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Lettre de Tokyo

« Nous allons une nouvelle fois reconstruire le pays »

par Christian Kessler, 22 mars 2011

Dimanche 20 mars

Ça pompe, ça continue à pomper de l’eau de mer par tous les moyens. Télévisions, radios suivent les efforts minute par minute. Une course contre la montre. On attend le rétablissement de l’électricité sur le site qui devrait permettre au système de refroidissement de la centrale elle-même de se remettre à fonctionner, si toutefois il n’a pas été endommagé par le tremblement de terre et le tsunami. On perce des trous dans les toits des réacteurs 5 et 6 qui, eux, sont refroidis grâce à un générateur diesel, afin d’éviter des explosions d’hydrogène : en somme, c’est comme la cocotte-minute, il faut que ça libère son trop-plein de temps en temps.

J’ai de nouveau saisi mon casque et me suis planqué sous la table, car ça vibrait assez sévère, d’une intensité 6 je pense, car je commence à reconnaître les magnitudes. On devient expert là-dedans, mine de rien.

Le problème de la contamination commence à se préciser. Dans la préfecture de Gunma, l’eau du robinet est contaminée. Dans celles d’Ibaraki et de Fukushima, le lait a un taux d’irradiation excessif, de même que les épinards. Ils sont donc impropres à la consommation. Il faut que je me précipite, comme le font tous les Japonais, afin de faire des réserves d’eau, notamment. Le lait, les yaourts ont disparu des rayons.

Il faut aussi que je prenne des pastilles d’iode. Le gouvernement japonais n’est pas capable d’en fournir, car on n’en produit pas sur l’archipel, et les pastilles reçues d’autres pays étaient en nombre limité. On les a donnés en priorité aux enfants et aux personnes de moins de 40 ans, qui résisteraient moins bien au cancer de la thyroïde. Lundi étant un jour férié, j’irai en chercher à l’ambassade s’ils en ont encore mardi.

L’environnement est touché, mais aussi la production. De nombreux sous-traitants des firmes automobiles, de l’électronique, sont situés dans la région du tsunami et ne sont pas en mesure, à l’heure actuelle, de fournir les composants nécessaires. Un certain nombre de fleurons de l’industrie japonaise sont donc bloqués, comme Nissan, qui ne sort plus de voitures. Carlos Ghosn a du pain sur la planche, lui qui, ici, a participé à de nombreux talk-shows, dont on a fait le héros de manga et qui est l’une des figures de l’archipel. Il faut dire qu’on parle peu de ces sous-traitants qui permettent justement la production à flux tendu que le Japon a mise au point afin d’éviter l’immobilisation du capital. Une fois qu’ils sont hors-jeu, la production s’arrête en quelques jours, car il n’y a pas de réserves. Il faudra sans doute repenser un certain nombre de choses de ce côté-là.

Mais déjà on annonce le début de la construction de maisons préfabriquées pour les personnes sans domicile et surtout les personnes âgées, très nombreuses dans les régions agricoles avec leurs maisons en bois qui n’ont pas résisté. Le dénombrement des victimes s’avère difficile, car le nombre de disparus pourrait avoisiner les trente mille. Cette rapidité dans la reconstruction ne m’étonne pas, le gouvernement, critiqué, ayant tout intérêt à montrer qu’il s’active au plus vite ; mais il faudrait d’abord voir tout cela sur un plan d’ensemble, non ? Eh bien non, car la construction est ici anarchique, sans véritable règlement, sauf celui de la spéculation, de l’argent. Le capitalisme à tout crin, sauvage et parfois sans limites.

