Dans cette situation, la première pensée va au Japonaises et aux Japonais, qui viennent de connaître le plus grand séisme depuis Kobé, en 1995. Et parmi eux, à ces pompiers qui prennent actuellement l’avion pour rejoindre la centrale. Ces « liquidateurs » vont risquer leur vie pour sauver le pays et, plus encore, limiter les conséquences planétaires de l’explosion du réacteur. Alors que la radioactivité dans la centrale atteint d’ores et déjà chaque heure la quantité admissible annuelle, tout incident supplémentaire se traduira par un accroissement des risques pour les intervenants.
Il faut avoir un courage à toute épreuve pour intervenir en connaissant les conséquences. L’expérience des liquidateurs de Tchernobyl ne peut pas être oubliée. Et pour celles ou ceux qui n’ont jamais été informés, il faut absolument lire le livre La Supplication, de Svetlana Alexievitch (1).
Si des gens méritent à titre collectif un prix Nobel de la paix, ce sont bien les liquidateurs de Tchernobyl, et désormais ceux de Fukushima.
En face de ces hommes et ces femmes qui vont souffrir pour faire face, il y a celles et ceux qui ont joué avec le feu... nucléaire. Et c’est à eux qu’il faut s’adresser maintenant pour obtenir des informations qui nous permettent réellement de choisir, démocratiquement et scientifiquement.
Car le nucléaire est une technologie très particulière : il n’est jamais confiné, et les risques portent sur deux types d’événements :
• d’abord le risque lié à « l’accident » : panne, explosion, et conséquences d’événements extérieurs — tsunami, risques terroristes, comme cet avion qui le 11 septembre 2001 devait s’écraser sur la centrale de Three Mile Island. Dès lors, l’éjection dans l’atmosphère de quantité de matériaux radioactifs va provoquer des cancers et d’autres maladies dont le suivi n’est, d’ailleurs, pas vraiment au point ;
• ensuite, le risque des « faibles doses », car les centrales, et les autres maillons de la chaîne nucléaire, notamment les transports, les sites de stockage et les sites d’extraction du plutonium comme La Hague, diffusent régulièrement des éléments radioactifs qui se retrouvent ensuite dans les rivières, la mer, les plages, les forêts...
Cette absence de confinement, qui fait qu’une dispersion de produits radioactifs touche toute la planète, concerne les deux types de risques. Tchernobyl, malgré les efforts des douaniers français, nous a montré l’étendue des zones touchées par les accidents. Mais d’autres informations laissent entendre que les éléments radioactifs circulent de plus en plus. Par exemple, alors que le plutonium n’existait pas dans la nature avant 1945, on en trouve désormais dans les dents de lait des enfants britanniques.
C’est donc toute la planète qui est concernée quand certains décident de développer la filière nucléaire. Or la décision est prise de manière opaque, sans débat public, sans réelle information contradictoire et scientifique des populations.
En particulier, nous manquons d’informations essentielles pour une prise de décision. Chaque technologie possède des risques. La question n’est jamais celle de la sécurité absolue, mais du rapport entre le risque et les avantages souhaités. Or, nous ne disposons pas d’études réelles sur les points essentiels :
• Quelle est la rentabilité économique du nucléaire... sur toute la durée de vie de la filière ? En effet, le nucléaire a une durée de vie largement supérieure à la durée de fonctionnement (rentabilité d’un point de vue économique immédiat qui est trop souvent mis en avant). Il convient, pour mesurer le coût économique réel d’inclure dans les modèles le suivi des déchets, jusqu’à ce que les risques deviennent insignifiants, soit sur des siècles. Puis le « démantèlement » des centrales... l’expérience de Brennilis en Bretagne nous montre que les coûts réels (et les problèmes techniques rencontrés) sont largement supérieurs aux évaluations (2). Et enfin, l’évaluation du coût des accidents, pris en charge par la société en général, et donc jamais inclus dans les calculs de rentabilité effectués par les acteurs de la filière. Une sous-partie de cette question serait de connaître avec une bonne précision le bilan énergétique global de la filière. Quelle proportion de l’énergie produite est réellement utilisable, une fois déduites les pertes en ligne (centrales évidemment éloignées des lieux de consommation), l’énergie engloutie dans la construction, puis dans le traitement des déchets, et enfin dans le démantèlement. Sans parler des coûts de toute nature en cas d’accident ;
• Quel est le réel impact sanitaire du nucléaire, à la fois par les faibles doses (3) et bien évidemment par les accidents ? Dans ce cadre, on ne peut se limiter aux morts immédiates (une trentaine à Tchernobyl) : il faut comptabiliser les suites pour les populations avoisinantes ou les liquidateurs. La morbidité (maladies, mal-être, problèmes chroniques...) mérite toute notre attention. Les études autour de Tchernobyl ont toujours minimisé cet aspect (4). Et quand le médecin biélorusse Yury Bandazhevsky a montré les conséquences de Tchernobyl sur les enfants nés après l’accident, le pouvoir a préféré l’enfermer en prison. Les conséquences au Japon, qui dispose d’un excellent appareil statistique et d’un suivi médical particulièrement performant et compétent en matière de nucléaire — l’héritage d’Hiroshima et Nagasaki — mériteront toute notre attention. On ne pourra pas toujours rejeter les malades comme étant victimes d’un symptôme de paranoïa atomique ;
