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Les cent clés du Proche-Orient

Avec Dominique Vidal, et en collaboration avec Emmanuelle Pauly, nous publions une nouvelle édition des 100 clés du Proche-Orient (Pluriel-Fayard, Paris, 746 pages.) Ce dictionnaire raisonné du Proche-Orient existe depuis 1986. Il s’organise autour de cent mots clefs, de l’Egypte à Islamisme, de Ben Gourion à Bachar Al-Assad, de Yémen à Ben Laden. Il comporte également une chronologie de la région depuis 1945, les documents majeurs (de la promesse Balfour au discours du Caire du président Obama), une bibliographie et une liste de sites.

par Alain Gresh, 29 mars 2011

En voici l’avant-propos

Le 100 clés du Proche-Orient

Là-bas où le destin de notre siècle saigne…

« Lève la tête, mon frère », lisait-on sur les banderoles hissées au-dessus des villages d’Égypte au lendemain du 23 juillet 1952, jour où les « Officiers libres » conduits par Gamal Abdel Nasser* (1) prirent le pouvoir. Près de soixante ans plus tard, le même mot d’ordre aurait pu être clamé par les manifestants qui, en moins de trois semaines, chassèrent Hosni Moubarak*. Dans des circonstances certes fort différentes, une même soif de dignité, une même volonté de mettre fin à l’humiliation, un même et fol espoir en l’avenir…

On ne sait jamais pourquoi les révolutions éclatent à tel moment plutôt qu’à tel autre. L’étincelle qui, pour paraphraser la formule de Mao Zedong, a mis le feu à la plaine… arabe - le suicide d’un jeune Tunisien à la fin décembre 2010 - était évidemment imprévisible. Mais, si elle a déclenché une spirale d’explosions, de bouleversements et de renversements inimaginables quelques mois plus tôt – à commencer par la fuite de dictateurs tunisien et égyptien –, c’est que tous les ingrédients d’une révolte s’accumulaient depuis des décennies. Dans tous les domaines, politiques, économiques, sociaux, le Proche-Orient et le Maghreb semblaient à la traîne du reste du monde, et les problèmes des citoyens s’entremêlaient de manière de plus en plus insupportable – comme en témoignent, chiffres à l’appui, les derniers rapports du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD).

S’il existe – ou plutôt existait : en ces jours de la mi-février 2011 où ces lignes sont écrites, on hésite encore à écrire au présent ou au passé – une « exception arabe », c’était d’abord celle-ci : les pouvoirs de cette région bénéficiaient d’une longévité sans pareille, et même la grande vague de démocratisation qui a emporté, à partir des années 1970, l’Amérique latine, l’Europe de l’Est, l’Afrique et l’Asie se brisa sur le mur de dictatures proche-orientales et maghrébines à caractère dynastique, qu’il se soit agi de monarchies ou… de républiques ! En Jordanie*, Abdallah II a succédé en 1999 à son père Hussein, lui-même héritier de son père Talal, déclaré fou en 1952 après avoir remplacé son propre père Abdallah, assassiné l’année précédente ; au Maroc, le roi Mohammed VI a remplacé en 1999 son père Hassan II, dont le début du règne remontait à 1961. Mais en Syrie* aussi, Bachar Al-Assad* a remplacé son père Hafez, arrivé au pouvoir en 1970 ; en Libye*, Mouammar Kadhafi* sévit depuis 1969 et prépare un de ses fils à prendre sa place ; Hosni Moubarak* avait remplacé Sadate* abattu en 1982, et son fils rêvait de prendre sa place. Ali Abdallah Saleh dirige depuis 1978 le Yémen*, dont il imaginait se faire désigner président à vie. Et il y avait vingt-trois ans que Ben Ali tenait la Tunisie entre ses mains – et celles de sa femme.

