En kiosques : décembre 2024
Abonnement Faire un don
Accéder au menu

La France « ennemi global » au Sahel

Ça passe, mais ça casse ! La nouvelle « leçon » infligée aux kidnappeurs présumés AQMI (1) du Niger débouche dans l’immédiat, une fois encore, sur des pertes en vies humaines, notamment celles des jeunes otages. La France fait figure désormais de « grand Satan » aux yeux des desperados du désert sahélien, avec rang d’« ennemi global », au point que – selon le Quai d’Orsay – « aucun endroit ne peut plus être considéré comme sûr dans le Sahel ». Le rôle de matamore n’est pas pour déplaire au président français Nicolas Sarkozy, qui revendique haut et fort son devoir de fermeté, adoptant volontiers un profil « bushien » face aux terroristes du Sahel comme aux pirates de Somalie ou aux insurgés d’Afghanistan.

par Philippe Leymarie, 10 janvier 2011

Levons tout de suite un préalable : sauf révélation extraordinaire, les deux jeunes Français enlevés vendredi soir, et exécutés le lendemain – dans l’affolement d’une poursuite échevelée – ne peuvent être plus innocents. Les malheureux ont été kidnappés au hasard, avec facilité, tard un soir de week-end, dans un petit restaurant de la capitale nigérienne (2), simplement parce qu’ils étaient blancs, et fréquentaient un établissement français… Et ils ont été éliminés sans pitié.

Sauf à considérer :

 que la perspective du mariage d’un jeune Français avec une Nigérienne serait une agression culturelle (en supposant bien sûr que ce fait aurait été connu des ravisseurs, ce qui est douteux aussi) ;

 que l’existence de ce petit restaurant régional français, « Le Toulousain », dans un quartier de Niamey, serait à elle seule une provocation ;

 que la présence d’étrangers, quels qu’ils soient, dans une capitale comme Niamey, paraîtrait dommageable et insupportable à certains ;

 que des personnels d’ONG (l’un des deux jeunes était employé par Aide médicale internationale) seraient une cible naturelle et légitime pour ceux qui prétendent nettoyer le terrain de tout « croisé »...

... on ne peut que conclure, comme Libération ce lundi, que « la responsabilité de cet assassinat repose sur les assassins ».

Cela va de soi, mais cela va encore mieux en le disant. Un débat – bien sûr légitime ! – sur l’enchaînement des faits, des appréciations et des décisions ne doit pas faire oublier la cause immédiate du drame. De même, le recours à une grille d’analyse globale, s’appuyant sur les causes socio-historiques profondes, établissant des responsabilités à tous les étages, ne peut exonérer de leur action les auteurs de la prise d’otages de ces derniers jours : leurs motivations, et encore plus leurs comportements et modes d’action sont détestables et condamnables. Et basta !

Signal clair et fort

Lundi matin, il y avait une belle unanimité sur ce plan au sein de la classe politique française, du Figaro à François Hollande, où chacun félicitait le pouvoir pour sa fermeté, à un bémol près : « Que ce soit au Sahel ou en Afghanistan, la politique étrangère de la France est-elle en partie responsable des menaces qui pèsent sur ses intérêts ? », s’est interrogé le quotidien communiste L’Humanité.

Mais donc, voilà que dans le Sahel où il était sérieusement pointé du doigt depuis quelques mois, Paris réagit fort et vite, et « assume pleinement » – selon le mot d’un Alain Juppé, ministre de la défense, qui trouve enfin une occasion de s’affirmer, voulant envoyer un « signal fort » : cette dernière expression a souvent été employée ces jours-ci par les décideurs français.

Substance du message : on ne cède pas, ou plus, aux chantages et autres menaces. Et, du coup, on met au second plan dans la réalité des faits la sauvegarde des vies d’otages. On peut d’ailleurs se demander, au passage, si pareille fermeté serait mise en avant au cas où, par exemple, un homme d’affaires, un journaliste, ou un diplomate (et non un petit employé d’une ONG, ou un simple touriste) serait pris en otage.

