Les révoltes arabes, qui se poursuivent malgré les répressions, au Bahreïn comme en Syrie, ont détourné l’attention de ce qui se passe en Palestine. Blocus de Gaza, bombardements, constructions de colonies, destructions de maisons : les autorités d’occupation poursuivent sans sourciller leur stratégie, qui ne suscite aucune réaction significative, encore moins d’intervention, des puissances qui s’engagent contre la dictature de Kadhafi. Selon les chiffres donnés par l’Unrwa, 76 maisons ont été détruites en Cisjordanie en mars, contre 70 en février et 29 en janvier ; durant ces mois, le nombre de personnes jetées à la rue a été de 158, dont 64 enfants (contre 105 en février et 70 en janvier).
C’est dans ce contexte que le juge sud-africain Richard Goldstone a publié dans le Washington Post une tribune (« Reconsidering the Goldstone Report on Israel and war crimes », 1er avril 2011) dans laquelle il fait machine arrière et se livre à une (auto)critique du rapport qui porte son nom. Il avait coordonné, dans le cadre d’une mission des Nations unies, une enquête sur les crimes commis durant la guerre israélienne contre Gaza (décembre 2008-janvier 2009).
Cette reculade permet à la droite et au gouvernement israéliens de se réjouir. Avigdor Lieberman, le ministre des affaires étrangères fascisant, a été l’un des premiers à le faire. Dans un article du Monde.fr, « Guerre de Gaza : Israël exige l’annulation du rapport Goldstone après les regrets de l’auteur » (3 avril), on peut lire :
« Israël a réclamé dimanche 3 avril l’annulation du rapport du juge sud-africain Richard Goldstone accusant son armée de “crimes de guerre” durant son offensive contre la bande de Gaza à l’hiver 2008-2009, après les regrets exprimés par le magistrat dans une tribune publiée par le Washington Post. »
« “Il faut jeter ce rapport dans les poubelles de l’histoire”, a affirmé le premier ministre Benjamin Netanyahu qui a demandé à des juristes et des experts du ministère des affaires étrangères d’étudier le dossier. “Il faut à présent multiplier les efforts pour que ce rapport soit annulé, et je vais m’y employer”, a renchéri dimanche à la radio militaire le ministre de la défense, Ehud Barak, après avoir demandé au juge Goldstone de “publier ses conclusions actuelles” sans se contenter d’un simple article de presse. »
« Dans sa tribune publiée samedi, le magistrat sud-africain expliquait que des attaques israéliennes contre des civils avaient été classées comme intentionnelles parce qu’aucune autre conclusion n’était possible à l’époque, mais que de nouveaux éléments avaient montré depuis qu’il n’y avait pas eu de politique visant à cibler les civils “de manière intentionnelle”. »
« Cette conclusion s’appuie sur le travail d’enquêteurs israéliens, qui ont examiné “plus de 400 allégations de mauvaises conduites opérationnelles”, selon un comité créé par le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU pour assurer le suivi du rapport, explique le juge Goldstone, relevant que le Hamas n’a pour sa part pas mené d’enquête sur ses propres tirs contre des civils. »
Que signifie cette rétractation du juge Goldstone ? Pour une juriste israélienne, cela est clair : « Le point positif pour nos actions dans le futur est que si nous avons besoin de nous défendre encore une fois contre des organisations terroristes, nous pourrons dire qu’il n’y a pas d’autre moyen d’affronter la terreur que celle que nous avons utilisée durant l’opération “Plomb durci”. » (Cité dans Ethan Bronner et Isabel Kershner, « Israel Grapples with Retraction on U.N. Report », The New York Times, 3 avril 2011.)
C’est aussi ce que note le correspondant du Monde à Jérusalem (« Le juge Goldston exonère Israël pour la guerre de Gaza », Le Monde, 5 avril 2011, texte disponible pour les abonnés) :
« L’opération “Plomb durci” étant ainsi partiellement réhabilitée, il sera plus facile à Israël de justifier la nécessité de rétablir sa “dissuasion” vis-à-vis du Hamas, pour une nouvelle opération militaire à Gaza. » Ce « permis de tuer » les terroristes, c’est ce que Nétanyahou exigeait depuis longtemps, affirmant que, contre les barbares, les règles du droit international ne peuvent s’appliquer (« Le chaudron de M. Netanyahou », 16 novembre 2009).
