L’Année France-Russie 2010 et le rituel des anniversaires obligent : Oncle Vania, Les Trois sœurs et La Cerisaie ont été presque simultanément programmés par deux prestigieux théâtres nationaux, la Comédie française et l’Odéon Théâtre de l’Europe, et par un théâtre public réputé, l’Athénée-Théâtres Louis Jouvet. Cela ne donne pas seulement l’occasion d’apprécier les mérites comparés de cinq versions de la dramaturgie de Tchekhov, mais de confronter l’intention de l’œuvre, saisissable à la lecture des textes et de la correspondance, et les modalités de son appropriation par des mises en scène concurrentes.
D’où plusieurs questions, sur les tensions entre deux idées de la transposition scénique (servir l’auteur vs auto-proclamer ses propres dons de création) ; sur les options prises selon la logique interne à la pratique théâtrale ; enfin sur l’affinité de ces choix, intellectuels et artistiques, avec la « vocation » particulière que chaque institution se donne dans la poursuite de deux mêmes objectifs : la reconnaissance par le public de la qualité de ses productions, la défense de la position acquise dans le champ des théâtres subventionnés par l’Etat.
Tchekhov n’est pas un formaliste avant la lettre. Ce médecin associe l’art d’écrire non à la recherche du beau style mais à une intention définie en fonction de ce que l’écrivain peut faire, « poser correctement les problèmes », et ne peut pas faire, leur « trouver une solution ». Les questions hors de sa compétence comme « les destinées du capital », il les laisse aux « spécialistes », évitant ainsi les débats opposant dans les années 1890 les populistes et les marxistes sur la nécessité de défendre les institutions rurales traditionnelles ou le capitalisme, étape sur la voie d’une société plus juste (1). Non que le dramaturge ignore ces questions, comme l’attestent Oncle Vania et La Cerisaie, où le personnage de Lopakhine représente un fils de moujik adapté à la transformation économique de la Russie et celui de Pichtchik, un parasite qui paye ses dettes grâce à la pénétration des capitaux étrangers. Mais quelles solutions apporter aux conditions de vie misérables d’un petit propriétaire (Vania) ou au déclin social d’une aristocrate (Lioubov) ? Les écrivains « ne doivent se mêler de politique que dans la mesure où ils ont à s’en défendre », car leur cause, c’est l’autonomie de l’art et de l’artiste menacée, à l’intérieur même du champ intellectuel, par « la force », « le mensonge et la violence », « le pharisaïsme, l’étroitesse d’esprit et l’arbitraire » qui règnent notablement « dans les sciences, la littérature, la jeunesse » (2).
Contre les philistins qui refusent de voir la vie telle qu’elle est, Tchekov défend un projet d’écrivain assez proche de celui de Flaubert — peindre artistiquement le réel le plus plat — et compose cette « peinture » avec les ressources de son art, de manière à ce que des détails en apparence négligeables servent « l’idée fondamentale de la pièce », qu’il définit ainsi dans le cas d’Oncle Vania : « Astrov, ce métal pur de tout alliage et cet oncle Vania, si poétiquement tendre, s’éteignent dans leur coin de province, tandis que cet imbécile de professeur vit béatement à Saint-Pétersbourg et avec ses pareils, gouverne la Russie (3). »
Même idée sous-jacente dans l’architecture plus complexe des Trois sœurs, qui décrit le vécu douloureux de gens « pleins de vie et de talent », les imaginatifs, les tendres, les désarmés, dans leur opposition à ceux qui détiennent une forme de pouvoir et dont la vie s’écoule dans la tonalité grise du temps qui passe, dans une province retirée n’offrant aucune chance sociale d’en sortir. Cette douleur n’a rien de métaphysique, c’est le vécu des gens qui, dans un espace relationnel restreint, subissent l’emprise des crétins prétentieux avec lesquels ils sont condamnés à coexister. À Serebriakov succèdent Saliony, pantin stupide et mortifère, Natacha, gestionnaire tyrannique trompant son mari avec le président du conseil du zemstvo dont il est secrétaire. De là des tensions entre des personnages que tout oppose, l’ethos familial, la culture, les qualités morales. La Cerisaie, « comédie » créée un an avant la révolution de 1905, transpose au théâtre le récit que l’auteur avait imaginé sur un fils de serf « élevé dans le respect » des titres, des archidiacres et « des idées d’autrui », qui « extrait de lui goutte à goutte l’esclave (4) ». L’idée centrale est celle d’un monde en miniature au bord de la ruine, lieu de confrontation de plusieurs points de vue sur sa fin annoncée : de ceux qui ont déjà tout perdu, une esthétique, un art de vivre, et de ceux qui, tournés vers l’avenir, croient ou ne croient pas à l’utopie du nouveau monde.