Dans des conditions propres à chaque pays, partout les droits individuels, politiques et d’expression étaient bafoués. Les moukhabarat, la police secrète honnie, déployaient leur toute-puissance : il n’était pas rare, en Égypte* et ailleurs, que des personnes arrêtées soient maltraitées, torturées ou tuées, parfois pour des raisons politiques, parfois sans raison aucune. La publication en janvier 2011 par Wikileaks des télégrammes en provenance de l’ambassade américaine au Caire ont confirmé la réalité de ces pratiques, qui n’empêchaient pas les États-Unis* ou l’Union européenne* de saluer ce fidèle allié de l’Occident, tout en dénonçant vigoureusement des comportements similaires en Iran*. Présent jusque dans la vie quotidienne, cet arbitraire sans limite, qui mettait les citoyens à la merci des forces de l’ordre ou de fonctionnaires corrompus, a servi de détonateur à la révolte de 2011. En finir avec ces humiliations, retrouver une dignité bafouée, tel est le cri des manifestants, du Caire à Tunis. Il s’accompagne d’une soif de justice sociale. L’État né des indépendances avait, du temps des expériences socialistes arabes, souvent assuré à ses citoyens un minimum de protection, une certaine couverture sociale, un accès à l’enseignement. Il s’est délité sous les coups de boutoir des politiques néolibérales, de la corruption et de la mondialisation. La libéralisation entamée dans les années 1990 s’est accompagnée du bradage des entreprises d’État, d’enrichissements personnels fabuleux, d’une incroyable prédation des richesses nationales – la fortune des familles de Ben Ali et de Moubarak est évaluée à plusieurs dizaines de milliards de dollars (le Produit national brut de la Tunisie dépasse à peine 70 milliards de dollars).

La poussée démographique, résultat d’une transition démographique retardée (mais désormais largement amorcée), déverse sur le marché du travail des millions de jeunes – ils sont plus de 1,5 million à avoir fêté leurs vingt ans en 2010 en Égypte ! – sans autre perspective que l’émigration vers le Golfe ou vers l’Europe. Même l’université qui, naguère, ouvrait l’accès au fonctionnariat, n’offre plus de possibilités à une jeune génération de plus en plus frustrée : contrainte de vivre chez ses parents jusqu’à 30 ans et au-delà, ne pouvant fonder un foyer, elle doit survivre de travaux précaires non qualifiés, alors qu’elle voit se pavaner les « nouveaux riches » . Célébrés par les rapports élogieux des organisations financières internationales, les chiffres de croissance affichés par les champions du libéralisme économique — Le Caire, Tunis ou Amman — masquaient mal une pauvreté grandissante et des inégalités abyssales. Depuis plusieurs années, des mouvements sociaux avaient éclaté en Égypte – grèves ouvrières et luttes paysannes notamment – comme en Tunisie (Gafsa), en Jordanie ou au Yémen. Mais jamais encore ne s’était exprimée ouvertement et massivement cette volonté de transformation politique. L’exemple tunisien a fait sauter un verrou en rendant possible l’impensable : la chute en quelques semaines, d’un dictateur, sous les coups de boutoir d’une révolte populaire.

La mondialisation de l’information à travers les chaînes satellitaires, au premier rang desquelles Al-Jazira*, a facilité la propagation de l’incendie, de Tunis au Caire, et d’Amman à Sanaa, en passant par Alger : les téléspectateurs arabes ont pu voir en direct le scénario tunisien – manifestations, répression, résistance et finalement fuite du tyran. L’usage par la jeunesse des réseaux sociaux sur Internet, de Facebook à Twitter, a consolidé le mouvement et permis des formes d’organisation inédites, malgré l’absence de formations politiques influentes.

Tout commence en fait avec la Nakba palestinienne (1948), humiliation pour toute une région et début d’un engrenage mortifère. Les guerres qui suivent avec Israël (1956, 1967, 1973, 1982) et dans le Golfe (1980-1988, 1990-1991, 2003), plus deux intifadas, une nouvelle guerre du Liban (2006) et un massacre à Gaza (hiver 2008-2009) pèseront soixante ans durant sur la région et contribueront à sa pétrification. La course aux armements en pompera les ressources et la tension permanente offrira aux régimes en place un prétexte à la répression – au nom de la lutte contre l’ennemi sioniste. Mais ce verrou devait sauter à partir du moment où Le Caire et Amman signaient des accords de paix avec Israël, et où le reste du monde arabe assistait sans rien faire (ou presque) au lent étouffement des Palestiniens. Que l’on ne s’y trompe pas toutefois : les peuples arabes gardent la Palestine au cœur, et leurs régimes démocratiques seront d’autant plus enclins à « durcir » leur position qu’Israël, malgré l’offre de paix du sommet de Beyrouth (2002), régulièrement réitérée, refuse toute concession sérieuse aux Palestiniens.

