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L’Egypte, les religieux et les religions

par Alain Gresh, 13 février 2011

Comme le remarque Olivier Roy, dans une tribune du Monde (13-14 février) intitulée « Révolutions post-islamistes » (le pluriel a été omis dans la version électronique) :

« L’opinion européenne interprète les soulèvements populaires en Afrique du Nord et en Egypte à travers une grille vieille de plus de trente ans : la révolution islamique d’Iran. Elle s’attend donc à voir les mouvements islamistes, en l’occurrence les Frères musulmans et leurs équivalents locaux, être soit à la tête du mouvement, soit en embuscade, prêt à prendre le pouvoir. Mais la discrétion et le pragmatisme des Frères musulmans étonnent et inquiètent : où sont passés les islamistes ? »

La plupart des observateurs n’en sont pas revenus : les islamistes n’ont pas joué un rôle central dans le renversement du régime Moubarak (ni de celui de Ben Ali). Pourtant, les signes de l’islamisation n’étaient-ils pas visibles partout depuis des années ? De plus en plus de filles portant le foulard (parfois même le niqab) ; de plus en plus de mosquées ; un respect de plus en plus sévère du jeûne du ramadan.

Et si, justement, le paradoxe résidait dans cette islamisation de la société :

« Une autre illusion d’optique est de lier la réislamisation massive qu’ont semblé connaître les sociétés du monde arabe au cours des trente dernières années avec une radicalisation politique. Si les sociétés arabes sont plus visiblement islamiques qu’il y a trente ou quarante ans, comment expliquer l’absence de slogans islamiques dans les manifestations actuelles ? C’est le paradoxe de l’islamisation : elle a largement dépolitisé l’islam. La réislamisation sociale et culturelle (le port du voile, le nombre de mosquées, la multiplication des prêcheurs, des chaînes de télévision religieuses) s’est faite en dehors des militants islamistes, elle a aussi ouvert un “marché religieux” dont plus personne n’a le monopole ; elle est aussi en phase avec la nouvelle quête du religieux chez les jeunes, qui est individualiste mais aussi changeante. Bref les islamistes ont perdu le monopole de la parole religieuse dans l’espace public, qu’ils avaient dans les années 1980. »

D’autres raisons permettent de comprendre la relative impuissance des mouvements religieux (y compris coptes) dans les manifestations actuelles. L’article de Husam Tammam et Patrick Haenni, « Egypte : les religieux face à l’insurrection », Religioscope, 11 février, permet de comprendre les positions des divers protagonistes, celle de l’Eglise copte, dont le portrait dans les médias occidentaux est souvent flatteur, comme celle d’Al-Azhar :

« Les institutions religieuses officielles, tant musulmanes (al-Azhar et Dar al-Fatwa) que chrétiennes (l’Eglise copte), prises dans des rapports d’allégeance avec le régime, ont encore plus raté le coche de la dynamique révolutionnaire. »

« Le grand shaykh d’al-Azhar, Ahmed al-Tayyeb, a tout d’abord soutenu le régime avant de revenir difficilement sur ses positions avec des propos moins alignés, mais très en retard sur les revendications du soulèvement. (...) Le pape Shenouda, de son côté, appela tout au long du soulèvement la population chrétienne à ne pas se joindre aux protestations. »

« La dépendance politique du leadership des institutions cléricales, tant chrétienne (l’Eglise copte) que musulmane (al-Azhar), est d’ailleurs très mal reçue et risque de remettre en cause durablement les liens avec leurs bases. En atteste la colère des jeunes coptes sur la place Tahrir vis-à-vis des positions du patriarche Chenouda, la démission du vice-porte-parole d’Al-Azhar Mohamed Rifaï al-Tahtawi (qui descendit ensuite dans la rue avec les manifestants) ou encore la participation des imams et prédicateurs d’al-Azhar venus se joindre en habits officiels au mouvement de protestation. (...) De leur côté également, nombre de Coptes rejoignent les protestations. Leur prière dans la rue aux côtés des musulmans prend alors la figure d’un double refus : non seulement du régime, mais aussi du soutien politique sans faille de l’Eglise à un régime dont beaucoup de Coptes considèrent qu’il n’a rien fait pour eux, quand ils ne disent pas qu’il a cautionné l’islamisation et la confessionnalisation des identités dans le pays. »