Ces trois pièces requièrent l’invention d’un langage prêté à des personnages dotés d’une identité sociale précise (5). Elles font la preuve que le mal de vivre des gens ordinaires qui taisent ce qui ne peut se dire peut être montré et dit autrement, avec un humour décalé. Entre proximité, ironie et mise à distance, elles décrivent les gens comme ils sont, comiques et tragiques, empêtrés dans des drames à la fois personnels et sociaux.
Invité en juin à la Comédie française, pôle d’excellence théâtrale et instance de consécration des talents déjà consacrés, Alain Françon, directeur du Théâtre national de La Colline jusqu’en 2009, doit relever un défi : trouver une formule de remplacement innovante à la mise en scène datée (1979) mais qui fit date de Roussillon pour Les Trois sœurs. Avec une idée du théâtre comparable à celle que les virtuosi du XVIIe siècle avaient de la peinture d’histoire, Françon apporte un soin d’archéologue à reproduire « le système d’organisation de l’espace » conçu par Stanislavski en 1901. L’appareillage photographique 1900 glissé à la première scène se veut-il symbole d’un art de la représentation compris non comme acte, création, mais imitation, reproduction mécanique ? La Comédie française, non loin de ce qui fut le site de l’Académie royale de peinture et de sculpture, a reçu en 1995 le statut d’Établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC), ce qui lui donne obligation de remplir des critères quantifiables en termes de taux de fréquentation et d’emplois. Ce dispositif de représentation est situable dans une post-modernité entendue comme mélange de divers styles hérités du passé : il sert d’écrin à une interprétation de la pièce assez voisine de celle qui, à Moscou en 1990, la centrait sur l’idée de l’absurde et de la désintégration (6). Suivant le commentaire discutable des traducteurs Françoise Morvan et André Markowicz insistant sur la récurrence du mot « pas d’importance » (7), Françon soutient que la pièce n’a pas de « centre de gravité », les personnages pas d’« unité psychologique », leur discours pas de sens dialogique (8). La fixation sur ce mot en dit long sur l’inconscient collectif de la post-modernité, comprise ici au sens chronologique du terme.
Invitée à l’Odéon, « temple absolu du théâtre », « lieu du dévoilement, de l’éblouissement de l’être » selon son directeur Olivier Py, Julie Brochen, directrice du Théâtre national de Strasbourg (TNS), est en accord dans sa mise en scène de La Cerisaie avec la mystique théâtrale de Py. Faut-il préciser l’importance des moyens dont dispose le réseau des théâtres nationaux auquel participent l’Odéon et le TNS (9), tous deux associés à l’Union des théâtres de l’Europe (UTE) ? Pas plus qu’Alain Françon, Julie Brochen ne néglige la scénographie. S’agit-il du coup de force symbolique d’une créatrice qui entend renouer avec la tradition du règne sans partage du metteur en scène ? Une immense et haute verrière occupe la scène, brouillant la possibilité pour les acteurs d’apparaître et de se faire entendre, sinon à l’intérieur ou à l’extérieur de cette cage qui détourne sur elle l’attention du spectateur. De même, à l’acte III, le plateau circulaire tournant, invention scénique et réussite formelle qui, sans annuler le sens, le déplace et le fausse. Brochen choisit d’ignorer la dimension historique de l’œuvre . Elle en fait « une pièce métaphysique, qui parle d’une rêverie », celle de Lioubov sans doute, qu’elle rapproche dans son fantasme personnel d’une artiste juive déportée, Charlotte Salomon, abandonnant ses gouaches et sa maison avant son départ pour Auschwitz (10). Cette inscription de la pièce dans une autre histoire que celle qu’elle raconte vise-t-elle à rétablir la censure du tsar qui avait fait couper les discours de Trofimov sur l’état de dégradation de la vie russe et les cerisiers enfermant les âmes des anciens serfs ? J’ignore si la metteuse en scène va jusque-là : recommandation a été faite à l’acteur chargé du rôle, grimé en vieillard ridicule, de bredouiller ses textes dans un débit inintelligible et grotesque.