Samedi, l’ordre d’intervention avait été donné directement par le président Nicolas Sarkozy, avec l’engagement d’avions de patrouille basés à Niamey, ainsi que d’hélicoptères avec les commandos des forces spéciales stationnés au Burkina et au Mali depuis quelques semaines, en vue d’une éventuelle opération de libération des membres du personnel d’Areva déjà détenus en otages. Après l’échec d’une première course-poursuite entamée aussitôt après l’enlèvement par les Forces d’intervention et de sécurité nigériennes (FNIS), qui ont déploré plusieurs morts, ces commandos français ont établi un « bouchon » près de la frontière malienne, sur lequel ont buté les ravisseurs des deux Français samedi soir : en difficulté face aux soldats du COS français qui les poursuivaient jusqu’en territoire malien, ils auraient préféré supprimer les otages plutôt que les relâcher (3).

Feuilleté de vengeances

Les responsables militaires français apprécient de manière contradictoire le bilan de l’opération au Niger. Pour le porte-parole de l’état-major, bien que menée avec le professionnalisme nécessaire, celle-ci ne peut être qualifiée de « succès » puisque son but était avant tout de libérer les otages, et non de « faire du bilan sur l’AQMI ». Mais pour un haut responsable militaire, cité par Jean Guisnel, il convient d’insister au contraire sur le fait que « l’opération d’enlèvement a échoué », le message clair et fort envoyé par les autorités françaises ayant été : « Ça suffit ! Nous vous détruirons malgré les risques que cela comporte pour les otages ». En ce sens, malgré la mort des compatriotes, l’opération aurait été « réussie »

Remarque : ce genre de message « clair et fort » est de nature à calmer quelques ardeurs guerrières en face, mais peut aussi radicaliser certains comportements, l’une ou l’autre katiba (phalange, groupe) d’AQMI ajoutant une couche supplémentaire à l’actuel feuilleté de vengeances qui fait son miel ordinaire. De plus, cette action « claire et forte » n’est pas très rassurante pour le sort ultérieur des cinq Français et du Malgache d’Areva ...

Autre remarque : la rhétorique évoquée plus haut avait déjà été employée, en août 2008, par un officier supérieur français, pour tenter de renverser les critiques des médias après la mort de neuf soldats français dans l’embuscade d’Uzbeen, en Afghanistan, qu’il présentait au contraire comme un succès militaire.

Il s’agissait du général Benoît Puga, chargé à l’époque de la conduite des opérations à l’état-major. Il est aujourd’hui chef d’état-major particulier du président de la République : c’est lui qui coordonne la collecte d’informations et prépare les décisions au sommet, notamment dans les domaines « réservés », comme ces affaires d’otages, dont la gestion est toujours délicate, et pour lesquelles les plus hautes autorités d’un pays ont beaucoup à perdre ou à gagner – c’est selon.

Les moulinets du président

Le chef de l’Etat français, ainsi conseillé, aime à faire le petit coq : il l’a encore prouvé fin décembre, en lançant un ridicule « ultimatum » à Laurent Gbagbo, en Côte d’Ivoire, qui n’a eu aucune suite (comme la plupart des défis que se lancent depuis six semaines les deux parties). Or, si quelqu’un devait faire « profil bas », dans l’affaire ivoirienne, et éviter toute glissade, interprétation, etc., c’est bien la France, qui a quelques épisodes à faire oublier dans ce pays. Et n’avait pas besoin de servir à l’ancien socialiste Gbagbo un argument pour alimenter ses couplets plus ou moins creux de dénonciation du néo-colonisateur, de bataille pour l’indépendance économique, l’africanité, l’ivoirité, etc.

Le président français avait également fait des moulinets lors des prises d’otages au large de la Somalie – Ponant, Tanit – avec, dans ce dernier cas, un assaut donné avant que le voilier concerné ne gagne les eaux territoriales somaliennes. C’est un cas de figure comparable à celui de la poursuite de samedi dernier au Niger : il s’est agi, en décidant d’intervenir, d’empêcher coûte que coûte que ravisseurs et otages ne puissent se réfugier de l’autre côté de la frontière, dans la « zone grise » des confins du Mali (où se trouveraient actuellement les six otages français et malgache d’Areva).