Le mouvement de 2011 ouvre sans doute une nouvelle page dans l’histoire du monde arabe contemporain. La prise du pouvoir au Caire, le 23 juillet 1952, des « officiers libres » de Gamal Abdel Nasser inaugure une première vague de changements, jalonnée d’événements marquants : la révolution algérienne, déclenchée le 1er novembre 1954 ; l’accession du Maroc et de la Tunisie à l’indépendance ; de puissantes manifestations contre le régime du roi Hussein en Jordanie ; des mouvements sociaux et des tentatives de coups d’État en Arabie saoudite. À partir du Caire, la radio La Voix des Arabes galvanise ces mouvements, qui débouchent en 1958 sur la création de la République arabe unie (RAU) regroupant l’Égypte et la Syrie. Puis, le 14 juillet, des officiers renversent la monarchie irakienne. En 1962, le même scénario se déroule au Yémen, tandis que s’intensifie la lutte contre les Britanniques autour d’Aden et du futur Yémen du Sud. Cette vague se brisera sur la guerre de juin 1967. Plusieurs raisons expliquent ce revers historique du mouvement national arabe : les interventions occidentales ; l’incapacité des nouveaux régimes à engager leur pays sur la voie du développement économique ; l’autoritarisme grandissant (mise au pas des syndicats, système de parti unique, limitations croissantes de la liberté d’expression). Ces traits négatifs accompagneront les coups d’État militaires qui suivront 1967 et accentueront progressivement à la fois le caractère dictatorial des régimes, l’essoufflement du nationalisme arabe et la montée de l’islamisme*.

La vague actuelle est conduite par la jeunesse – 65% des Arables ont moins de 25 ans, ce qui en fait la population la plus jeune du monde –, née avec la mondialisation, ouverte sur le monde. Cette génération aspire à des responsabilités nouvelles pour faire face aux défis immenses que ses aînés n’ont pas su ou pu relever, qui plus est dans une région à bien des égards cruciale.

Carrefour de trois continents, berceau de civilisations majeures, cœur de trois grandes religions monothéistes, le Proche-Orient a attiré de nombreux conquérants depuis des millénaires : Pharaons et Hittites, Macédoniens et Romains, Omeyyades et Abassides, Croisés et Ottomans, Britanniques enfin… Pour ces derniers, c’était aussi la « life line » (ligne vitale) qui irriguait leur Empire, via le canal de Suez. Après la disparition de la Palestine, au fur et à mesure que le Royaume-Uni abandonnait tous ses bastions, les États-Unis prirent le relais, choisissant Israël et l’Iran du Chah comme principaux leviers de leur hégémonie.

Une découverte a rendu le Proche-Orient décisif pour l’avenir de la planète : celle de l’or noir, dont il fournit plus de 30 % de la production et détient plus de 56 % des réserves – plus 40 % des réserves gazières. Censé s’épuiser d’ici à la moitié de ce siècle, le pétrole représente encore 60 % de l’approvisionnement de près de sept milliards d’humains en énergie primaire. Et les énergies alternatives se développent lentement. Si bien que l’Agence internationale de l’énergie (AIE) l’affirme : « La demande mondiale d’énergie primaire croîtra de 1,5 % par an entre 2007 et 2030 […] — soit une hausse totale de 40 % ». Or, précise-t-elle, « les combustibles fossiles restent les sources d’énergie primaire prédominantes […] et représentent plus des trois quarts de l’augmentation totale de la consommation énergétique entre 2007 et 2030 ».

Bref, durant cette période, parallèlement à celle de charbon, la demande de pétrole « devrait augmenter de 1 % par an […] et passer de 85 millions de barils/jour (Mb/j) en 2008 à 105 millions de Mb/j en 2030 ». Et d’ajouter : « Étant donné que la production de pétrole conventionnel des pays non membres de l’OPEP culmine vers 2010, la production supplémentaire devra venir des pays de l’OPEP détenteurs de la majorité des réserves récupérables de pétrole conventionnel. » Pour faire face à cette demande accrue, le Proche-Orient jouera donc un rôle capital. La part des cinq principaux membres de l’OPEP dans la région — Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Koweït, Iran et Irak — dans la production mondiale devra donc doubler, passant de 20 % en 2008 à 40 % en 2020. De la fiabilité de leurs gouvernements du point de vue de l’Occident dépendra donc la sécurité de l’approvisionnement de celui-ci.

