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Guerre en Libye : la « furia » française

Frappes ciblées, zone d’exclusion aérienne, et — tant qu’on y est — se payer enfin la tête de Kadhafi : les chasseurs Rafale ont fait leurs premiers raids dans le ciel de la Libye samedi en début d’après-midi, inaugurant la campagne de pilonnage menée également par des chasseurs britanniques et des navires américains. La France, revenue des petites compromissions et des grands aveuglements de ce début d’année sur la portée du « réveil arabe », tient enfin sa « grande cause » de salubrité publique internationale, retrouve ses antiennes sur les droits humains, peut mettre en musique l’ingérence à la mode Kouchner. Et peu importe la lettre des résolutions, pourvu qu’on ait l’ivresse…

par Philippe Leymarie, 19 mars 2011

Actualisé au 20 mars 2011

Le feu est passé au vert, la légitimité acquise : le Conseil de sécurité a donné son onction en votant, le 17 mars, la résolution 1973 sur la Libye ; et un déjeuner-sommet à l’Elysée, samedi, organisé à la va-vite, a conforté l’inattendu « tombeur » de Kadhafi. Mais les débats à l’ONU étaient déjà loin : l’expérience prouve qu’il ne faut pas trop s’attacher à la lettre des résolutions, dont l’application se fait souvent sur un mode « glissant », en fonction des intentions de ceux qui sont chargés de les interpréter et de les mettre en œuvre.

Exemple, avec cette invocation en boucle de l’impérieuse nécessité de « protéger les populations » (Civilian protection) :

— Les « populations » en tant que telles avaient été visées durant la première phase de la répression, lorsque des policiers libyens, puis des mercenaires africains avaient tiré sur les manifestants, faisant plusieurs centaines de victimes. Mais, si tous les opposants ont été traités de « terroristes d’Al Qaida » ou de « bandits », il n’y a pas eu ensuite de politique de massacre délibéré de civils. Si cela avait été le cas, la résolution de l’ONU aurait sans doute été adoptée beaucoup plus tôt. Qu’il ait agi avec sincérité ou non, le gouvernement libyen a demandé successivement aux civils de se pousser, de déposer les armes, de se rallier, de profiter d’une amnistie, etc.

— Il y a un million d’habitants dans la région de Benghazi, mais une fraction de ces civils sont aussi… des combattants, qui appartiennent désormais à… une armée, même si elle semble de fortune, et peu efficace. Il s’agit de soldats parfois très aguerris, notamment d’anciens militaires ou policiers ralliés (y compris quelques généraux) ; ou de recrues plus récentes, civiles à l’origine, mais qui manient depuis quelques semaines des armes, y compris de calibre respectable (mortiers, mitrailleuses, batteries antiaériennes, etc.) ou même lourdes (quelques chars, quelques avions). Ce ne sont pas, ou plus, des civils sans défense (classiquement, les femmes, enfants, vieux, malades, etc.) ...

Guerre secrète

Donc, inutile de se voiler la face. L’objectif n’est pas seulement de mettre des civils à l’abri : il est de renverser le cours de la bataille en permettant aux insurgés de ne pas la perdre ; et d’obtenir dans la foulée la chute du régime. C’est le vrai « but de la guerre », ou « l’effet final recherché », comme disent les militaires, qui aiment bien savoir où ils vont.

Puisque le « Dégage ! » qui a fait fureur ces dernières semaines dans le monde arabe n’a pas suffi en Libye à faire tomber le fruit (pas aussi mûr, apparemment, qu’en Tunisie et en Egypte), il fallait un coup de pouce de l’Occident, qui a un vieux compte à régler avec le dictateur agité de Tripoli, lui-même en délicatesse avec une bonne partie de la Ligue arabe, et de l’Union africaine. Mais, là, on est dans le domaine de la géopolitique, bien plus que dans celui de l’humanitaire, quoi que prétende la résolution onusienne.

Autre aspect qui peut prêter à confusion : l’intervention au sol – seule à même d’aboutir à la chute complète du régime Kadhafi. Elle est écartée explicitement par la résolution de l’ONU : « ... tout en excluant le déploiement d’une force d’occupation étrangère sous quelque forme que ce soit et sur n’importe quelle partie du territoire libyen ».

Les principaux partenaires en cause ne souhaitent d’ailleurs pas, en principe, que leurs troupes apparaissent comme les envahisseurs ou occupants d’un pays arabe ou musulman, dans le sillage de ce qui s’est fait en Irak et en Afghanistan. Donc, cette intervention au sol ne devrait pas se faire. Mais il y a des moyens de contourner la difficulté :

— l’expédition d’armes, via des fournisseurs tiers ;
— l’envoi de "conseillers", pour entraîner les insurgés libyens ;
— l’action clandestine, menée par des commandos ("éclairage" des frappes, coups de main, sabotages, provocations).