Sur le plan politique, la cote de popularité du premier ministre pourrait monter, mais avec 20 % avant la catastrophe, ça ne devrait pas être trop difficile. Il faut cependant comprendre que le premier ministre, ici, ne gouverne pas vraiment. Pour nous autres Occidentaux, le fonctionnement du pouvoir est parfois difficile à comprendre. Personne n’est directement responsable. Le gouvernement ne peut traditionnellement impulser les décisions. Il n’y a pas vraiment de centre, comme par exemple en France. Les décisions sont prises de manière collective par les hauts fonctionnaires, les technocrates, les ministres, mais aussi les parlementaires, l’administration, d’ailleurs impénétrable. Donc, tout cela est complexe et donne l’impression de cafouiller. Cela a d’ailleurs été le cas, car il faut du temps pour que se dégage un consensus. Mais, une fois la décision prise, la rapidité d’exécution est remarquable et d’une efficacité légendaire. Là aussi, il faudrait peut-être amorcer des changements ; mais je n’y crois guère, tant les élites politiques japonaises sont toutes fabriquées sur le même moule. Il ne faudrait pourtant pas que le réflexe d’unité nationale, particulièrement fort au Japon, empêche les changements que cette catastrophe rend nécessaires.

Et il faudrait quand même se poser la question de savoir s’il est bien malin d’installer des centrales sur des failles, à proximité des mers, avec tout le passif que connaît ce pays en matière de tremblements de terre et de tsunamis – mot passé dans le langage de tous les pays et qui signifie « la vague du littoral ».

Le dernier mot, je le laisserai au premier ministre Kan Naoto : « Nous allons une nouvelle fois reconstruire le pays. » Se sont instillés à nouveau dans l’esprit des gens la vulnérabilité du pays, ces drames géographiques et historiques, cette idée diffuse ici que le Japon est un pays différent des autres, davantage soumis à des épreuves ; tout cela permettant évidemment au chef du gouvernement de cimenter la cohésion nationale et de se donner le beau rôle dans la reconstruction.

Lundi 21 mars

Il pleut aujourd’hui et ce n’est pas fait pour me rassurer. Il faut bien ouvrir son parapluie, nous répète-t-on dans les gares et les stations de métro. Il faut dire que question parapluie, les Japonais sont les champions du monde incontestés. Ils en utilisent sans arrêt, en achètent sans arrêt aussi, surtout les parapluies en nylon qui ne coûtent presque rien, 300 yens, soit deux tickets de métro. On les abandonne sur place et d’autres les prennent, dans un échange incessant.

Il faut que je prenne mes pastilles d’iode, me rappelle ce matin l’ambassade de France. J’en parle à mes amis japonais, qui, pour le coup, se fâchent un peu. Mais qu’est-ce qu’ils ont, les Français, à paniquer de la sorte ? Et l’ambassade, à se calfeutrer comme dans un bunker et à rapatrier par avion, comme à la guerre, ses ressortissants ? Il est vrai que nous sommes les seuls, du moins je crois, à avoir distribué des pastilles. Le principe de précaution maximum est mal compris ici et ne donne pas de la France une très bonne image. Même si un ami français réfugié à Kyoto me rapporte que, s’il a eu un mal fou à trouver une chambre d’hôtel dans le Kansai, ce n’est pas seulement à cause des étrangers, mais aussi des Japonais de la capitale qui, justement, s’enfuient par précaution.

Cela tournerait-il à l’inconscience chez nos amis japonais ? On a effectivement l’impression aujourd’hui qu’ils sont anesthésiés. Lorsque je suis allé chercher quelque chose à manger dans mon petit supermarché, j’ai demandé si certains produits venaient de la région de Fukushima, où l’on sait que des contaminations ont eu lieu. Là, pour le coup, j’ai été remis à ma place par deux vieilles dames, fort honorables au demeurant, qui, outrées, m’ont répliqué vertement que le gouvernement ne tolèrerait évidemment pas que de tels produits soient commercialisés, et que donc, tout était bon pour la santé. Elles se sont calmées quand j’ai pris mon japonais le plus poli (la langue japonaise est extrêmement complexe : il y a plusieurs langues suivant le niveau de politesse et les personnes à qui on s’adresse). Ô surprise, mais vous parlez le japonais, monsieur l’étranger, cela change tout ! (Autrement dit : vous êtes un peu des nôtres.) L’affaire s’est arrangée, mais il faudra que je tienne ma langue. Inconscience organisée, aussi : la télévision diffuse des émissions de divertissement, avec force rires appuyés, et l’on y parle presque plus de la Libye que de Fukushima, alors que, d’habitude, les affaires internationales ne font guère les gros titres. Sans doute cherche-t-on à enrayer le mal en en parlant le moins possible. La réaction de l’autruche, en somme. Mais je ne critique pas : moi-même, je me suis plongé dans un livre hier soir. Il faut se dégager un peu de tout cela, sans quoi on ne tient pas le coup après plus d’une semaine sur les nerfs.

