Depuis 2008, l’Union européenne est présente au large des côtes somaliennes à travers l’opération « Atalante » (EUNAVFOR), aux côtés des Etats-Unis et de l’OTAN et de pays présents à titre individuel (Chine, Russie, Inde, Iran, Japon…). Soit une trentaine de navires de guerre couvrant une surface supérieure à celle de la mer Méditerranée. Malgré ce déploiement, les attaques des pirates n’ont jamais été aussi nombreuses qu’en 2010, et les premières semaines de l’année 2011, bien que marquées par quelques interceptions et libérations réussies, ne semblent pas montrer d’inflexion (il y aurait aujourd’hui 1 181 membres d’équipage retenus en otages le long des côtes somaliennes).
Les attaques s’effectuent de plus en plus loin du littoral (là où la surveillance maritime s’estompe), jusqu’à 1 500 kilomètres des côtes africaines, soit entre les Seychelles et Maldives vers l’est, et jusqu’au canal du Mozambique au sud. Les groupes de pirates, dont les moyens logistiques sont toujours plus sophistiqués, notamment grâce aux sommes récoltées par les rançons (bateaux rapides, moyens de communication et de géolocalisation modernes), montent maintenant de véritables opérations militaires élaborées, cachant difficilement des soutiens financiers et logistiques régionaux. Désormais, les pirates n’hésitent plus à s’attaquer à des navires de très grande taille, comme le super tanker Maran Centaurus, qui transportait deux millions de barils de brut à destination des Etats-Unis en novembre 2009.
Une « approche globale » pour dépasser la piraterie
Mais la piraterie n’est que la partie la plus visible de la question somalienne. Depuis peu, la communauté internationale commence à repenser la situation en termes d’« approche globale » (1), avec tout un volet concentré sur la situation à terre. Soutenue par l’ONU, l’Union africaine (UA) et les Etats-Unis, l’UE s’est engagée dans une mission de formation de soldats somaliens en Ouganda, au profit du gouvernement fédéral de transition (GFT). Environ 140 formateurs européens, épaulés par une importante logistique américaine, ont commencé en avril 2010 à former deux contingents de 2 000 soldats sur deux sessions de six mois chacune. C’est un tournant dans l’action stratégique menée par les 27 en Somalie.
Il y a en effet urgence. Depuis le retrait des troupes éthiopiennes en janvier 2009, la Somalie est en proie à une grande violence, rarement égalée, même dans les pires moments de la guerre civile. L’influence du GFT du président Sheikh Sharif Sheikh Ahmed, islamiste modéré, est réduite à quelques quartiers de Mogadiscio, au port maritime et à l’aéroport, sous la protection d’environ 8 000 soldats burundais et ougandais de l’UA. Kampala a d’ailleurs payé chèrement cet engagement, en juillet 2010, avec deux attentats simultanés dans la capitale ougandaise. Le reste de Mogadiscio est sous contrôle d’une nébuleuse de clans opportunistes et de formations islamistes radicales et souvent rivales, dont les Shebab sont l’expression la plus médiatisée.
Quant au reste du pays, il est totalement divisé : au nord, le Somaliland, territoire indépendant depuis 1991 mais non reconnu par la communauté internationale, jouit d’une certaine stabilité et d’un développement remarquable au milieu du chaos somalien (lire Gérard Prunier, « Le Somaliland, une exception africaine », Le Monde diplomatique, octobre 2010). C’est donc assez logiquement qu’il reste sourd aux appels à l’unité nationale lancés par le GFT, aidé en cela par la tenue – exemplaire – de la dernière élection présidentielle de juin 2010. Le futur statut du Sud-Soudan, après le référendum de janvier 2011, pourrait aussi accélérer la reconnaissance officielle de l’indépendance de ce territoire.
Au nord-est, son voisin le Puntland, territoire semi-autonome, a connu ces dernières années une instabilité structurelle propice au développement d’activités illicites. La plupart des gangs de pirates en sont originaires, ainsi que les trafiquants de clandestins à destination du Yémen depuis le port de Bosasso (lire « Migrants oubliés du Yémen », par William Spindler, décembre 2010).
