Samarcande est une ville dont le nom sonne comme une promesse : celle de splendeurs venues d’ailleurs, ruisselantes d’une atmosphère chaleureuse, renvoyant aux récits des explorateurs et aux mythologies exotiques de la Route de la soie. Celle aussi des quartiers traditionnels qui fourmillent d’activité et de culture. Un rêve urbain que le dictateur ouzbek Islam Karimov a décidé de briser en séparant brutalement les grands monuments des quartiers populaires.
En lisant la carte, on saisit la ville assez rapidement : il y a le centre historique où, sur une même diagonale vers le Nord-Est, on croise le mausolée Gur Amir, tombeau de Tamerlan, l’ensemble grandiose du Registan — symbole de la ville —, la mosquée monumentale de Bibi Khanym jouxtant le savoureux bazar et l’époustouflant complexe de Shah-i-Zinda suspendu dans le cimetière. Autour de ces monuments qui font enfler les superlatifs, la vieille ville et ses petits quartiers touffus, parsemés d’autres merveilles. Et, à l’ouest, l’université, le verdoyant parc Navoï et la ville nouvelle aux immeubles gris.
L’ensemble est structuré par de grandes avenues sans mystère qui rappellent que l’Ouzbékistan a été soviétique jusqu’en 1991, et qu’on a essayé d’y créer des villes fonctionnelles, dont l’architecture est toute dévouée à la grandeur politique et symbolique. Ici, l’URSS a préféré l’hygiénisme monumental du réformisme au tissu urbain labyrinthique des origines.
Nous sommes en mai 2009. Pour accéder au cœur du vieux quartier d’Iskandarov, où se situent de nombreux hôtels, une tranchée traverse la rue. Mais qu’est-ce donc ? La modernisation du réseau sanitaire ? Les maisons transpirent d’histoire familiale, mais suintent aussi des canalisations percées et de fumier non évacué de vaches citadines. Le jour du début des travaux, ni les responsables des hôtels, ni les habitants du quartier n’ont été informés. À la fin de l’après-midi, pour aller voir le soleil se coucher sur la place du Registan, chacun devait sauter par dessus le fossé, où, malgré l’heure tardive, les ouvriers travaillaient toujours.
Le lendemain matin, la tranchée s’était encore allongée. Mais au niveau de l’hôtel, elle était comblée. Plus que cela : un petit muret s’élevait, déjà haut d’une trentaine de centimètres, condamnant l’accès à la ruelle principale desservant le quartier. C’est ainsi que les habitants, stupéfaits, découvrirent le projet en suivant du regard la plaie qui entourait les murs des maisons limitrophes. Ils tentèrent d’interroger les ouvriers, qui semblaient ne rien savoir.
L’élévation du muret fut soudaine et inquiétante : où passerait-il, où s’arrêterait-il ? Comprendre cela, c’était comprendre le dessein des commanditaires. D’une part, le mur s’élevait de plus en plus haut là où il était le plus avancé, et d’autre part le tracé des fondations prenait une tournure toujours plus surprenante : finalement, par à-coups, il contournait le mausolée de Tamerlan, suivait les maisons, jusqu’à les encercler complètement. Bref, il séparait le quartier du mausolée, pourtant auparavant intégré.
Très vite, ce fut l’affolement. Les résidents comprenaient enfin qu’il allait arriver la même chose à Iskandarov qu’aux maisons commerçantes qui se situaient jusqu’à l’indépendance devant le Gur Amir : un jour, sans préavis, un mur grossier fut construit tout autour de ces maisons, puis on rasa, à l’abri des regards, ces bâtisses centenaires, cœur artisanal de la ville et des monnayeurs d’or. Les habitants, sans aucun égard, furent envoyés dans des barres d’immeubles en bordure de la ville, et ceux qui le refusèrent furent abandonnés à leur sort. Ces travaux de modification brutale du paysage urbain avaient été initiés par les autorités pour reconstituer l’« allée royale » qui reliait deux mausolées majeurs au XIVe siècle, le Gur Amir et la Ruhabad, et détruire six siècles d’histoire au motif de retrouver une base identitaire.