Patrice Martinet, directeur de l’Athénée, fait-il de nécessité, vertu, en accordant la priorité à la qualité littéraire et dramatique des textes et au jeu de l’acteur ? Le cycle Tchekhov l’est en co-réalisation avec des théâtres régionaux conventionnés dépendant du Ministère de la Culture et de la Communication, d’instances régionales, de Directions régionales des affaires culturelles (DRAC) et dans un seul cas d’une association privée, l’ARIA (11). Les compagnies et les théâtres périphériques doivent en effet se fédérer en réseaux, faire tourner leurs productions en grande banlieue et en province, mutualiser des ressources menacées par le « tarissement lent et régulier des financements publics (12) ». Misère du théâtre de la décentralisation, qui n’est pas le « théâtre national populaire », défini autrefois par la polarité opposant à un théâtre commercial et privé, distrayant et bourgeois, un théâtre public offrant à tous l’accès à une forme d’éducation intellectuelle et de culture du goût. Dans le champ des théâtres subventionnés ouverts à tous, tous se reconnaissent dans cette mission, ce qui n’exclut pas d’autres clivages : non plus l’élite bourgeoise face au peuple, mais la sophistication face à la simplicité des moyens, le formalisme théâtral face à l’esthétique de la signification.
Cependant où classer le travail de Volodia Serre qui met en scène à l’Athénée moins Les Trois sœurs de Tchekhov que ses propres sœurs dans la vie, en entrecoupant la représentation de l’œuvre par la projection de vidéos familiales montrant celles-ci enfants, à la plage etc. ? Où classer cette version yé-yé et boulevardière d’un mélodrame qui aurait pu être tiré d’un téléfilm d’après la pièce, sinon à un pôle opposé au Nach Moskau ! Nach Moskau !, spectacle engagé inspiré à Franck Castorf par les Paysans et Les trois sœurs, joué trois fois au Théâtre de Nanterre-Amandiers (13) ?
Serge Lipszyc et Paul Desveaux, avec des scénographies de goût très sobre, sont en affinité avec les mots d’ordre de l’Athénée qui les accueille : prééminence du texte dramatique, de la voix des acteurs. Lipszyc suit l’auteur qui sous-titrait Oncle Vania « scènes de la vie à la campagne » et fait porter la voix claire de Robin Renucci qui, avec un bon dosage de colère et d’ironie, traduit l’indignation d’un propriétaire rural intelligent et cultivé, revenu de son admiration pour « l’idole de Pétersbourg (14) », médiocre « professeur », célèbre cependant dans le monde lettré malgré la publication d’ouvrages sans intérêt. Lui-même en Astrov, campe un médecin de campagne affronté à la grande misère du monde paysan et aux petites misères de ses voisins, tandis que Estelle Clément-Bealem traduit avec une émotion retenue la résonance poignante du mot de la fin.
Paul Desvaux, avec La Cerisaie, se heurte à la difficulté de faire évoluer ensemble sur le plateau seize personnages qui tous expriment un point de vue particulier sur le monde qu’ils vont abandonner, tous, à l’exception de Firs. Sa mise en scène fait de leur « mouvement perpétuel » une sorte de ballet, ce qui lui permet de faire coexister « une somme non linéaire d’évènements ». Ce choix scénique centré sur le mouvement et le jeu des acteurs met en relief l’importance et la fonction de chaque rôle, de chaque mot dans l’économie du texte dramatique.
Tchekhov oppose au littérateur découvreur de « perles », « la littérature artistique », « justement appelée artistique parce qu’elle décrit la vie telle qu’elle est en réalité (15) ». Même polarité dans le théâtre consacré à la représentation des grands écrits du répertoire : à la création formelle s’oppose le théâtre artistique, justement appelé artistique parce que l’art de la mise en scène vise à s’approprier d’un texte doté de propriétés spécifiques, à l’instar de la littérature artistique qui entend décrire le réel avec ses caractéristiques propres.
Le sens des textes peut varier à l’infini, du drame historique à la fantaisie onirique, de l’intention poétique et joueuse au projet ironique et critique. L’art du théâtre consiste à communiquer cette intention, pour ce qu’elle est, elle-même.