Enfin, avec une population de 300 millions d’habitants et un produit intérieur brut de 1 900 milliards de dollars en 2009, le Proche-Orient offre un marché non négligeable. Malgré la nouvelle crise de l’automne 2008 et ses lourdes conséquences, les revenus du pétrole en 2009 y ont représenté 485 milliards de dollars - contre 755 en 2008 (le cours du baril avait dépassé 140 dollars en juillet, avant de retomber sous 40 fin décembre, et de regrimper progressivement au-dessus de 80 début 2011). S’y sont ajoutés, toujours en 2009 et selon la Banque mondiale, les investissements directs étrangers (19,2 milliards), mais aussi les revenus du tourisme (30 milliards) et les envois de fonds des migrants (31,8 milliards). À en croire le Fonds monétaire international (FMI), les pays exportateurs du Proche-Orient auraient bénéficié d’un taux de croissance de 6 % et accumulé, de 2004 à 2008, 1 300 milliards de dollars d’actifs extérieurs. Ces États placent au moins la moitié des rentrées annuelles de l’or noir dans l’économie occidentale et, de plus en plus, dans leurs propres fonds souverains (3 000 milliards de dollars avant la crise) : il leur reste néanmoins un pouvoir d’achat considérable.

On le mesure aux sommes pharamineuses dépensées pour le renforcement de leur arsenal militaire. Dans la période 2005-2009, les États du Proche-Orient ont importé 17 % des armes conventionnelles vendues dans le monde. Selon le Stockholm International Peace Research Institute (Sipri), leurs dépenses d’armements se sont montées à 103 milliards de dollars en 2009, soit + 40 % par rapport à 2000. L’Arabie saoudite arrive en tête, avec 41,3 milliards de dollars, loin devant Israël (13,5), les Émirats arabes unis (13) et l’Iran (9).

Cette place centrale de la région s’est renforcée avec la fin de la guerre froide. Le sous-secrétaire d’État Nicholas Burns l’avait souligné en 2007 : « Le Proche-Orient occupe pour le président Bush, pour la secrétaire d’État Rice et occupera pour leurs successeurs la place que tenait l’Europe auprès des différentes administrations du XXe siècle. » L’administration Bush a remis à l’ordre du jour l’enjeu stratégique d’alors, avec son concept de « Sud-Ouest asiatique » : les néo-conservateurs américains entendaient enserrer celui-ci — du Golfe au Caucase et à l’Asie centrale — dans un dense réseau de bases militaires, comme au temps de l’encerclement de l’URSS. Comparaison pertinente : outre l’Iran et la Syrie, le dispositif américain visait les seules puissances potentiellement dangereuses, à long terme, pour Washington — la Russie et surtout la Chine. En quelques mois, l’armée américaine (qui disposait déjà de bases ou de facilités à Chypre, en Turquie, en Israël, en Jordanie, en Égypte, en Arabie saoudite, au Qatar, à Oman, à Bahreïn, aux Émirats arabes unis, au Koweït et au Pakistan) a ainsi pris pied en Ouzbékistan, au Tadjikistan, au Kirghizstan, en Géorgie, au Yémen, à Djibouti, en Afghanistan et en Irak…

Lorsqu’il remplace George W. Bush à la Maison Blanche, Barack Obama mesure le bilan tragiquement négatif de son prédécesseur. En Irak, il aura fallu le « surge » (sursaut) conçu par le général David Petraeus pour éviter une défaite humiliante aux États-Unis et leur permettre de commencer un retrait de leurs troupes qui devrait se terminer fin 2011. Mais le pays reste instable et divisé. C’est encore pire en Afghanistan : les talibans, donnés pour battus en 2002, contrôlent à nouveau les deux tiers du pays et interviennent jusqu’au centre de Kaboul. Sans oublier le Pakistan, où eux-mêmes et leurs alliés locaux donnent du fil à retordre aux troupes gouvernementales, bien au-delà des zones dites tribales. En outre, en renversant la dictature de Saddam Hussein, les États-Unis ont renforcé d’autant les positions de l’Iran. Et Téhéran en a profité pour développer sa capacité nucléaire civile, voire, selon certains, militaire, défiant les sanctions prônées par Washington. Même la Syrie a échappé aux suites de l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri, le 14 février 2005. Le régime baasiste n’a pourtant rien cédé sur son alliance avec Téhéran et sur son soutien au Hezbollah comme au Hamas. Quant au « processus de paix » israélo-palestinien, il a été littéralement pulvérisé par le soutien inconditionnel de George W. Bush à Ariel Sharon, qu’il a laissé reconquérir la Cisjordanie, puis à Ehoud Olmert, qui a pu impunément attaquer le Liban puis la bande de Gaza – alors même que l’ensemble du monde arabe proposait de reconnaître Israël en échange de la création d’un État palestinien en Cisjordanie et à Gaza, avec Jérusalem-Est comme capitale.

