En kiosques : novembre 2024
Abonnement Faire un don
Accéder au menu

Egypte-monde arabe, la troisième vague

par Alain Gresh, 30 janvier 2011

«Allons enfants de la patrie, le jour de gloire est arrivé ! » En ce 14 juillet, les habitants sont réveillés par la radio au son de La Marseillaise. Dans les rues, les gens se précipitent et crient « Vive la République, mort au roi ! » Ils ne savent pas encore que le souverain et une partie de sa famille ont été exécutés. Le soir, devant l’ambassade américaine, le grand poète Abdelwahhab Bayati déclame un poème, Fanfare pour les héros :

« Dans ma patrie le soleil se lève

Et les fanfares résonnent pour les héros.

O bien-aimée, réveillez-vous,

Car nous voici libres comme le feu,

Libres comme l’oiseau et comme le jour. »

Bagdad, 1958. L’armée vient de prendre le pouvoir, mais on est loin d’un coup d’Etat traditionnel. Les foules qui défilent montrent un soutien massif au nouveau régime et l’isolement de la monarchie pro-occidentale installée par les baïonnettes britanniques au lendemain de la première guerre mondiale. A l’époque, la France et le Royaume-Uni s’étaient partagé le Proche-Orient, traçant dans le vif des frontières improbables. Pour Paris, le mandat sur ce qui deviendra le Liban et la Syrie ; pour Londres, le contrôle de la Palestine, de la Transjordanie et de l’Irak. Dans les années 1930, puis, à nouveau, après la seconde guerre mondiale, de puissants mouvements nationalistes s’organiseront dans ces pays contre la mainmise coloniale. La révolution irakienne de 1958 marque le point culminant de cette vague qui va secouer le Proche-Orient et le Maghreb, avant de se briser sur la défaite arabe face à Israël en juin 1967.

A cette première vague succédera une seconde, caractérisée avant tout par des coups d’Etat militaires et par l’entrée du monde arabe dans une période de stagnation profonde, qu’est en train d’ébranler le mouvement inauguré par les Tunisiens en ce début d’année 2011.

La première vague, donc, a été marquée par la prise du pouvoir au Caire, le 23 juillet 1952, des « officiers libres » dirigés par Gamal Abdel Nasser. Plusieurs événements ponctuent cette période : la révolution algérienne, déclenchée le 1er novembre 1954 ; l’accession du Maroc et de la Tunisie à l’indépendance ; de puissantes manifestations contre le régime du roi Hussein en Jordanie ; des mouvements sociaux et des tentatives de coups d’Etat en Arabie saoudite. A partir du Caire, la radio La Voix des Arabes galvanise ces mouvements, qui débouchent en 1958 sur la création de la République arabe unie (RAU) regroupant l’Egypte et la Syrie. Puis, le 14 juillet, des officiers renversent la monarchie irakienne. En 1962, le même scénario qu’en Irak se déroule au Yémen, tandis que s’intensifie la lutte contre les Britanniques autour d’Aden et de ce qui deviendra le Yémen du Sud.

Cette vague va s’accompagner d’une volonté de récupérer les richesses nationales, contrôlées par l’étranger. Nasser nationalise la Compagnie du canal de Suez en juillet 1956 ; si la tentative de prise du contrôle du pétrole par le pouvoir de Mossadegh en Iran a échoué à la suite de son renversement en 1953 par un coup d’Etat orchestré par Washington et Londres, la revendication du contrôle de l’or noir s’étend et se renforce.

Cette vague, profondément nationaliste, va se heurter à un rejet, non seulement des puissances coloniales traditionnelles, mais des Etats-Unis, qui, certes, ne sont pas mécontents des difficultés françaises ou britanniques, mais n’acceptent pas la volonté d’indépendance des nouveaux régimes et, surtout, leur refus de s’engager dans des pactes antisoviétiques. Malgré certaines fluctuations, Washington va combattre ces aspirations et devenir la cible des nationalistes, qui se rapprochent de Moscou. Des études historiques ont montré à la fois cette crainte permanente de l’Union soviétique de la part des Occidentaux, qui voient partout au Proche-Orient la « main de Moscou », et le peu de réalité d’une telle peur, dont les conséquences seront pourtant désastreuses, car elle amènera les Occidentaux à tout faire pour affaiblir les mouvements nationalistes, y compris en aidant les mouvements islamistes les plus réactionnaires.