A cette partition de fait, il convient d’ajouter la présence inquiétante, bien qu’embryonnaire encore, de cellules proches d’Al-Qaida et qui pourraient agir dans toute l’Afrique orientale. Ces groupes plus ou moins structurés évoluent actuellement dans ce labyrinthe de petits territoires hétérogènes qu’est le Sud somalien (du Mudug, au centre, au Juba, au sud, à la frontière avec le Kenya).
Enfin, le jeu des puissances des Etats voisins constitue un autre facteur de déstabilisation chronique pour le pays, en particulier avec l’Ethiopie et l’Erythrée qui y reproduisent une sorte de mini-guerre froide régionale (proxy war).
Le dynamisme « façon somalienne »
Pourtant, en dépit de ce sombre tableau, la Somalie ne se résume pas à un Etat désintégré, sans structure ni avenir. Le pays dispose même d’un certain potentiel et d’atouts qui pourraient constituer un terreau favorable pour la reconstruction.
Malgré ses divisions, la population somalienne montre un certain dynamisme quand il s’agit d’affaires. Les Somali, disséminés dans toute la Corne de l’Afrique, et plus loin au travers de la diaspora, se révèlent de redoutables businessmen, habitués à fonctionner en réseaux de toutes sortes : claniques, communautaires, économiques… avec toutefois une forte propension à l’illicite. L’importante diaspora somalienne, installée principalement dans le Golfe, en Europe du Nord et aux Etats-Unis, envoie chaque année à son pays d’origine environ 2 milliards de dollars, à travers un système de transfert de fonds, les Hawilad, ou Hawala (voir ci-dessous). Modernisé grâce à des réseaux efficaces de téléphonie mobile et d’Internet, ce système traditionnel a donné naissance à de grandes structures spécialisées qui représentent des exemples de réussite commerciale, comme Dahabshiil ou Amal, sociétés somaliennes aujourd’hui basées à Dubaï.
Ce développement des Hawala a permis à la Somalie de se doter d’un réseau très concurrentiel (et donc très bon marché) d’opérateurs de téléphonie mobile et de fournisseurs d’accès à Internet. En l’absence de tout réseau national et public, tous les acteurs en ayant un besoin vital ont intérêt à préserver ces infrastructures de services. Le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) parle même de « lifeline » locale (ligne vitale).
La dérégulation totale du marché somalien en fait un espace commercial de premier choix, l’expression ultime de l’ultralibéralisme. Le pays fonctionne comme une large zone détaxée à la jonction de l’Afrique, du Golfe et du Proche-Orient, et voit transiter toutes sortes de marchandises, depuis le bétail (moutons, chameaux) à destination du Proche-Orient et du Golfe jusqu’aux produits manufacturés en provenance de Dubaï et à destination d’Afrique de l’Est, dont une bonne partie pour les pays enclavés des Grands Lacs.
La frontière entre le licite et l’illicite est ténue en Somalie. La multiplication des trafics en tout genre le confirme : arrivages quotidiens de khat depuis le Yémen et l’Ethiopie (prohibé en Somalie par l’Union des tribunaux islamiques), trafic de clandestins vers le Yémen et l’Arabie saoudite, trafic d’armes en provenance du Yémen (2) vers la Somalie ou en transit vers le Kenya et l’Ethiopie...
La Somalie exporte ses propres productions, bananes vers le Kenya et charbon de bois vers le Proche-Orient et le Golfe (ce qui représente le coup de grâce aux maigres forêts d’acacias au sud du pays). Grâce à cette forme particulière de vitalité, et bien que sans banque centrale depuis bientôt vingt ans, le shilling somalien est une monnaie relativement stable, soutenue par la demande et les échanges commerciaux.