Jamais ne se sont déroulés simultanément, au Moyen-Orient, autant de conflits : Afghanistan, Irak, Kurdistan, Liban, Palestine, Soudan, Somalie, sans parler de la recrudescence de la piraterie au large du golfe d’Aden. À quoi s’ajoute la perspective d’un conflit avec l’Iran, Israël poussant Washington à empêcher par la force le régime de Téhéran de se doter de l’arme atomique… Autre sujet de préoccupation : le rôle des milices s’affirme au détriment des États, rendant plus complexe toute solution des conflits. En Irak, elles ont mis en échec la principale armée occidentale ; en Afghanistan, l’Organisation du Traité de l’Atlantique nord (OTAN) ne parvient pas à les réduire. Au Liban, le Hezbollah a non seulement résisté pendant trente-trois jours à l’intervention israélienne de 2006, mais il a modifié les règles du jeu : des centaines de milliers d’Israéliens ont dû quitter leur foyer. De même, si les tirs du Hamas sur Sderot n’ont tué que 13 personnes en cinq ans, ils ont matérialisé l’insécurité des Israéliens aujourd’hui. Pour la première fois depuis sa naissance, Israël ne peut plus protéger l’ensemble de ses citoyens.

Entre les multiples guerres du Proche-Orient, mille et un liens se tissent désormais. Armes, hommes, techniques traversent des frontières de plus en plus poreuses, ce dont Al-Qaida profite largement. En Afghanistan se répandent des formes de lutte nées en Irak, notamment les attentats-suicides (inconnus pendant l’occupation soviétique) — on en retrouve en Algérie — ou l’usage des bombes IED (improvised explosive devices, engins explosifs improvisés) contre les transports de troupes.

Ces évolutions soulignent la faillite de la politique de George W. Bush, dont son successeur doit tenir le plus grand compte. Certes, Barack Obama se fixe aussi pour objectif de réaffirmer le leadership des États-Unis (« L’Amérique est à nouveau prête à diriger », déclare-t-il devant le Capitole, lors de son investiture, le 20 janvier 2009). Mais il sait aussi que la montée en puissance des États émergents restreint chaque jour un peu plus le pouvoir de l’Occident. D’où son changement de méthode : au hard power (pouvoir dur), il préfère substituer le soft power (pouvoir doux) — sauf en Afghanistan, où il envoie, à peine élu, 30 000 GI’s supplémentaires mener cette « bonne guerre ». Cette orientation nouvelle, le président l’annonce avec emphase au Caire, le 4 juin 2009 (lire en annexes). Au « choc des civilisations » cher à Samuel Huntington, il oppose le dialogue avec l’islam — allant jusqu’à définir comme son « devoir de président des États-Unis de combattre les stéréotypes négatifs de l’islam ». Fustigeant le sort réservé par Israël aux Palestiniens, il exige l’arrêt de la colonisation et prône la coexistence de deux États, reconnaissant même l’« influence » dont jouit le Hamas, qu’il se garde de qualifier de « terroriste ».

Mais le gel total de la colonisation, propice à la reprise du soi-disant « processus de paix » qu’il va tenter d’arracher à Tel-Aviv se réduit en novembre 2009 à un « moratoire » de dix mois ignorant Jérusalem et les (nombreuses) constructions en chantier ou déjà décidées. À peine les négociations israélo-palestiniennes directes relancées par Washington début septembre 2010, Benyamin Netanyahou renonce à ce « gel », décision dont les États-Unis prendront acte bien que cela mette fin aux tractations. Comme celle de tous ses prédécesseurs, la politique internationale du président Obama s’avère tributaire des échéances intérieures, dans lesquelles le lobby pro-israélien intervient désormais directement. Ainsi, accommodant avec le Premier ministre israélien tant qu’il n’avait pas fait passer sa réforme de la santé, le président américain lui a battu froid ensuite, notamment après l’annonce en mars 2010 de la construction de 1 600 nouveaux logements à Jérusalem-Est en pleine visite du vice-président Joseph Biden, mais a dû se réconcilier avec lui à l’approche des élections de midterms de novembre 2010…

Ce scrutin se soldera par une défaite cinglante du Parti démocrate, qui perdra la majorité à la Chambre des représentants et la conservera de justesse au Sénat. La percée des candidats ultra-réactionnaires des « tea parties » embarrasse cependant aussi le Parti républicain, dont le candidat à la présidentielle de 2012 serait handicapé par un profil aussi extrémiste. Le président dispose donc encore – s’il veut en faire usage – d’une certaine marge de manoeuvre.