On me parle des vents qui entraînent le nuage au large, vers le Pacifique. Mais alors, pourquoi nous dit-on qu’il faut bien ouvrir son parapluie ? J’en profite pour défendre le principe de précaution français en expliquant que les autorités de mon pays ne pouvaient se fier uniquement à la direction du vent et que les rapatriements en France répondaient à une exigence bien réelle. Rien n’y fait. Ça y est, l’idée s’installe : les Français on surréagi. Manière sans doute aussi de se donner confiance, et qui leur en voudrait ?

La centrale de Fukushima a été momentanément évacuée par les travailleurs de Tepco à cause d’une fumée grise qui s’échappe du réacteur 3. On précise immédiatement que la teneur en radioactivité est cependant restée stable. Tepco est passé maître dans la communication floue, utilisant à plein les ressources de la langue japonaise, au point que l’on finit par se demander ce que tout cela signifie. Mais il est vrai qu’avec le sujet presque jamais clairement énoncé, sans articles, sans forme du temps (sauf un petit passé), etc., la langue a souvent été considérée comme peu claire. Les Japonais en ont parfois profité pour s’abriter derrière elle, comme derrière une barrière de protection, y compris lors de négociations internationales. Il n’en reste pas moins qu’elle peut être aussi précise que le français, même si c’est par d’autres moyens grammaticaux. Il faudrait que Tepco parle un peu plus clairement quand même – mais ils nous ont habitués à cette attitude par le passé. Il paraît d’ailleurs que le premier ministre les a quelque peu admonestés, car ils avaient mis du temps à prévenir le gouvernement. Moi, je me demande plutôt pourquoi, dans un pays de tremblements de terre, de tsunamis, de typhons, on confie la responsabilité de centrales nucléaires à des gens comme ça, qui n’ont jamais tenu compte des avertissements que leur adressaient des spécialistes étrangers concernant, justement, la centrale de Fukushima, trop vieille et surtout plus aux normes de sécurité !

Je suis au bain collectif, qui ouvre de 17 heures à 1 heure du matin – une tradition japonaise remontant à des siècles. Là, les langues se délient plus facilement, car tout le monde est nu et on finit par se connaître les uns les autres. A nouveau, on me prend à partie, gentiment certes, sur cette soi-disant réaction de panique française. « Et moi, j’ai paniqué, hein ? » « Ah non, c’est vrai, mais toi tu es presque japonais. » « Tatamisé [c’est-à-dire imprégné de culture japonaise], alors », je leur réplique – et de leur expliquer ce verbe français. Cela fait rire tout le monde. On ne me cache pas les craintes sur la nourriture et sur la centrale maintenant évacuée, mais sur un ton docte, serein. Cela continue à me laisser perplexe, même si je connais leur calme. Les Japonais, d’habitude plutôt avares de mots, se laissent aller facilement dans leur bain chaud à 60 degrés. De l’autre côté du petit mur, c’est le bain des femmes, et ça parle à qui mieux mieux. Des problèmes de courses (la grande majorité des femmes japonaises ne travaillent pas et s’occupent de la maison), le manque de certains produits. Sans émotion apparente non plus. Et on continue à se frotter méthodiquement le dos, à se laver pendant plus d’une heure, puis à se plonger et se replonger dans les bains chaud et froid, comme on le fait depuis l’enfance, comme si rien ne se passait à moins de trois cents kilomètres de là, où pourtant se joue le sort d’une grande partie du Japon et notamment de Tokyo. Tout a l’air calme, les ruelles sont éclairées, et les trois omawarisan (omawari = tourner autour, san = monsieur, littéralement : « les messieurs qui tournent autour »), à savoir les trois policiers îlotiers qui font leur ronde à bicyclette, me saluent comme d’habitude. La capitale vit toujours et ne s’en laisse pas conter.

Christian Kessler est historien et professeur à l’Athénée Français de Tokyo, et aux universités Musashi et Aoyama Gakuin (Tokyo).

Christian Kessler

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