Sur les événements de cette année 1958 – renversement de la monarchie irakienne, débarquement militaire des Etats-Unis au Liban, intervention des parachutistes britanniques en Jordanie – et la mauvaise lecture qu’en font les Occidentaux, on lira Wm. Roger Louis et Owen Roger (sous la direction de), A Revolutionary Year : The Middle East in 1958, I. B. Tauris, Londres, 2002.

Cette vague, nous l’avons dit, se brisera sur la guerre de juin 1967. Les raisons de cet échec sont multiples : interventions occidentales ; incapacité des nouveaux régimes à engager leur pays sur la voie du développement économique ; autoritarisme grandissant au nom de la dénonciation de la « démocratie parlementaire », qui s’accompagne d’une mise au pas des syndicats, d’un système de parti unique, de limitations grandissantes de la liberté d’expression (pour un bilan rapide du nassérisme, lire « Nasser, quarante ans après »).

La deuxième vague de changement va être le contrecoup de la défaite de 1967. Prise du pouvoir du Baas à Bagdad en 1968, de Hafez El-Assad en Syrie en 1970, de Kadhafi en Libye et de Nemeiry au Soudan en 1969 ; au Yémen du Sud, devenu indépendant en novembre 1967, l’aile marxiste du Front de libération nationale triomphe en juin 1969. Ailleurs, les pouvoirs conservateurs se consolident, que ce soit en Arabie saoudite ou au Maroc. Cette période est aussi marquée par le début de l’infitah (ouverture) économique et l’abandon de toute recherche d’une voie socialiste dans le développement. En revanche, elle va voir la récupération par tous les pays de leurs richesses pétrolières, le plus souvent à travers des nationalisations. L’Arabie saoudite en sera la première bénéficiaire, accroissant son rôle régional au détriment de ses rivaux.

D’autre part, ces richesses récupérées se révèleront être plus une malédiction pour ces pays qu’un moyen efficace de développement.

Cette période 1967-2010 est caractérisée par :

 l’enracinement de pouvoirs autoritaires, républicains ou monarchiques, qui ne supportent, au mieux, qu’une opposition officielle ;

 une limitation constante des droits individuels, des droits du citoyen, non seulement à l’expression, mais aussi à une vie digne face à l’arbitraire et à un appareil policier et judiciaire aux ordres ;

 une économie accaparée par une petite minorité qui s’enrichit à l’ombre des pouvoirs et l’aggravation des inégalités et de la pauvreté ;

 la poussée démographique, due notamment à une transition démographique retardée (mais qui est maintenant largement amorcée), voit arriver sur le marché du travail des millions de jeunes sans perspectives, sinon l’émigration vers le Golfe ou vers l’Europe ;

 le maintien de l’occupation de la Palestine et de l’oppression des Palestiniens et la paralysie des pouvoirs en place face aux assauts israéliens, notamment contre Gaza durant l’hiver 2008 (l’interdiction de toute manifestation en faveur des Palestiniens durant ces événements est caractéristique de cette politique, et de la peur des régimes de voir ces manifestations se retourner contre eux). Les régimes perdent ainsi le bénéfice du discours nationaliste de lutte contre l’ennemi israélien, dont ils apparaissent de plus en plus complices ;

 une entrée dans la mondialisation de l’information, à travers les chaînes satellitaires comme Al-Jazira et ensuite Internet.

On ne sait jamais pourquoi les révolutions éclatent à un moment donné. Les ingrédients décrits ci-dessus sont présent depuis des années, et pourtant l’étincelle est venue, comme souvent, d’un incident « mineur », d’un jeune homme qui s’est sacrifié et qui a, de manière inattendue, rallié les Tunisiens de diverses origines sociales et politiques. Les chaînes satellitaires, en rapportant en direct ces événements, ont rendu palpable dans tout le monde arabe ce qui apparaissait encore impossible quelques semaines auparavant : les régimes en place ne sont pas éternels, ils peuvent être renversés. Désormais, un air de liberté souffle sur le monde arabe (lire « De la Tunisie à l’Algérie, un air de liberté », La Valise diplomatique, 28 janvier 2011). Il est trop tôt pour savoir jusqu’où il s’étendra et quels seront les régimes qu’il emportera. Mais on peut déjà présumer qu’il ne sera plus possible pour ceux-là de diriger comme avant, ni de maintenir très longtemps cette « exception arabe » dans le monde. Et les déclarations du roi Abdallah d’Arabie saoudite ou de Mahmoud Abbas en faveur du président Moubarak n’y changeront rien.

Mais les défis à venir ne sont pas minces : allier démocratie, droits de la personne, justice sociale et développement économique sera une tâche ardue, qui nécessitera sûrement de nombreuses luttes.

Alain Gresh

Partager cet article