Dans son discours à l’Assemblée générale des Nations unies, le 27 septembre 2010, l’hôte de la Maison Blanche déclare certes : « Si nous essayons de puiser ce qu’il y a de meilleur en nous, lorsque nous reviendrons l’année prochaine, nous pourrons avoir un accord qui nous amènera à accueillir un nouveau membre des Nations unies : un État de Palestine souverain, indépendant, vivant en paix avec Israël. » Mais Georges Bush n’avait-il pas prôné la création d’un État palestinien... avant de laisser Ariel Sharon, au printemps 2002, reconquérir militairement la Cisjordanie ?

D’autres, néanmoins, n’ont pas attendu l’échéance évoquée par Barack Obama. Déjà, après la déclaration d’indépendance adoptée par le Conseil national palestinien d’Alger, le 14 novembre 1988, 94 des 192 membres de l’ONU avaient reconnu l’État ainsi proclamé, 11 autres ayant accueilli des délégations palestiniennes au statut plus ou moins diplomatique au cours du processus d’Oslo. Fait nouveau, 9 des 12 États d’Amérique latine (dans l’ordre le Venezuela, le Brésil, l’Argentine, l’Équateur, la Bolivie, le Guyana, le Chili, le Pérou, le Paraguay) ont noué des relations officielles avec l’État de Palestine , la plupart reconnaissant les frontières des territoires occupés par Israël en juin 1967 ; l’Uruguay et le Surinam annonçant qu’ils en feraient autant en 2011 - seul ne résiste que le régime colombien, allié de longue date d’Israël. Enfin plusieurs membres de l’Union européenne envisagent eux aussi une reconnaissance, dont certains ont déjà élevé le statut de la délégation de Palestine. Mais, à la mi-février 2011, seul Chypre a franchi le pas de la reconnaissance formelle.

Reste que, pour obtenir coûte que coûte la reprise des négociations, Washington a non seulement renoncé progressivement à toutes ses exigences, mais promis de surcroît à Benyamin Netanyahou la reconnaissance internationale du caractère juif de l’État d’Israël ainsi qu’un nouvel accroissement de son aide militaire... En toile de fond de ces zigzags, c’est une question stratégique que soulève une partie de l’establishment politico-militaire. En témoigne ce discours du général David Petraeus, alors chef du Centcom, la zone militaire couvrant toute la région, devant le Sénat. « Les tensions israélo-palestiniennes se transforment souvent en violence et en confrontations armées à grande échelle. Le conflit provoque un sentiment anti-américain, à cause de la perception du favoritisme des États-Unis à l’égard d’Israël. La colère arabe sur la question palestinienne limite la puissance et la profondeur de nos relations avec des gouvernements et des peuples de cette zone et affaiblit la légitimité des régimes modérés dans le monde arabe. Pendant ce temps, Al-Qaida et d’autres groupes militants exploitent la colère pour mobiliser. Le conflit offre également à l’Iran une influence dans le monde arabe via ses satellites, le Hezbollah libanais et le Hamas. » Ce que, devant le Parlement israélien, le directeur du Mossad, Meïr Dagan, a traduit crûment : « D’atout, Israël devient progressivement un fardeau pour les États-Unis. »

Depuis des lustres, des dirigeants américains s’interrogent sur les vertus et les vices de leur compagnonnage avec Israël. Cet État constitue — par son ancrage occidental, sa puissance économique, son avance technologique et bien sûr sa force de frappe militaire — le meilleur instrument de défense des intérêts de l’Occident ; et il dispose d’un lobby suffisamment influent pour peser sur tout gouvernement. Mais se compromettre avec sa politique de colonisation et ses agressions régulières contre ses voisins arabes alimente le terreau sur lequel prospèrent les ennemis de l’Amérique.