Une équipe de commandos britanniques avait été interceptée le mois dernier… par les rebelles — indice de cette « guerre secrète » qui, presque toujours, précède ou accompagne une opération « officielle ». D’ailleurs, la résolution 1973 autorise « l’emploi de tous les moyens nécessaires » à la protection des populations, ce qui donne finalement une marge d’interprétation plutôt large...

Habillage politique

Cette guerre pour la démocratie en Libye (dans le meilleur des cas !), lancée sous aiguillon français, est essentiellement franco-britannique, avec aux manettes deux gouvernements conservateurs : sans remonter aux guerres mondiales, on peut rappeler l’expédition commune sur le Canal de Suez, en 1956 ; et la conclusion entre Paris et Londres, en novembre 2010, d’une batterie d’accords de coopération militaire, avec — pour la première fois — un volet concernant la dissuasion nucléaire, que ces deux pays sont les seuls à exercer dans l’Union européenne.

C’est donc l’occasion de se débarrasser d’un régime déconsidéré, infréquentable, etc. — le paradoxe étant que, ces dernières années, ledit régime s’était amendé, et avait été partiellement réintégré dans le jeu international. L’Italie en avait fait son partenaire privilégié, en matière économique, mais aussi d’antiterrorisme et de contrôle de l’immigration illégale. La France avait signé avec Tripoli un accord de défense, avec à la clé des ventes d’armement et des coopérations (qui pour la plupart, par chance – vu rétrospectivement –, n’avaient pas été suivies d’effets !). Et aujourd’hui, Paris se retrouve en situation d’avoir à détruire en Libye les derniers Mirage de fabrication française, vendus en leur temps, et récemment modernisés par Dassault… avec l’appui de l’Etat français.

Les état-majors, à Paris et à Londres, préparaient depuis plusieurs semaines des scénarios d’intervention. Ils menaient d’ailleurs ces jours-ci, en France, un exercice commun baptisé « Southern Mistral », prévu de longue date, dont les moyens techniques et humains ont pu être dérivés vers l’opération actuelle. Mais, dans les faits, et bien qu’ils se défendent d’être en première ligne, les militaires américains assurent l’essentiel de la coordination de l’opération, notamment à partir de leur état-major aérien à Ramstein, en Allemagne. Même si la France se donne le beau rôle, les Etats-Unis sont la « nation-cadre » de fait, au moins pour le moment.

Mini-coalition

Quelques constatations politico-diplomatiques :

— Les armées de ces trois pays sont épaulées, sur un mode mineur, par le Canada, le Danemark, la Norvège, la Pologne, l’Espagne, la Belgique ;
— L’Italie, qui avait voulu éviter un engagement jusqu’à ces derniers jours, a accepté que ses bases dans le sud soient utilisées par la mini-coalition ;
— L’Allemagne et la Turquie ont tout fait pour rester en dehors de cette initiative ;
— Les Américains, qui se faisaient prier depuis quelques semaines (à cause de la situation périlleuse à Bahrein et au Yémen ?), n’ont accepté de donner leur voix et leur aide que lorsqu’il est apparu que le régime Kadhafi allait tirer son épingle du jeu, voire sortir renforcé de l’aventure ; ils affirment que leur appui à l’opération est « limité » (Barack Obama) ;
— L’OTAN est tenue à distance – du fait surtout des Français – afin de faire oublier l’actuelle opération calamiteuse en Afghanistan, mais agit en sous-main.
— L’Union européenne est marginalisée, une fois de plus, en tant qu’institution : le géant économique peine à définir et mettre en œuvre une politique étrangère et de défense commune ;
— La Russie et la Chine ont laissé faire (Kadhafi n’est pas défendable, même par eux), renonçant à leur droit de veto : d’autres chats à fouetter, sans doute (voir plus loin ce qu’ils en ont dit à New-York).

Quelques petits pays de la Ligue arabe sont appelés à faire de la figuration, pour « habiller », sur un plan politique surtout, l’intervention franco-britannique-américaine : Liban, Qatar (seul à avoir annoncé l’engagement de quatre chasseurs, en étroite collaboration avec l’armée de l’air française) , Emirats arabes unis, Jordanie. Mais les voisins immédiats de la Libye (Tunisie, Egypte), encore fragiles, sont restés discrets. Soudan, Tchad, Algérie – qui font le dos rond – n’en pensent pas moins, etc.

Banquet des frappes

En fait, l’habillage n’est pas si rutilant que cela : après les premières vagues de bombardements, le secrétaire général de la Ligue arabe Amr Moussa a estimé déjà ce dimanche qu’ils « s’écartent du but qui est d’imposer une zone d’exclusion aérienne », une mesure qui était soutenue à l’origine par l’organisation panarabe. Quant à l’Union africaine, pourtant annoncée au « banquet des frappes » samedi à la mi-journée, à l’Elysée, elle n’était pas représentée, et a demandé dimanche « que les armes se taisent ». L’amiral Mike Mullen, chef d’état-major américain, a rappelé ce même dimanche que l’objectif poursuivi n’était pas, en principe, de s’en prendre au régime Kadhafi en tant que tel, paraissant en retrait par rapport aux rodomontades françaises et britanniques.

