin.
Une mise en garde similaire a été adressée, au même moment, par le gouvernement allemand à ses ressortissants installés en Côte d’Ivoire, ou désirant s’y rendre : « Une détérioration de la sécurité, ainsi que de nouveaux affrontements et des explosions de violences sont prévisibles après que les deux candidats (...) se sont déclarés vainqueur et se présentent comme le président », a justifié le ministère des affaires étrangères allemand.
La force Licorne est également entraînée et outillée pour la protection des ressortissants français et européens. Elle dispose de véhicules blindés et d’un détachement d’hélicoptères (5 Puma, 3 Gazelle). Elle pourra compter sur des renforts mis en alerte sur les bases de Libreville, N’djamena et Dakar, ainsi que sur les éléments du Commandement des opérations spéciales (COS), stationnés depuis quelques semaines au Burkina Faso. Ils ont été acheminés dans cette région en vue d’une éventuelle intervention pour récupérer les otages français détenus au nord du Mali par Al Qaida au Maghreb islamique (AQMI). Les commandos du COS sont – entre autres – des spécialistes de l’exfiltration, de l’évacuation de ressortissants, etc., et ont été déployés dans ce but en Côte d’Ivoire en 2004, au Tchad en 2007 et 2008, etc.
Moyens navals
Des moyens maritimes pourraient également être mobilisés : le transport de chalands de débarquement (TCD) Sirocco, qui croisait dans le golfe de Guinée, au titre de la mission permanente Corympe, vient d’être relevé par le bâtiment de projection et de commandement (BPC) Tonnerre, plus imposant. En cas de crise, ces bâtiments de la marine sont mis à la disposition des forces terrestres. Ce porte-hélicoptères d’assaut, précise le ministère de la défense, « peut embarquer jusqu’à 16 hélicoptères NH90 ou Tigre. Grâce à ces capacités amphibies, il peut participer à l’exécution d’une opération aéromobile à partir de la mer, en vue, par exemple, d’une évacuation de ressortissants, ou effectuer le transport et le débarquement d’un escadron de chars Leclerc. C’est aussi un véritable hôpital de plus de 50 lits ». Ce bâtiment, le plus lourd de la marine française après le porte-avions, peut accueillir jusqu’à un millier de passagers, ainsi que des états-majors multinationaux (jusqu’à 170 postes de travail).
En outre, à la demande du gouvernement français, le navire de ravitaillement néerlandais Hr. Ms Amsterdam, un des deux navires les plus modernes de la flotte des Pays-Bas, sur le chemin du retour après une mission anti-piraterie au sein des forces de l’OTAN (Ocean Shield) comme européenne (EUNAVFOR Atalanta), a reçu l’ordre de se dérouter vers la Côte d’Ivoire, signale le site Bruxelles2, pour qui la France est chargée de coordonner toute action pour la sécurité des citoyens des États membres de l’Union européenne (UE) dans la région. L’Amsterdam apportera ainsi un soutien maritime aux moyens français déjà déployés sur place, notamment pour approvisionner les navires, et « si nécessaire en fera un appui aux opérations de sécurité », précise-t-on à la Haye.
La solution régionale
Le Nigeria, également, souhaite rapatrier ses diplomates, après un acte hostile ayant visé son ambassade : une attaque sans doute liée à la présidence de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), que le Nigéria assume actuellement. Comme l’ONU, l’Union africaine (UA), l’UE, etc., la CEDEAO a demandé à Laurent Gbagbo de respecter le verdict des urnes. Le président nigérian, M. Goodluck Jonathan, à la tête de l’organisation régionale, a été particulièrement ferme.
Le Nigeria, étroitement soutenu par les Etats-Unis, pourrait – en tant que leader des pays d’Afrique de l’Ouest – avoir un rôle moteur pour l’envoi en Côte d’Ivoire d’une force de paix régionale, qui viendrait en soutien aux casques bleus de l’ONU. Cette solution, discutée au moins en coulisse, dans le cadre du sommet régional convoqué le 24 décembre à Abuja, la capitale nigériane, a l’avantage de contourner le sentiment anti-ONU et anti-Français entretenu par M. Gbagbo et ses fidèles. La force régionale ECOMOG, forte de 2 000 hommes, et encadrée principalement par des officiers nigérians, était intervenue, dans les années 1990, au Liberia et en Sierra Leone, pour mettre fin aux guerres civiles.
Accents patriotes
Tout indique que le temps presse, au vu des éléments suivants :
- Les actions de commandos nocturnes, qui répandent la terreur dans certains quartiers de la capitale, les menaces du ministre de la jeunesse de Laurent Gbagbo, M. Blé Goudé, qui retrouve les accents des Jeunes patriotes de 2004, ou encore les défis des commandants des Forces nouvelles de Bouaké, « capitale » du nord, qui brûlent de « descendre sur Abidjan ».
- Les déclarations du premier ministre, M. Guillaume Soro, selon lequel « il n’y a qu’une solution qui reste, celle de la force », puisque « toute la pression internationale et les sanctions n’ont pas produit d’effet sur M. Gbagbo ».
- Les préparatifs de la Commission européenne, qui a débloqué un crédit d’urgence pour l’accueil éventuel d’une centaine de milliers de réfugiés par les pays voisins de la Côte d’Ivoire.
- La multiplication des sanctions, avec notamment le gel des relations diplomatiques ou consulaires, et celui des paiements, de la part des Nations unies, de l’UE, de la Banque mondiale, etc.
Dans son édition de janvier 2011 (en kiosques le 29 décembre), Le Monde diplomatique reviendra sur la crise en Côte d’Ivoire et son historique, avec un article de Vladimir Cagnolari .