Depuis, le Gur Amir est visible de loin, dans le prolongement structuré d’une place verte et vide qui guide le regard vers ce chef-d’œuvre bleuté, adossé à un parking de bus pour que les groupes touristiques puissent accéder au site sans avoir à marcher… En face se trouve la très vieille Ruhabad, la « maison des esprits » ordonnée par Tamerlan, auparavant cachée dans les aléas des toits, et maintenant occupée par un « centre artisanal » aux vendeurs multilingues détaillant des écharpes de « pure soie locale » importées de Chine. C’est ainsi que le touriste découvre le site sans se douter un seul instant que dix ans auparavant, les visiteurs auraient été encerclés de maisons, de harangues marchandes, de ruelles tordues et poussiéreuses où les derniers orfèvres et monnayeurs travaillaient à leur art sous le regard de l’ancêtre fondateur moghol.
Ella Maillart découvre le Gur Amir « à l’ombre d’acacias légers » en 1932.
« Fort impressionnant lorsqu’on le voit soudain au bout d’une ruelle tortueuse où passe dans l’ombre une femme “fermée”, le mausolée dresse son étincellement au-dessus des bas murs terreux et sans fenêtres de la ville, melon énorme embouti sur un cylindre de même diamètre. »
Ella Maillart, Des monts célestes aux sables rouges, Petite Bibliothèque Payot / Voyageurs, Payot, Paris, 1990.
Ainsi, c’est d’abord en imaginant que leur quartier allait être rasé discrètement pour dégager encore plus les perspectives sur les monuments que les habitants d’iskandarov pensèrent que ce mur se construisait autour d’eux. Mais, bien vite, ils comprirent que ce ne pouvait être le cas : le mur semblait trop travaillé, comme s’il devait durer. Le troisième jour, les résidents renoncèrent à protester auprès des ouvriers, qui semblaient ne pas savoir eux-mêmes à quoi ils participaient.
La colère se cristallisa sur l’accès condamné de la ruelle, axe principal traversant la zone emprunté par les voitures et les passants. Ayant repéré qu’un « responsable » étudiait l’avancée des travaux, un groupe de femmes commença à hausser le ton et à manifester au niveau de l’embouchure barrée de la ruelle. Mais très rapidement, des agents de la police secrète, le Service de sécurité nationale (NSS, appelé communément « KGB »), ainsi que des policiers (« milicia ») et des militaires armés, surgirent.
Le « responsable » vint enfin expliquer : oui, c’était bien un mur haut de six mètres qui se construisait ici. Oui, il faudrait détruire quelques maisons pour le laisser passer, et condamner plusieurs accès à la place. Non, ce n’était pas laid : le mur sera ornementé de « mosaica, majolica, et terracotta », indiqua l’homme, récitant son rôle comme un mauvais acteur, déclenchant un fou rire général. Pourquoi ce mur ? Point de réponse... Protégé par trois policiers, l’homme accepta juste de négocier l’accès à la ruelle, qui ne serait plus obstrué. En contrepartie, les habitants devaient cesser de manifester. Et dès le lendemain, plusieurs miliciens et policiers, en uniforme et en civil, gardaient en permanence le chantier.
Les jours qui suivirent, le grand jeu des résidents consista à essayer d’obtenir des informations sur la trajectoire du mur (allait-il vraiment passer au milieu de la chaikhana, cette maison de thé si appréciée ?), et à s’interroger sur l’identité des ouvriers qui semblaient bien perdus, démunis et parfois très jeunes. Mais, sous le regard impuissant des habitants, le mur continuait de s’élever vers le ciel ; les ouvriers travaillaient parfois même la nuit. Discuter avec eux était impossible : alors que vers minuit, un petit groupe de touristes curieux tentait, en compagnie d’un traducteur, d’en rejoindre quelques-uns (les ouvriers dormaient dehors, dans les contreforts du Gur Amir), ils furent suivis et expulsés par un agent en civil « pour leur bien, parce que ces hommes sont dangereux ».
