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Le « fitness spirituel » de l’armée américaine

Si l’on excepte les coupes dans certains budgets d’équipement, et une meilleure considération pour les minorités (Noirs, gays…), les deux ans d’administration Obama ont peu changé les us et coutumes militaires aux Etats-Unis. Robert Gates, entré en fonctions au temps de G. W. Bush, est toujours chargé du Pentagone. Et le secrétaire à la défense vient de lancer un programme de « réarmement moral », jugé vital pour les forces américaines en Irak et en Afghanistan, mais dont la dimension parareligieuse est controversée, et qui a été mis au point par les psychologues qui avaient influencé le dispositif de torture inventé pour la CIA…

par Philippe Leymarie, 27 janvier 2011

L’écusson du Comprehensive Soldier Fitness (CSF), sur son site Internet, est une étoile à cinq branches, censée représenter les terrains où doit s’exprimer la capacité de résilience du soldat : « Physical, family, social, spiritual, emotional ». Le tout débouchant sur une sorte de devise : « Strong minds - strong bodies ». But affirmé du programme : « Maximaliser le potentiel de nos soldats, des familles, et des civils travaillant à la défense, pour faire face aux défis physiques et psychologiques d’opérations intensives ».

Les cinq « dimensions de la force » (strength) consistent :

 dans le domaine « physique », à développer « la gymnastique aérobic, l’endurance, la musculature, l’hygiène du corps et la souplesse grâce à des exercices, une bonne nutrition, de l’entraînement ».
 L’approche « émotionnelle » vise à adopter « une posture positive, optimiste, avec sang-froid, tolérance et bon caractère dans vos choix et activités ».
 Côté « social », il convient de « développer et maintenir un réseau de relations et amitiés confiantes, dans un climat personnel satisfaisant et encourageant, avec échanges d’idées et d’expériences ».
 Sur le plan « familial », le programme insiste sur la nécessité de « faire partie d’une famille unie, solidaire et aimante, et de procurer tout ce qui est nécessaire à tous ses membres pour vivre dans un environnement sain et sécurisant ».
 Et au chapitre « spirituel », de « renforcer une armature de croyances, principes et valeurs qui soutiennent la personne dans le domaine familial, institutionnel et sociétal ». Ce volet spirituel est illustré par la photo d’un groupe de GI’s en tenue de combat, formant un cercle, se tenant les mains, têtes baissées, dans une position de recueillement ou de prière.
 Le tout est supposé « améliorer la performance du soldat, sa confiance en lui-même, son courage pour faire face, sa compassion pour les autres… ».

Priorité de l’état-major

Ce programme d’entraînement global (« Holistic fitness program »), dévoilé il y a un peu plus d’un an, coûte 125 millions de dollars à l’armée américaine. Il a pour but, selon l’enquête de Jason Leopold, sur le site de l’ONG Truthout, de réduire le nombre de cas de suicides et de désordres liés au stress post-traumatique (PTSD) qui ont pris des proportions épidémiques ces dernières années, avec les engagements simultanés en Irak et en Afghanistan. Le CSF serait une des principales priorités du chef d’état-major, le général George Casey, qui espère ainsi renforcer la capacité de « résilience » de ses troupes, en les préparant psychologiquement à mieux faire face à des événements dramatiques.

Dans la pratique, les soldats ont à subir, tous les deux ans, un test de plus d’une centaine de questions dans les cinq domaines précités. Plus de huit cent mille GI’s l’ont déjà passé. En cas de résultats jugés négatifs dans tel ou tel domaine, il leur est demandé de participer à des cours ou séminaires de « réparation », ce qui a été le cas jusqu’ici pour une centaine de milliers d’entre eux.

Test anticonstitutionnel ?

C’est la partie « spiritualité » du test qui pose le plus de problèmes, notamment aux agnostiques, laïcs, membres des minorités, etc. Pour eux, la notion de « spiritualité » cache surtout celle de la religion, y compris sous les formes les plus fondamentalistes, qui étaient spécialement à l’honneur dans l’entourage de l’ex-président George W. Bush. Les « mauvaises réponses » des soldats insuffisamment « croyants » les conduisent forcément à des résultats insuffisants. Et donc à devoir suivre les cours de réarmement moral, utilisant des notions ou une imagerie de type religieux, jusqu’à ramener ces soldats à un « niveau de spiritualité » considéré comme correct.

La générale Rhonda Cornum, médecin spécialiste d’urologie (1) , en charge du programme, affirme que l’entraînement spirituel est optionnel, contrairement aux autres domaines où les cours de rattrapage sont obligatoires. Sur le fond, elle fait valoir que « la dimension spirituelle n’est pas religieuse par nature ».

Mais la Military Religious Freedom Foundation (MRFF), qui représente plus de deux cents objecteurs (en majorité, pourtant, des chrétiens pratiquants), a demandé au Pentagone la suppression du volet « spirituel » du test « dont le but, sous des vocables vagues et généraux, est de fortifier les convictions religieuses des soldats ». Son avocate estime que l’armée américaine ne pourra éviter l’accusation d’« inconstitutionnalité », simplement en ayant remplacé le mot religion par spiritualité dans ce programme.

Armée indomptable

Cet entraînement est basé entièrement, affirme le rapport de Truthout, sur le travail du docteur Martin Seligman, conseiller auprès du secrétaire à la défense, et président du Centre de psychologie positive de Pennsylvanie : il serait couramment surnommé « Dr Happy » au sein de l’armée... Le bon docteur a développé un « Penn Resilience Program », et publié un livre intitulé Authentic Happiness : Using the New Positive Psychology to Realize Your Potential for Lasting Fulfillment. Mais il a également conduit des recherches sur le concept de « learned helplessness » (la conduite d’abandon), qui auraient influencé les psychologues sous contrat avec la CIA, chargés d’appliquer le concept de « guerre à la terreur » à Guantanamo ou dans d’autres centres de détention.

En mai 2002, à l’époque où la CIA commençait à user de techniques de torture contre des détenus de « haute valeur », Seligman avait donné un cours de « résilience » à l’Ecole de survie, évasion et résistance de l’US Navy, à San Diego, en présence des deux psychologues considérés comme les architectes du programme de torture avalisé par l’administration Bush, et d’un spécialiste des services israéliens. Il nie avoir été concerné en quoi que ce soit par ce programme de la CIA. Depuis, l’« université » de psychologie qu’il préside n’a cessé de bénéficier d’importants fonds publics, notamment de la part du Pentagone.

Aujourd’hui, le département d’Etat, pressé de se justifier, estime que l’actuel programme CSF « est d’une importance vitale pour nos forces déployées en Irak et en Afghanistan ». En 2009, après avoir reçu un feu vert pour le CSF, le docteur Seligman a entamé la formation de deux mille master resilience trainers, chargés de répandre l’« Authentic Happiness » dans les unités. Il se réjouit que le test réalisé dans le cadre du programme soit « la plus large étude de psychologie jamais menée ». Ne doutant pas de l’efficacité de sa méthode, il conclut – en toute simplicité : « Nous sommes en train de créer une armée indomptable. »

Philippe Leymarie

(1Chirurgienne de formation, la générale Rhonda Cornum est une des vedettes de l’US Army : faite prisonnière durant la première guerre contre l’Irak, en 1991, elle avait enduré l’épreuve avec courage, et raconté dans un livre comment elle avait pu mobiliser ses capacités de « résilience ». Ce récit a contribué à convaincre les Américains de la possibilité d’engager des personnels féminins sur le front.

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