Mais, à propos d’Elysée, belle opération de politique intérieure-extérieure de Nicolas Sarkozy, flanqué de l’ancien premier ministre Alain Juppé, appelé au secours d’une diplomatie française en péril – qui, en « nation-cadre » d’une opération plus ou moins multinationale, parvient à faire oublier... les cantonales hexagonales ; les inquiétudes sur la sécurité des centrales dans la France championne du monde de l’électricité nucléaire ; les catastrophes au Japon... Rien de tel qu’une bonne guerre, surtout si elle n’est pas trop difficile à mener, pour faire bouger les lignes... politiques.

Cibles prioritaires

Le montage de cette coalition, une fois habillée politiquement par l’ONU, la Ligue arabe, etc. , pose surtout des problèmes de coordination et d’efficacité sur le terrain – la difficulté étant de répartir les tâches, et déterminer les cibles et leur priorité, dans la phase des premières frappes : dans une optique étroite, il s’agit des radars, systèmes anti-aériens, pistes d’aviation, et bases aériennes. Dans une définition plus large, qui semble avoir été adoptée d’emblée, une gamme d’objectifs qui peut aller des centres de commandement, casernes, etc., aux blindés ou colonnes de véhicules de l’armée de Kadhafi, voire à ses lignes de ravitaillement, ou ses instruments de communication et propagande, comme les émetteurs de radio-télévision.

La coalition affirmait dimanche après-midi avoir stoppé l’avance des troupes de Kadhafi sur Benghazi, et touché à des degrés divers vingt cibles sur vingt-deux (dont des systèmes de défense antiaérienne et des noeuds de communication stratégiques, tous sur la côte méditerranéenne), notamment lors des tirs d’une centaine de missiles de croisière Tomahawk, dans la nuit de samedi à dimanche, par des navires et sous-marins américains.

Sur un plan technique, le « cocktail » de moyens rassemblés par la France avec ses alliés paraît bien lourd, surtout si l’on pense à la relative faiblesse des moyens dont disposerait le régime Kadhafi , désorganisé au surplus par deux ou trois jours de frappes intensives : au mieux, une quarantaine de milliers de soldats, dont moins d’un tiers de troupes d’élite, et une fraction de mercenaires africains ; une douzaine de chasseurs, et autant d’hélicoptères qui étaient en état de vol (avant les frappes) ; des blindés de modèle ancien, etc.

Pour faire respecter une « no-fly zone » sur la durée, il aura fallu mobiliser :
— des moyens d’observation (des satellites américains) et de contrôle ou guidage (appareils AWACS français ou otaniens) ;
— des escadrilles de chasseurs (Mirage, Rafale, Tornado, F16), et leurs avions-ravitailleurs ;
— des bases ( comme Solenzara en Corse, située à une heure des côtes libyennes, ou les bases US-OTAN en Sicile) ;
— le porte-avions français Charles-de-Gaulle , qui a appareillé dimanche, prendra le relais, au large des côtes libyennes, où croisent déjà plusieurs unités de l’US Navy, de la Royal Navy, etc. .

Raisons de principe

Pour information, voici – telles que les restituait Jean-Dominique Merchet, sur son blog Secret défense – les raisons données par les cinq pays (sur quinze) du Conseil de sécurité qui se sont abstenus de soutenir la résolution franco-britannique :

— l’Allemagne « ne souhaite pas s’engager dans une confrontation militaire » ;

— l’Inde est convaincue qu’il « n’existe pratiquement aucune information crédible sur la situation sur place » qui puisse justifier la décision d’établir une zone d’exclusion aérienne et ne « sait pas plus comment les mesures prises seront appliquées » ;

— le Brésil estime que « le texte présenté aujourd’hui envisage des mesures qui vont bien au-delà de l’appel de la Ligue des Etats arabes qui demandait des mesures fortes pour faire cesser la violence. (...) Nous ne sommes pas convaincus que l’utilisation de la force permettra d’atteindre l’objectif commun qui est de mettre un terme à la violence et de protéger les civils » ;

— la Russie s’y oppose « pour des raisons de principe » et déplore le fait de n’avoir pas obtenu de réponse sur les moyens permettant de mettre en place le régime d’exclusion aérienne. « Nous avons aussi vu passer sous nos yeux un texte dont le libellé n’a cessé de changer, suggérant même par endroits la possibilité d’une intervention militaire d’envergure » ;

— la Chine rappelle qu’elle s’est « toujours opposée au recours à la force dans les relations internationales » et qu’elle « éprouve toujours de grandes difficultés à l’égard de plusieurs dispositions importantes du texte de la résolution ».

Philippe Leymarie

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