Le mur grignotait peu à peu le quartier. Il fallut couper des arbres et détruire des maisons là où il devait passer ; il fallut condamner une petite boutique qui ne vivait que du tourisme. Les vérandas ouvertes sur les mosaïques spirituelles du Gur Amir furent obscurcies, car le mur frôlait les bâtisses au point que seuls les chats pourraient dorénavant s’y faufiler. Cela forçait les habitants du bout du quartier à traverser l’intérieur d’une maison pour rejoindre la leur. Puis le jardin réservé aux personnes âgées qui y faisaient pousser des roses fut également détruit.
Un vieil homme qui avait l’habitude de s’asseoir quotidiennement, depuis des années, devant sa maison — laquelle donnait auparavant sur l’ancien quartier des orfèvres, puis sur la place anonyme privilégiant la perspective sur le Gur Amir —, regardait disparaître la vue au fur et à mesure que les étages de briques mal ajustées s’alignaient. Le quatrième jour, le mur était monté trop haut ; il ne pouvait plus rien voir, sa maison était dans l’ombre. Inondé de larmes, il rentra chez lui et on ne le revit plus.
Non loin du Gur Amir, d’autres chantiers étaient en cours aux environs de tous les monuments touristiques : en particulier sur l’axe opposé au Registan, sur l’avenue Tachkent et à Bibi Khanym. Là aussi les murs sortaient de terre, de manière aussi soudaine qu’absurde. En face du Registan, toutes les portes furent murées en une journée, jusqu’à environ 1,20 mètre de hauteur. Des fenêtres toutes identiques, en plastique blanc, furent livrées, et le bas de tous les bâtiments, devenu continu, fut uniformisé avec des plaques de marbre de mauvaise qualité. Pour rentrer chez eux, les gens durent emprunter des escabeaux, et les petites boutiques devinrent inaccessibles.
Tout près de là, sur l’avenue Tachkent, les bulldozers entrèrent dans la danse. En quelques jours, tous les bâtiments le long de la route furent rasés : qu’ils soient anciens ou datant de l’époque russe (dont le gouvernement estime qu’elle ne mérite pas d’être reconnue comme « patrimonialisable », étant hors du champ de la nouvelle construction identitaire ouzbèke). Cela donna lieu à de déchirantes scènes de protestation, où les gens en larmes se voyaient arracher de force à leur intérieur vidé en un temps record, par des militaires qui interdisaient la zone d’accès à tous les non-résidents ; avant qu’un archaïque bulldozer ne détruise tout ce qui appartenait aux expulsés. Dans un nuage de poussière, les ouvriers, dont certains étaient des enfants, cassaient les toits à la masse. Quand la route fut à nouveau ouverte au passage piétonnier, les groupes de touristes furent escortés discrètement par des hommes interdisant les photographies.
Au bout de cette avenue éventrée, au pied de Bibi Khaïnim et du bazar, on aperçoit au loin « l’avenue des mausolées », Shah-i-Zinda, qui s’élève en mosaïques bleues au dessus du cimetière, apaisée dans ses herbes folles et dorées. Sauf qu’une grande route passe à proximité : ici, pourtant, jusque dans les années 2000, se trouvait un marché très fréquenté par les pèlerins qui se rendaient aux mausolées. Aujourd’hui, ce marché a été repoussé aux périphéries de la ville, et ce sont les bus qui peuvent accéder au site – plus facilement que les piétons qui doivent traverser la rue en courant. Et, aussi beau que soit l’ensemble de Shah-i-Zinda, encore vénéré par les Ouzbeks, sa clinquante rénovation lui valut le surnom de « salle de bains »…
Voici donc, semblait-il, un exemple de ce à quoi allait prochainement ressembler l’ensemble des chefs-d’œuvre de Samarcande.