Cette seconde dimension, aucune administration américaine depuis 1967 ne l’a mieux comprise que celle de George Bush père. Ce président républicain fut le premier à menacer Israël de mesures de rétorsion pour le contraindre à s’inscrire dans la stratégie de Washington. C’était au lendemain de la première guerre du Golfe, et les États-Unis craignaient d’être accusés de pratiquer le « deux poids deux mesures » s’ils ne faisaient pas un geste sur la question palestinienne après avoir libéré le Koweït. D’où la convocation d’une conférence de paix à Madrid. Le Premier ministre israélien Itzhak Shamir refusait toutefois d’y prendre part. Le secrétaire d’État James Baker menaça donc de ne pas accorder la garantie nécessaire des États-Unis au prêt de 10 milliards de dollars dont Tel-Aviv avait désespérément besoin pour accueillir les centaines de milliers de Juifs — et de non-Juifs — arrivant alors d’URSS. Et le chef de gouvernement israélien se rendit à Madrid fin octobre 1991…

Quinze ans plus tard, le même James Baker cosigne, avec le démocrate Lee Hamilton, un rapport bipartisan sur la guerre d’Irak rappelant à George Bush… fils le caractère central du conflit israélo-palestinien. « Les États-Unis ne seront pas capables d’atteindre leurs objectifs au Moyen-Orient s’ils ne traitent pas directement du conflit israélo-arabe. Il doit y avoir un engagement renouvelé et prolongé en vue d’une paix globale sur tous les fronts. » Et la commission de recommander « des négociations viables conduisant à un accord de paix définitif dans l’esprit des indications du président Bush sur la solution à deux États, négociations qui traiteraient du statut final concernant les frontières, les colonies, Jérusalem, le droit au retour et la fin du conflit ».

Mais de ce linkage entre le conflit israélo-palestinien et les autres guerres du Proche-Orient, tous les dirigeants américains ne sont pas, loin de là, convaincus. Force est de constater que la relance, avortée, des négociations israélo-palestiniennes en septembre 2010 se déroulait, on l’a vu, sans que Washington n’ait fait prolonger le gel de la colonisation. Quant à l’Union européenne, longtemps en pointe sur le Proche-Orient, elle semble, malgré de belles déclarations de principes, cautionner la politique du gouvernement Netanyahou en « rehaussant » ses liens avec Israël au lieu de suspendre son accord d’association avec lui jusqu’au respect par Tel-Aviv du droit international. La France de Nicolas Sarkozy pousse à cette évolution, après avoir renoncé à la politique équilibrée définie par le général de Gaulle au profit d’un alignement quasi systématique sur Israël.

Près de quatre-vingt-dix ans après la dissolution de l’Empire ottoman, le Proche-Orient ne connaît donc toujours ni la paix, ni le développement. Nous évoquerons les raisons, multiples, de cette situation dans les entrées concernées de ces 100 Clés du Proche-Orient : héritage de la domination coloniale, succès mais aussi échecs du mouvement national arabe, dégénérescence souvent dictatoriale des pouvoirs « socialistes », absence d’alternatives progressistes, repli faute de mieux sur l’identité musulmane, etc. Mais cette tragédie procède d’abord de l’état de guerre incessant généré par le conflit israélo-palestinien.

Le judéocide perpétré par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale a bouleversé la carte du Proche-Orient. Privés de visas occidentaux, les survivants n’avaient souvent plus d’autre choix que l’immigration en Palestine, alors sous mandat britannique. Le mouvement sioniste en tira une légitimité dont il ne jouissait pas jusque-là, même au sein des communautés juives. Dans les opinons publiques européennes, la mauvaise conscience de ceux qui avaient collaboré au génocide rejoignit la bonne conscience de ceux qui l’avaient combattu pour prôner la création d’un État juif. Et, avant de s’engouffrer dans la guerre froide, les États-Unis et l’Union soviétique s’unirent pour partager la Palestine en un État juif, un État arabe et une zone internationale pour Jérusalem et les Lieux saints, les deux États étant appelés à coopérer dans un grand nombre de domaines.