• Quel est l’enjeu du nucléaire énergétique sur la paix dans le monde ? Non seulement les filières dites « civiles » sont la source des produits utilisés par les armes nucléaires (à la fois pour les matériaux fissibles à haute énergie pour la bombe et les matériaux dits « appauvris » pour les armes pénétrantes), mais aussi pour les « bombes sales », utilisables par des agents non étatiques. Les centrales nucléaires ne sont-ils pas autant de points de faiblesse exploitables par des attaquants ? L’exemple japonais nous montre que l’accident n’est pas forcément lié à des causes « internes » aux centrales ;
• Quel est l’impact social de l’industrie nucléaire ? Pourquoi l’emploi précaire est-il devenu la norme dans une industrie pour laquelle la vie même des ouvriers est la force de travail qu’on achète pour intervenir en zone contaminée ? L’excellent roman La Centrale, d’Elisabeth Filhol, est une enquête parmi ces précaires du nucléaire en France (5)... on imagine la situation dans des pays où la pauvreté, et donc le besoin de vendre ce qu’on a pour nourrir sa famille, est plus fort. De quel modèle du travail se prévaut la filière nucléaire ? Et de quel modèle d’indifférence se drapent les « permanents » ? Celui qui fréquente des travailleurs du nucléaire a évidemment des anecdotes à raconter sur le mélange de peur de l’irradiation et de bravade qui pousse souvent, en cas de surdose, à accuser les détecteurs de radioactivité plutôt qu’à reconnaître les rejets.
On peut comprendre les enthousiasmes des années 1930 à 1950, quand régnait l’idée d’une énergie « inépuisable », à haut rendement et à faible coût. Il s’agissait de maîtriser le feu, une activité que les hommes adorent... Mais pouvait-il encore en être de même après Tchernobyl ? Peut-on encore continuer ? Car l’argument de la « sécurité » renforcée dans les centrales concerne principalement les problèmes internes, notamment les moyens de faire face aux mauvaises décisions humaines. Mais devant les actes externes à haute énergie (séisme, tsunami, mais aussi tempête, attaque terroriste ciblée...) peut-on offrir des garanties suffisantes ? Certes, dès l’alerte sismique, les centrales japonaises se sont mises en mode arrêt... mais c’est une opération longue, et qui peut mal tourner, comme nous en suivons l’exemple avec attention depuis hier. Y aurait-il une « sécurité » qui serait à la hauteur de l’événement ? À la hauteur des conséquences sociales et sanitaires de l’accident ?
C’est à ce genre de questions que la communauté scientifique, mais aussi les citoyens concernés doivent s’atteler, pour que le choix de continuer ou sortir du nucléaire soit appuyé sur des données globales et cohérentes, et non des présupposés soit idéologiques (la mystification du progrès et de la maîtrise humaine sur les événements), soit plus spécifiquement d’intérêts économiques. Les puissances publiques pourraient consacrer leurs efforts à ces réflexions ouvertes, plutôt que de servir de VRP internationaux aux transnationales de la filière.
Ajoutons un dernier point sur l’information concernant le nucléaire. Nous sommes maintenant devant un cas d’école. Ce que nous disent les journalistes est-il fiable ? Quelles sont leurs sources ? Reprendre les fils horaires des informations, des dénégations, des démentis, des confirmations et des errements de l’information depuis le séisme montre les limites d’une information planétaire alors même que des enjeux économiques, mais aussi politiques, militaires et idéologiques sont en jeu.
Certes, le rôle des médias n’est pas de faire « paniquer » les populations. Souvent la panique peut provoquer des catastrophes pire encore. Mais en est-il de même à distance ? Faut-il faire son deuil d’une information appuyée sur les faits au profit d’une « information de guerre », c’est-à-dire pilotée par les besoins de sécurité des puissances publiques ? Enfin, faut-il prendre les populations pour ignorantes et croire que nul ne peut percevoir l’inquiétude sous l’agitation ? Et dans ce cas, l’absence de transparence n’est-elle pas plus inquiétante encore ?
Les accidents sont des moments très sensibles durant lesquels on doit à la fois agir en serrant les dents (le risque est là, il faut faire face), et préparer le lendemain, tirer les leçons et envisager les conséquences. Malheureusement, une fois l’émotion partie, la routine, les compromissions, l’absence de réflexion globale, et surtout l’immunité dont jouissent les acteurs des filières créant des accidents (pas seulement le nucléaire...), tendent à évacuer les questions. Après tout, s’il y a encore des vivants pour continuer à informer, c’est que le risque a certainement été « vaincu »...
Ulrich Beck, dans son livre prémonitoire La société du risque (écrit avant Tchernobyl, et paru la semaine suivante, augmenté d’une préface à chaud (6)) expliquait qu’une fois le risque advenu, pour continuer d’exister, les sociétés avaient comme principale obsession de tout simplement le nier... jusqu’à la prochaine fois ?