Les boutiques en face du Registan ont fermé leurs portes, les habitants des immeubles ont appris à passer par l’arrière du bâtiment pour entrer chez eux, et les plaques de marbre rouge qui courent le long de la route réfléchissent le soleil. Le mur de Gur Amir s’élève, parfois très haut, ailleurs encore en construction ; un peu bancal, et toujours pas orné de mosaica, ni de majolica, ni de terracotta. Le mausolée de Tamerlan n’est plus imbriqué dans la ville et dans la vie des ouzbeks, et n’est plus considéré comme un lieu de recueillement, mais comme un monument essentiellement exposé au regard impudique des touristes. Et payant, bien sûr.
Pourtant, les visiteurs aiment aussi s’aventurer dans la poussière des ruelles emmêlées où les portes s’ouvrent pour offrir le thé dans de belles cours intérieures. En polissant les aspects les plus monumentaux de la cité dont il est originaire, le président dictateur Islam Karimov veut créer une ville modèle. Mais ce modèle fait fi du peuple et oublie que la vieille ville a, elle aussi, le droit à l’historicité. Voilà comment il marque le territoire pour encore mieux le dominer.
La mise en valeur des monuments anciens de l’époque de Tamerlan permet au pouvoir de justifier l’effacement de toutes les traces de l’époque russe, d’édifier une « Samarcande touristique recomposée ». Cette mise en scène a pour objectif de rediriger la mémoire collective vers une autre histoire, en vitrifiant la ville, en la figeant dans un passé mythifié et muséifié. C’est une manière de réécrire l’histoire : on sélectionne ce qu’il faut retenir du passé et on restructure l’espace en fonction. On vide ou on cache les quartiers populaires au profit du monumental et du tourisme : on fait jouer l’hygiénisme urbanistique pour instaurer l’hygiénisme social.
Le mur de Samarcande sépare et désempare. A quelques centimètres de distance, deux mondes se côtoient mais désormais s’ignorent. D’un côté, ceux qui vivent à l’ombre et que le mur a rendus presque aveugles, ceux qui désormais doivent faire un long détour pour aller là où un seul pas suffisait auparavant. De l’autre, face « mosaica, majolica, terracotta » (1), les touristes émerveillés mais un peu déçus par ces splendeurs sans âme, ignorant que, tout proche, demeure une vie, un univers…
Ainsi meurt l’âme de Samarcande. Celle qui s’incarne dans des édifices tellement rénovés et lissés qu’ils en perdent leur charme, celle qui se transmet dans la vie quotidienne des ruelles de la ville. Le mur renforce l’état policier qui peut ainsi mieux contrôler, trier et régir les mouvements des deux populations : d’une part, celle des visiteurs extérieurs à qui l’on veut montrer une image soigneusement travaillée du pays, et de l’autre, les Ouzbeks, dont l’identité et la liberté sont bafouées.
Alice Corbet est anthropologue.
A lire aussi
Sur la mémoire :
— Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Albin Michel, Paris, 2000.Sur le patrimoine :
— Pierre Nora, Les lieux de mémoire, Gallimard, Paris, 1997.Sur l’Asie Centrale :
— Guillemette Pincent, « Le patrimoine urbain en Asie centrale », EchoGéo, nº 9, 2009.
— Amin Maalouf, Samarcande, Livre de Poche, 1989. En suivant les pas du poète Omar Khayyam, l’auteur retrace des pans de l’histoire perse.Site Internet
— Sur les routes d’Asie centrale, le blog de Sylvie Lasserre.
Sur l’histoire patrimoniale :
— Notkine, « Problèmes de protection et de reconstruction des monuments de l’architecture ancienne dans les villes historiques de l’Ouzbékistan », Icomos, 1981, disponible sur le site du Conseil international des monuments et des sites (Icomos).