«Moi, je suis Ahmad, lui, c’est Ramadan et on avait aussi des cochons ! confiaient en février 2010 des chiffonniers musulmans dans les rues du Caire. Si le cochon était impur, on serait tous morts, les chrétiens, comme les musulmans ! (…) Ce sont les cochons qui nous faisaient vivre... Qu’Allah protège nos cochons ! »
L’élimination des porcs fût une décision imprévisible et brutale. Elle a porté un coup fatal à la centaine de milliers de chiffonniers qui collectaient et recyclaient les déchets du Caire. Si, depuis 2002, ils avaient pu s’adapter, bon gré mal gré, à la délégation du service de collecte à des sociétés privées européennes et égyptiennes, la « crise des cochons », animaux incarnant un rouage essentiel de leur profession et constituant leur « capital sur pattes », est difficilement surmontable. Cette décision, qui prend pour prétexte une urgence sanitaire, témoigne à l’excès du stigmate qui marque la communauté des chiffonniers. Mais, au-delà, cette crise en dit long sur les relations entre les gouvernants et les gouvernés dans un pays où l’état d’urgence, en vigueur depuis 1981, interdit toute manifestation et où a fortiori la contestation des laissés pour compte reste impossible.
Une communauté stigmatisée
pour sa relation aux déchets et l’utilisation des porcs
En Egypte, le terme zabbâlîn (3) désigne les chiffonniers et renvoie à une catégorie sociale spécifique, marquée par la stigmatisation de ceux qui ont affaire aux déchets : « Le déchet est d’abord une place, un rang : celui du bas, de l’inférieur, de l’impur, de l’infect, de l’indigne, de l’intouchable (…). Ici, on est massivement contaminé parce qu’on manipule (…). Ceux qui campent sur ce reste-là s’exposent au même procès d’exclusion que celui qui vise la chose déchue. » Les zabbâlîn, migrants pauvres venus de Haute-Egypte au Caire dans les années 1930, sont des chrétiens coptes (4) qui collectent les ordures et élèvent des porcs, considérés comme animaux impurs dans le monde musulman. Dans leurs quartiers, la coexistence des déchets, des cochons et d’une population misérable, religieusement minoritaire, explique la discrétion des zabbâlîn, mais a aussi justifié de la part des autorités leurs expulsions répétées et violentes vers les confins de la ville. Aujourd’hui, les quartiers de zabbâlîn sont rattrapés par la croissance urbaine mais, interstices dans la ville, ils restent toujours quasi indécelables.
En dépit de leur marginalisation spatiale et sociale, et du peu d’intérêt des autorités pour leur rôle économique, l’activité des zabbâlîn (qui relève du secteur informel) est très dynamique. Jusqu’en 2002, ils collectaient quotidiennement environ 5 000 tonnes de détritus sur les 15 000 produites par la capitale (5) et recyclaient 80 % de ce qu’ils ramassaient – taux le plus performant au monde ! Elevés par les Coptes mais aussi par quelques familles musulmanes, les cochons se nourrissaient des 40 % de déchets organiques de la collecte. Leur lisier, transformé en compost, était vendu à bon prix aux paysans et leur viande achetée par quatre grands charcutiers du Caire, pour être servie dans les grands hôtels internationaux ou exportée à l’étranger.
L’organisation professionnelle est rigoureuse au sein des familles (les hommes collectent, les femmes trient) et de la communauté : après accord oral, les zabbâlîn se répartissent des territoires de collecte au porte-à-porte dont la transmission est héréditaire et qui peuvent être « vendus » ou échangés. La corporation se fonde sur la communauté, renforcée par l’endogamie, les alliances de parenté et les connaissances de voisinage, toutes ces dimensions étant instrumentalisées dans les réseaux professionnels. Cela n’exclut pas, loin de là, les inégalités entre familles et entre quartiers parmi lesquels prédomine celui de Manchiat Nasser, où vivent 50 000 zabbâlîn travaillant dans 700 ateliers de recyclage. Les circulations sont incessantes entre les lieux de ramassage, les sept quartiers où ils résident, trient et recyclent jusqu’aux usines du secteur formel et grossistes à qui sont revendus les produits finis ou semi-finis. Quoi qu’il en soit de cette activité quasi-industrielle et de leur forte insertion économique, les zabbâlîn font peu parler d’eux et parlent encore moins d’eux-mêmes (6). Paradoxalement, ce sont deux décisions les excluant, la « privatisation » en 2002 et l’abattage des cochons en 2009, qui les placent sur le devant de la scène.
En 2002, cinq filiales de multinationales italiennes et espagnoles signent des contrats s’engageant à la collecte et au recyclage de 20 % des déchets du Caire. Du fait de cette « privatisation » (7). Tout ramassage d’ordures, dorénavant propriété des entreprises privées, devient illégal. Cette politique modernisatrice, s’inscrivant dans la logique des directives de la Banque mondiale des années 1990, ne peut intégrer l’activité informelle des zabbâlîn, ni même les « penser » comme des acteurs susceptibles de jouer un rôle, ce qui explique qu’ils n’aient jamais été avertis de la réforme.
Mais, menées par les leaders de la communauté, des négociations s’établissent avec les entreprises privées : elles se concluent par des accords de sous-traitance de collecte pour les patrons d’ateliers bien positionnés dans la corporation. En ce qui concerne les « petits » zabbâlîn, exclus des négociations, les oppositions individuelles se multiplient : dégradation des bennes à ordures des sociétés, vols et recyclage des poubelles en plastique, éparpillement des déchets dans les rues et plaintes téléphoniques sur la « ligne rouge » mise en place par les autorités contre les sociétés étrangères, alors astreintes à des amendes pour travail non fait...