Et Nicolas Sarkozy avait encore poussé le bouchon un peu loin, en juillet dernier, accusant AQMI d’avoir exécuté l’otage Michel Germaneau. Or, d’après les indications que vient de rassembler notre confrère Jean-Dominique Merchet –, il serait mort en fait de maladie, deux semaines avant le raid franco-mauritanien du 22 juillet lancé en territoire malien pour tenter de le récupérer. Mais, bien sûr, on ne prête qu’aux riches …

Porte de l’enfer

Par ailleurs, ce sont donc des commandos français qui ont relancé et cherché à conclure la poursuite, jusqu’en territoire malien, après les tentatives de leurs collègues nigériens. En juillet dernier, des soldats ou agents français avaient également agi de concert avec des Mauritaniens, pour un raid au Mali (qui n’avait pas permis de retrouver Michel Germaneau, mais avait coûté la vie à plusieurs combattants d’AQMI). C’est d’ailleurs ce raid qui semble avoir déclenché le cycle de représailles actuelles : Abdelmalek Droukel, un des hommes forts de cette mouvance, avait alors affirmé que « Sarkozy [avait] ouvert une porte de l’enfer à son peuple » .

En tout cas, des soldats français, dans plusieurs pays du Sahel, sont aujourd’hui en position de se substituer aux moyens, sinon aux autorités locales et régionales. C’est un legs de la colonisation, et de la coopération étroite qui s’en est suivie, notamment sur le plan militaire. Mais cela pose le problème de la souveraineté de ces Etats ; et de la « légitimité » de la présence de certains intérêts étrangers (comme celle d’Areva, la compagnie française qui exploite les mines d’uranium au nord du Niger, dont plusieurs membres du personnel sont détenus par AQMI).

Focalisation antifrançaise

Une note des services français de renseignement, dont la teneur avait été publiée par Le Monde le 21 septembre dernier, recensait les raisons de l’actuelle « focalisation antifrançaise » dans la région du Sahel, due à une conjonction d’éléments, notamment :

 l’expédition franco-mauritanienne contre un camp d’AQMI au Mali le 22 juillet dernier ;

 la présence militaire française qui se poursuit en Afghanistan ;

 le vote le 14 septembre de la loi interdisant le port du voile intégral dans les lieux publics ;

 une diplomatie jugée dans l’ensemble plutôt pro-israélienne.

On sait que, défaite pour l’essentiel en Afghanistan et en Irak, pourchassée jusqu’à un certain point au Pakistan, en Arabie saoudite et jusqu’en Tchétchénie, la mouvance Al-Qaida a refait surface :

 au Yémen (où elle est combattue par le gouvernement local, avec le soutien technique de l’armée américaine) ;

 en Somalie (où elle joue sur l’anarchie et les divisions régnant dans ce pays, mais reste sous la menace des soldats américains déployés à Djibouti) ;

 et donc dans le Sahel ouest-africain : l’allégeance de l’ex-Groupe pour la prédication et le combat (GSPC), avec sa demi-douzaine de katibas autonomes, son encadrement en majorité algérien, et ses quelque 400 combattants d’origine mauritanienne ou touarègue (du Mali ou du Niger), font de cette zone des confins sahariens, immense, très peu habitée et administrée, un refuge commode pour les rebelles qui ont surtout survécu grâce à des trafics illégaux : otages, armes, drogues.

Philippe Leymarie

(1Al-Qaida au Maghreb islamique.

(2L’un des deux, résidant en République centrafricaine, venait se marier à Niamey ; l’autre n’y était pas arrivé depuis plus de trois heures, et devait être témoin de cette union.

(3Sous réserve d’une enquête plus approfondie sur les conditions de leur mort.

Partager cet article