Cette exubérance va même jusqu’à déstabiliser les fragiles économies des pays voisins. Ainsi, le Kenya doit faire face à un afflux massif de liquidités, provenant semble-t-il du très lucratif business de la piraterie, véhiculées par la communauté somalienne. Le grand port de Mombasa connaît depuis quelques mois un boom de constructions immobilières ; c’est une des plus grandes lessiveuses de l’argent de la piraterie. Les sommes cumulées des rançons sont estimées à plusieurs centaines de millions de dollars, qu’il faut bien pouvoir blanchir d’une manière ou d’une autre…
Car, bien entendu, le miracle somalien ne vaut que pour ceux qui peuvent y mettre le prix, y faire fonctionner leur réseau, et toujours en bons termes avec les milices et leurs warlords capricieux. La société restant fondamentalement inégalitaire, une très grande partie des Somaliens vivent en marge de ces flux et toujours dans une grande détresse, aussi bien alimentaire que sécuritaire.
La situation somalienne est donc plus complexe que ne le laisse paraître le problème de la piraterie. Elle est paradoxale, à la fois globalisée et micro-locale, informelle et ultra-codifiée, juteuse mais profondément injuste. Les chancelleries occidentales semblent mieux prendre en compte cette réalité plurielle, et révisent leurs approches. Il n’est plus certain que le soutien inconditionnel au GFT soit encore une option pertinente, qu’il s’agisse d’une meilleure articulation de la réponse militaire maritime et terrestre, d’une vision plus précise de la scène islamiste ou d’une lecture davantage « fédéraliste », puisque l’« Etat centralisé » n’est désormais plus qu’une vue de l’esprit.
Simon Minkowski est consultant en intelligence stratégique. François Prosper est graphiste, illustrateur et cartographe.
Les Somaliens de l’extérieur
La diaspora somali représente environ un million de personnes sur une population totale estimée à neuf millions. Elle est principalement localisée dans les pays du Golfe et d’Afrique de l’Est (notamment dans des camps de réfugiés en Ethiopie, au Kenya, à Djibouti et au Yémen), en Australie, en Europe du Nord (Royaume-Uni et pays scandinaves) et en Amérique du Nord (dont une importante communauté à Minneapolis). Diaspora internationale à laquelle il faut ajouter 1,5 million de déplacés (en 2009) à l’intérieur même du pays.
Toutes ces communautés alimentent un vaste réseau de transfert de fonds vers le pays, que ce soit pour soutenir la famille restée sur place ou pour financer une affaire ou un projet local.
La très grande majorité de ces transferts sont effectués par téléphone ou Internet, au moyen de simples messages, dont les échanges sont centralisés par des hawala, des compagnies spécialisées basées pour la plupart à Dubaï. Ces transferts ont pris une importance considérable depuis le début de la guerre civile et l’effondrement de l’économie formelle. Ils représenteraient un volume d’environ 2 milliards de dollars par an, une véritable manne pour le pays. Pourtant, cette source n’alimente pas le pays de manière uniforme : les lignes de fracture claniques se retrouvent ici aussi, au détriment de la reconstruction politique. Les hommes d’affaires investissent dans des projets de développement locaux, subventionnant ainsi au passage leur clan d’origine et sa milice, ce qui correspond rarement avec le calendrier politique et économique du Gouvernement fédéral de transition (GFT).
Ce qui est inquiétant, c’est que cette diaspora a une propension à soutenir les éléments les plus radicaux de l’insurrection locale, parmi lesquels les Shebab. En 2009, dans la communauté de Minneapolis, ce sont ainsi plusieurs dizaines de jeunes Américains d’origine somali, parfois mineurs, qui ont quitté le territoire américain, souvent à l’insu de leur famille, pour aller rejoindre un jihad mythifié, vendu par des prêcheurs-recruteurs enkystés au sein de cette communauté.
Une fois à Mogadiscio, la réalité est évidemment bien moins romantique pour ces jeunes dont c’est en général le premier séjour en Somalie. A leur arrivée, ils sont embrigadés et manipulés (leur famille américaine est parfois même rackettée). C’est ainsi qu’on a pu retrouver de jeunes Américains d’origine somali parmi les participants à certains attentats kamikazes perpétrés par les Shebab. Il y a donc un double enjeu pour Washington dans la limitation de la pénétration de cette communauté par des prêcheurs radicaux : éviter le départ de ressortissants pour un jihad fantasmé, mais aussi empêcher que ce terreau sensible ne produise des cellules terroristes actives cette fois-ci sur le sol américain.