Un « coup fatal » pour la corporation des zabbâlin
A l’annonce d’une possible épidémie de grippe A/H1N1, la panique qui saisit la société égyptienne et les débats houleux au Parlement obligent le gouvernement à agir dans l’urgence, d’autant que sa mauvaise gestion de la grippe aviaire est encore dans tous les esprits. Paradoxalement, les autorités politiques et sanitaires reconnaissent que les porcs du pays ne sont pas infectés, mais que l’abattage est nécessaire puisque le porc, par nature, est porteur de nombreux virus transmissibles à l’homme. Il s’agit d’une « mesure d’hygiène générale » et il n’est plus temps de délocaliser les porcheries hors des villes comme le prévoyait une loi datant de 1994 – jamais appliquée (8). L’abattage des porcs déclenche au sein des quartiers des confrontations très violentes (9) entre la police anti-émeute et les zabbâlîn. L’intériorisation du caractère très autoritaire de l’Etat, de la brutalité de la police mais aussi la conscience de la marginalité des zabbâlîn expliquent l’absence d’une mobilisation collective. « le problème ici, explique un chiffonnier de ’Ard el-Lewa, c’est que si on parle, la Sûreté d’Etat s’en mêle. On doit se taire. Il faut tuer les cochons pour la paix et la sécurité. On ne peut rien dire (10). »
Quant au gouvernement, il semble pris en tenaille entre une initiative qui pourrait être perçue comme anti-copte et les arguments des députés Frères musulmans, à l’audience très populaire, tels que : « Comment les porcs peuvent-ils être élevés sur la terre d’Al-Azhar (11) ? », ou encore le fait « qu’une indemnisation par animal abattu ne peut être versée aux éleveurs puisque, en pays musulman et conformément à la loi islamique, il ne devrait y avoir aucun porc en Egypte (12) ». Loin de s’opposer à l’abattage, les ONG, députés ou religieux coptes légitiment le choix des autorités. Ainsi, début mai 2009, le pape Chénouda, chef spirituel des Coptes d’Egypte, déclare que sa communauté ne consomme pas de viande de porc, réservée aux touristes et étrangers ; pour sa part, le père Samaan, figure et habitant du quartier de Manchiat Nasser, recommande d’éviter de fréquenter les lieux où sont élevés des porcs (13).
Eradiquer les porcs résout la question de leur présence en ville, ne nuit pas à la bonne religiosité des autorités qui n’en laissent pas le monopole aux Frères musulmans et démontre l’omniprésence et l’omnipotence d’un pouvoir vieillissant et contesté : c’est bien le chef de l’Etat qui clôt les débats en prenant la décision de l’abattage.
Celui-ci ne met pas fin à la psychose collective : les zabbâlîn sont accusés d’être contaminés et « on les traite comme s’ils avaient la peste ». Ils vivent la situation comme une injustice, d’autant que, depuis des décennies, ils n’avaient jamais rien demandé en échange de la collecte, hormis une somme modique versée mensuellement par les Cairotes. La disparition des porcs les fragilise encore davantage. La vente de leurs animaux permettait d’acheter du matériel, de réparer une machine, de se faire soigner, de financer le mariage d’un enfant ou la construction d’une pièce d’habitation, etc. La situation est particulièrement dramatique pour les femmes veuves ou divorcées qui vivaient tant bien que mal grâce à leur élevage : « Que l’on soit chrétien ou musulman, c’est la perte de nos animaux qui nous a achevés. On pouvait contourner le problème de la privatisation, mais pas celui des cochons... »
Pour s’en sortir, les « petits zabbâlîn » ayant perdu leurs territoires professionnels collectent donc illégalement, avant la tournée des camions bennes, et tentent tant bien que mal d’échapper aux arrestations et réprimandes de la police. Ils ne sélectionnent que les seules matières recyclables. Cette nouvelle façon de trier directement dans les poubelles est devenue générale depuis l’éradication des cochons et l’inutilité du ramassage des déchets organiques. Quant aux zabbâlîn mieux placés, la sous-traitance conclue avec les sociétés privées n’est plus très rentable en raison du prix à payer pour jeter les déchets organiques dans les décharges. Ainsi que le justifie le patron d’un atelier de recyclage à Manchiat Nasser : « Nous ne sommes pas des éboueurs ! Ce sont les habitants qui produisent des ordures. S’ils ne veulent plus de nous, ils n’ont donc qu’à manger leurs ordures ! Le gouvernement n’a pas compris que ce sont les cochons qui nettoyaient Le Caire... » Invisible avant 2002, la fouille à même les grandes décharges du désert où les camions vident en vrac les déchets s’est aussi considérablement développée. En ville, la collecte est fort aléatoire et, hormis les espaces touristiques et quartiers aisés, les rues sont jonchées d’immondices.
Les autorités égyptiennes ont profité de la crise de la « grippe porcine » pour affaiblir durablement une corporation indésirable, aux pratiques professionnelles perçues comme archaïques face au système moderne mis en place par les sociétés privées européennes, et dont les terrains sont convoités par des projets immobiliers... Les zabbâlîn disent que « les cochons ne reviendront pas au Caire, dans le désert peut-être, mais ce sera pour les riches commerçants, le grand business, pas pour nous ». De même les projets d’usines recyclant les déchets organiques ne profiteront pas aux zabbâlîn, puisqu’ils ne pourront plus y transporter la collecte. Déjà affaiblies par la « privatisation », les solidarités professionnelles se délitent au sein de la communauté, et les principales victimes sont les zabbâlîn des petits quartiers sans porte-parole associatifs ou religieux : « Ici, personne ne nous défend. On est comme des petites mouches, faciles à disperser ! »