Les auteurs insistent aussi sur la mouvance salafiste, la plus conservatrice, favorisée depuis des années par le pouvoir égyptien pour lutter contre les Frères musulmans (lire aussi François Burgat, « Salafistes contre Frères musulmans », Le Monde diplomatique, juin 2010) :

« La nébuleuse salafiste s’est tout autant trouvée en rupture profonde avec la dynamique de la rue. Dès le début et jusqu’à maintenant, sa position a été sans équivoque : il faut boycotter le mouvement de protestation, car la protestation équivaut au chaos. Il convient de préférer l’iniquité du pouvoir au vide que sa contestation risque d’engendrer (les salafistes se fondent pour cela sur une fatwa du penseur islamique médiéval Ibn Taimiyya, affirmant que 70 années de pouvoir inique valent mieux qu’un jour sans pouvoir). »

(...)

« Jusqu’à la phraséologie, leur position est alignée sur l’orientation prise par le wahhabisme officiel des clercs du royaume saoudien. Le mufti du royaume avait, dans la même veine, déclaré que tous les mouvements de protestation dans le monde arabe étaient des machinations occidentales contre la communauté musulmane. »

Quant aux Frères musulmans, revenons à ce qu’en dit Olivier Roy :

« Cette évolution touche aussi les mouvements politiques islamistes, qui s’incarnent dans la mouvance des Frères musulmans et de leurs épigones, comme le parti Nahda en Tunisie. Les Frères musulmans ont bien changé. Le premier point c’est bien sûr l’expérience de l’échec, aussi bien dans l’apparent succès (la révolution islamique d’Iran), que dans la défaite (la répression partout menée contre eux). La nouvelle génération militante en a tiré les leçons, ainsi que des anciens comme Rachid Ghannouchi en Tunisie. Ils ont compris que vouloir prendre le pouvoir à la suite d’une révolution conduisait soit à la guerre civile, soit à la dictature ; dans leur lutte contre la répression ils se sont rapprochés des autres forces politiques. Bons connaisseurs de leur propre société, ils savent aussi le peu de poids de l’idéologie. Ils ont aussi tiré les leçons du modèle turc : Erdogan et le parti AK ont pu concilier démocratie, victoire électorale, développement économique, indépendance nationale et promotion de valeurs sinon islamiques, du moins “d’authenticité”. »

« Mais surtout les Frères musulmans ne sont plus porteurs d’un autre modèle économique ou social. Ils sont devenus conservateurs quant aux mœurs, et libéraux quant à l’économie. Et c’est sans doute l’évolution la plus notable : dans les années 1980, les islamistes (mais surtout les chi’ites) prétendaient défendre les intérêts des classes opprimées et prônaient une étatisation de l’économie, et une redistribution de la richesse. Aujourd’hui les Frères musulmans égyptiens ont approuvé la contre-réforme agraire menée par Moubarak, laquelle consiste à redonner aux propriétaires terriens le droit d’augmenter les baux et de renvoyer leurs fermiers. Si bien que les islamistes ne sont plus présents dans les mouvements sociaux qui agitent le delta du Nil, où l’on observe désormais un retour de la “gauche”, c’est-à-dire de militants syndicalistes. »

Sur l’évolution des Frères et notamment le rôle de nouvelle génération, on pourra lire, toujours de Husam Tammam et Patrick Haenni, un texte ancien (2004), mais très éclairant : « “Downsize it” for heaven’s sake – La démocratie, aphorisme islamiste de l’anti-autoritarisme libéral », sur le site IslamismScope.

Les bouleversements en Tunisie et en Egypte auront-ils un effet sur cette vision occidentale de l’islam et de l’islamisme ? On peut à la fois l’espérer et en douter.

Alain Gresh

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