Mais la communauté internationale ne se donna pas les moyens d’imposer la décision prise par la jeune Organisation des Nations unies (ONU), le 29 novembre 1947. Le partage provoqua une guerre civile judéo-palestinienne, que les forces juives, supérieures en nombre et en armement, mirent à profit pour expulser quelque 400 000 Palestiniens. Déclenchée le 15 mai 1948, au lendemain de la proclamation de l’indépendance d’Israël, l’intervention des armées arabes ne renversa pas la tendance : l’État juif augmenta son territoire d’un tiers, conquérant une partie de l’État arabe, dont le reste fut annexé par la Transjordanie (la Cisjordanie) ou passa aux mains de l’Égypte (la bande de Gaza). Et 400 000 autres Palestiniens furent contraints à l’exil. En six mois, résume l’historien Ilan Pappé dans Le Nettoyage ethnique de la Palestine, «  plus de la moitié de la population autochtone de la Palestine, soit près de 800 000 personnes, avait été déracinée, 531 villages détruits et onze villes vidées de leurs habitants ».

Le refus d’Israël, avec la complicité de la communauté internationale, de laisser le peuple palestinien jouir de son droit à l’autodétermination a provoqué une escalade sans fin. Le Proche-Orient lui doit cinq affrontements majeurs : 1948, 1956, 1967, 1973 et 1982, plus dix ans de guerre civile au Liban, deux attaques occidentales contre l’Irak, deux intifadas, une offensive israélienne contre le Liban en 2006 et une autre contre la bande de Gaza durant l’hiver 2008-2009… On ne saurait évidemment établir un lien mécanique entre le corps à corps en Terre sainte, les tourments du pays du Cèdre, les plaies de l’Irak et celles de l’Afghanistan. Mais tous se nourrissent de la négation des droits palestiniens. C’est pourquoi la paix entre Israël et ses voisins constitue la condition nécessaire, même si elle n’est pas suffisante, de l’apaisement de tous les conflits de la région. Tous ces bouleversements nous ont incités à proposer au lecteur — dans un format de poche plus accessible aux jeunes — une nouvelle actualisation d’un ouvrage dont la première édition remonte à 1986. Sur le fond, la démarche qui nous guidait alors n’a pas changé : désenchevêtrer l’enchevêtrement proche-oriental, décoder ses codes, démythifier les mythes.

Comment ? Avant tout en faisant appel à l’ensemble des niveaux d’analyse. Le national, le régional et l’international. L’économique, le social, le politique, l’idéologique, le religieux, le stratégique, le militaire. Le minoritaire, l’ethnique et le confessionnel. Le géographique et l’historique. L’historique, par-dessus tout : car le passé, au Proche-Orient plus sans doute qu’en aucune autre partie du monde, écrase le présent. C’est une région dont chaque arpent de terre, chaque pierre, chaque visage aussi porte en lui des millénaires de création — et de destruction — humaine. Les ignorer, c’est se priver de toute possibilité d’intelligence de la réalité présente.

C’est pourquoi nous avons opté pour un ouvrage à entrées multiples, afin que le lecteur puisse trouver simplement son chemin : chronologie des principaux événements survenus depuis la Seconde Guerre mondiale ; puis dictionnaire proprement dit, comportant cent vingt-trois mots classés par ordre alphabétique ; annexes, ensuite, reproduisant les principaux textes consacrés au conflit israélo-arabe, de la déclaration Balfour du 2 novembre 1917 au discours tenu au Caire le 4 juin 2009 par Barack Obama ; index de tous les noms de personnes citées dans le livre ; bibliographie par thèmes et pays ; enfin choix de sites sur la Toile.

Concluant notre préface à la première édition, nous formulions le souhait que le lecteur, spécialiste comme néophyte, constate dans cet ouvrage « un effort pour dépasser, non bien sûr les sensibilités qui sont les nôtres et dont nous ne faisons pas mystère, mais les a priori et les passions souvent étalées dès lors qu’il s’agit du conflit israélo-arabe ». À la sortie du livre, parmi les observations qui nous ont touchés, figure la reconnaissance de cet effort, que nous avons poursuivi dans cette édition. Parce que l’espoir de paix n’a pas de meilleur nourriture que la tolérance et la connaissance réciproques.

Dans sa « Complainte de Robert le Diable » (1960), Louis Aragon rend hommage à son camarade en surréalisme, Robert Desnos, mort en déportation le 8 juin 1945 au camp de Terezin, en Tchécoslovaquie : « Je pense à toi Desnos qui partis de Compiègne Comme un soir en dormant tu nous en fis récit Accomplir jusqu’au bout ta propre prophétie Là-bas où le destin de notre siècle saigne. » Avec les bouleversements du début de l’année 2011, le Proche-Orient cessera-t-il d’incarner ce « là-bas » ?

Alain Gresh

(1Les * renvoient aux entrées du livre.

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