L’Europe importe 40% de sa consommation de gaz naturel, dont la moitié provient de Russie. Pendant plusieurs décennies, jusqu’à la « guerre du gaz » russo-ukrainienne de l’hiver 2005-2006, la Commission européenne a considéré cette source d’approvisionnement comme fiable et économiquement rentable, en exprimant parfois quelques réserves face à un aussi haut niveau de dépendance à l’égard d’un seul pays.
Conçu au début des années 1990 pour répondre en partie au problème structurel de cette dépendance, le projet Nabucco prévoyait — à l’origine — l’acheminement de 30 milliards de m3 de gaz naturel par an depuis les champs gaziers iraniens de South Pars. Depuis, le partenariat avec l’Iran a été disqualifié et Nabucco devenu un « gazoduc à la recherche de gaz » en mer Caspienne et dans les pays du Golfe (on avait même parlé à une époque d’une connexion égyptienne via la Jordanie et la Syrie...).
Fin 2010, deux autres projets de corridors gaziers pour le sud de l’Europe étaient en lice. L’interconnecteur Turquie-Grèce-Italie (ITGI) pour augmenter la capacité du gazoduc Turquie-Grèce de 3 à 13 milliards de m3 par an (dont 8 milliards seraient destinés au marché italien), et le Trans-Adriatique (TAP) encore au stade initial, et qui réunit des intérêts allemands, suisses et norvégiens, pour le transport de 10 milliards de m3 via la Turquie, la Grèce, l’Albanie et la mer Adriatique à destination de l’Italie et de l’Europe du Sud.
Pour faire décoller le projet, les initiateurs de Nabucco espèrent obtenir de l’Azerbaïdjan ou du Turkménistan qu’ils s’engagent à fournir de 8 à 10 milliards de m3 par an. Dans le même temps, et sans que Nabucco ait été évoqué, la Turquie et l’Azerbaïdjan concluaient en juin 2010 un accord portant sur l’exportation par l’ITGI de tout le gaz disponible du tout nouveau site d’extraction de Shah Deniz II.
Renforcement des relations énergétiques russo-turques
Cela doit être interprété dans le contexte plus général des relations énergétiques russo-turques. En mai 2010, les deux pays signaient l’accord final pour la construction d’une centrale nucléaire sur le site d’Akkuyu, sur la rive méditerranéenne de la Turquie. Aux termes du contrat, Moscou s’est engagé à assumer l’intégralité du coût du projet contre la promesse faite par Ankara d’acheter l’électricité produite à un prix moyen de 0,12 dollars par kW/h. Un tarif haut (le prix moyen de l’électricité aux Etats-Unis oscille actuellement entre 0,032 et 0,038 dollars par kW/h) qui risque de peser lourd sur les consommateurs turcs. Un tel accord suscite des interrogations.
La rumeur la plus persistante est celle d’un soutien discret de la Turquie aux différents projets de corridors gaziers vers l’Europe, exception faite de celui de Nabucco, que le Kremlin souhaiterait voir échouer au profit du projet « South Stream » élaboré par la société russe Gazprom. L’accord turco-azéri, qui aurait été conclu avec la bénédiction de Moscou, a clairement favorisé le projet ITGI.
Du gaz turkmène pour l’Europe ?
Peu avant la conférence de Vienne, le président de la Commission européenne, M. José Manuel Barroso, s’était rendu en Azerbaïdjan pour y signer un accord sur l’approvisionnement du corridor Sud (1) dont il est probable qu’il porte sur les ressources déjà préemptées dans le cadre du contrat entre l’Azerbaïdjan et la Turquie, qui représente la totalité des fournitures à laquelle on pourrait s’attendre du site de Shah Deniz II à moyen terme. Le président de la Commission s’est ensuite rendu au Turkménistan où il a invité le président Berdimuhammedov à lui rendre visite à Bruxelles. Aucune date n’a pour l’heure été retenue.
En avril 2008, une délégation de haut niveau, composée entre autre de M. Bernard Kouchner, alors ministre français des affaires étrangères, et de M. Ferrero Waldner, le commissaire aux relations extérieures de l’Union européenne, avait rapporté d’une précédente visite à Achgabad la promesse de vente de 10 milliards de m3 de gaz naturel turkmène par an.
Etrangement, la construction d’un gazoduc à travers la mer Caspienne ne semble pas avoir été abordée lors de ces entretiens (2). D’autres réunions ont eu lieu en 2009 au cours desquelles le président turkmène, une fois de plus, s’est dit prêt à fournir de quoi nourrir Nabucco (3).
Il est vrai que Saparmourad Nyazov, l’ancien président, comme Gurbanguly Berdimuhammedov n’ont jamais été avares de promesses lors de visites officielles de hauts dignitaires étrangers. Les engagements, essentiellement verbaux, pris en 2008 portaient la capacité d’approvisionnement au niveau très impressionnant de 160 milliards de m3 par an (4). La découverte de nouvelles réserves place aujourd’hui le Turkménistan au quatrième rang mondial. Ce ne sont donc pas les réserves qui manquent. Un accord a ainsi été passé avec la Chine en 2007. La construction du gazoduc s’est achevée en 2009 et dès 2010, ce sont 15 milliards de m3 qui ont pu être livrés. Un doublement de capacité est prévu pour 2011.
Les observateurs avertis de l’ancien bloc soviétique se sont à plusieurs reprises étonnés du peu de réactivité de l’Union européenne qui aurait pu s’emparer du volume de gaz turkmène que Gazprom, malgré ses engagements, n’a pas réceptionné. Le contrat couvrait la totalité des capacités d’exportation du pays au tarif européen alors en vigueur. Lorsque les prix ont baissé en 2007 et se sont effondrés en 2008, Gazprom a essuyé d’énormes pertes. Et c’est tout providentiellement qu’une station de compression essentielle à l’acheminement du gaz turkmène avait alors été détruite dans un incendie, empêchant la Russie de poursuivre ses achats... Le Turkménistan s’était alors trouvé avec des excédents invendus, jusqu’à ce que le projet chinois aboutisse.
Nabucco contre South Stream
En 2009, une réunion du consortium Nabucco annoncée de longue date s’est tenue à Ankara (5). Dix jours plus tard, les premiers ministres Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan signaient un accord alambiqué aux termes duquel la Russie accordait son soutien au pipeline pétrolier Samsun-Ceyhan contre la possibilité pour le projet South Stream de Gazprom d’utiliser le plateau anatolien pour accéder à l’Europe méridionale (6).
Durant la conférence de Vienne en Janvier 2011, l’ancien ministre allemand des affaires étrangères Joschka Fischer, aujourd’hui consultant pour la compagnie d’électricité allemande RWE, partie prenante du projet Nabucco, a recommandé l’intégration des trois projets en un seul « couloir sud-européen » afin d’amoindrir la dépendance aux importations venant de Russie (7) (souvenons-nous qu’il s’agit seulement de 10 milliards de m3 par an, et qu’ils sont déjà promis à l’ITGI).
La proposition M. Fischer a provoqué l’irritation — prévisible — des délégués russes qui soutiennent que le « South Stream » de Gazprom sera pour l’UE un partenaire solide dès que la question de la fiabilité de certains pays de transit, notamment l’Ukraine, sera résolue. En fait, la Russie est aussi dépendante des dividendes que lui rapporte le gaz qu’elle vend à l’Europe que les Etats européens le sont de leurs importations. A moins d’une guerre, fort peu probable, il n’est donc pas réaliste de s’inquiéter d’une éventuelle fermeture des robinets russes. En revanche, les tarifs croissants imposés aux consommateurs européens par Gazprom sont un véritable sujet de préoccupation.
La question à laquelle les dirigeants européens peinent à se confronter est celle de la nature des arguments susceptibles de convaincre l’Azerbaïdjan, le Turkménistan, l’Iran et l’Algérie d’accepter de vendre leur gaz à un prix plus compétitif — comprendre plus bas — que celui pratiqué par Gazprom. Car, en la matière, les tarifs plus avantageux consentis récemment ne concernaient pas le gaz acheminé par pipeline mais portaient sur le gaz naturel liquéfié (GNL) transporté par des méthaniers pressés de se défaire de leur cargaison pour revenir à leur base.
En marge des politiques européennes anarchiques, les Etats, au premier rang desquels la France, continuent de mener leur propre politique énergétique et d’engager des démarches diplomatiques bilatérales. Ainsi, le président français s’est rendu en Turquie pour, entre autres sujets, tenter de décrocher un partenariat dans la construction de la deuxième centrale nucléaire du pays, le projet Sinop. Lors de la visite à Paris du président Abdullah Gül, M. Sarkozy avait plaidé pour l’entrée des compagnies françaises dans le consortium Nabucco. A l’époque, l’exclusion des entreprises françaises était clairement apparue comme la conséquence directe de l’hostilité marquée de la France à l’entrée de la Turquie dans l’UE (8).
Plusieurs interrogations demeurent et appellent des réponses urgentes. Comment expliquer la torpeur de la diplomatie européenne en matière d’énergie ? Et comment évaluer les changements imposés à l’équation énergétique européenne qui ont résulté des accords à long terme entre la Turquie et la Fédération russe ?
Rafael Kandiyoti est professeur à l’Imperial College London.
Texte original en anglais, traduit par Valérie Ayot.
A consulter
• Julien Vercueil, « Union européenne – Russie : des “politiques de voisinage” de l’énergie », Géoconfluences, décembre 2007.
• « De nouvelles routes pour le pétrole et le gaz », par Rafael Kandiyoti, Le Monde diplomatique, mai 2005.
• « Géopolitique des tubes en Asie centrale » (carte) par Philippe Rekacewicz, janvier 2011.
• « Des prix livrés à la folie des marchés », par Akram Belkaïd, Manière de voir n° 115, « Batailles pour l’énergie », janvier-février 2011.
• « Gazoducs : la Russie à l’assaut du Sud européen », par Rafael Kandiyoti, Visions cartographiques, janvier 2011.
• « L’Europe énergétique entre concurrence et dépendance » et « Le grand Monopoly de la déréglementation », par Mathias Reymond, Le Monde diplomatique, décembre 2008.
• « Projets concurrents de gazoducs et d’oléoducs au Caucase » (carte), par Jean Radvanyi et Philippe Rekacewicz, Le Monde diplomatique, août 2008.