Pourtant, cette rétractation du juge Goldstone pose plusieurs problèmes :
— il faut rappeler la campagne infâme menée contre lui jusqu’au sein de la communauté juive sud-africaine, qui avait envisagé de lui interdire d’assister à la bar-mitzva d’un de ses petits-enfants ;
— Goldstone n’est pas le seul rédacteur du rapport et il est douteux qu’il ait le droit de le « supprimer » (d’autant que d’autres membres de la commission défendaient encore les conclusions du rapport il y a trois mois – lire « Two other members of the Goldstone mission stood by its conclusions as of 3 months ago », par Ed Moloney, 4 avril 2011).
— de nombreux rapports d’autres organisations internationales, notamment Amnesty International et Human Rights Watch, ont confirmé les crimes commis par l’armée israélienne ;
— l’argument avancé par le juge dans son texte au Washington Post selon lequel Israël a ouvert 400 enquêtes sur les faits reprochés est absurde. Désormais, pour calmer la justice internationale, Israël ouvre des enquêtes, mais elles n’aboutissent presque jamais ;
— d’autre part, nombre d’affirmations du juge ne tiennent pas la route. Ainsi, il prétend qu’une enquête a été ouverte sur l’un des pires massacres de cette guerre, celui de la famille al-Samouni (29 morts). Or les Nations unies, dans le rapport cité par le même Goldstone à l’appui de sa thèse, affirment que l’officier responsable n’est pas l’objet d’une enquête judiciaire (lire les excellentes réfutations du récent éditorial du juge Goldstone sur le site Mondoweiss, notamment « Goldstone op-ed praises Israeli investigation of Gaza war crimes, but UN committee paints a different picture », par Adam Horowitz, 2 avril) ;
— enfin, si des points restaient à éclaircir et à confirmer dans le rapport Goldstone, c’est dû au fait que le gouvernement israélien a refusé de collaborer à la commission.
Il est douteux que la pitoyable rétractation du juge modifie l’image du gouvernement israélien. Elle aidera, en revanche, les gouvernements européens à justifier leur silence devant le blocus de Gaza et la colonisation qui continue, alors même que les révoltes arabes risquent de changer la donne. Des manifestations de jeunes se sont déroulées aussi bien à Gaza qu’en Cisjordanie et les deux pouvoirs ont tenté de les réprimer ; on parle pourtant à nouveau de réconciliation entre le Fatah et le Hamas. Mais personne ne peut cacher l’impasse stratégique dans laquelle se trouve le mouvement palestinien.
A la recherche de la Palestine
Dans son nouveau livre, A la recherche de la Palestine. Au-delà des accords d’Oslo (Le Cygne, 2011, 20 euros), Julien Salingue aborde ces problèmes de front. J’ai préfacé ce texte qui me semble important pour le débat.
Demain, la Palestine ?
Les thèses exprimées par Julien Salingue dérangeront. C’est pour cela qu’il faut les lire et y réfléchir, car elles nous forcent à sortir du cadre étroit qu’imposent souvent des médias qui présentent le conflit en Terre sainte comme un affrontement entre deux peuples, entre deux légitimités et qui oublient qu’il met aux prises un occupant et un occupé. Comme de nombreux jeunes Français, Julien Salingue a découvert la Palestine au cours d’un voyage au début des années 2000. Comme beaucoup d’autres, il en a été bouleversé, car ce qu’il y a découvert ne peut laisser personne indifférent, surtout si l’on se réclame de la justice, des droits humains, de l’égalité. On ne sort pas indemne des violations de tous les principes que vivent quotidiennement les Palestiniens, dans un silence souvent complice des autorités occidentales.
On lira donc avec intérêt ses descriptions vivantes de la Palestine, comme ses analyses à contre-courant : la persistance de la question des millions de réfugiés palestiniens et de leurs aspirations ; les compromissions de l’Autorité palestinienne ; la crise interne du Fatah. Son chapitre sur la prise du pouvoir du Hamas dans la bande de Gaza montre que l’organisation islamiste n’a fait que répondre à une tentative de coup d’Etat orchestré par les Etats-Unis et l’auteur rappelle leur refus (et celui de l’Union européenne) de reconnaître le résultat des élections législatives de janvier 2006, refus qui éclaire d’un jour singulier la conception que l’Occident se fait de la démocratie.
Sur deux points fondamentaux, les thèses de Julien Salingue reprennent des controverses qui agitent le mouvement de solidarité avec la Palestine. Non sur le bilan des accords d’Oslo qui s’est révélé catastrophique, mais sur l’idée que ceux-ci devaient forcément déboucher sur l’échec. On pourrait, en effet, rétorquer, que ce n’est pas parce qu’un événement advient qu’il devait forcément advenir. De nombreux éléments impondérables, que ce soit l’assassinat d’Itzhak Rabin ou les erreurs de la direction palestinienne, ont pu jouer. Bien sûr, ces accords étaient plus qu’imparfaits, mais ne pouvait-on espérer une dynamique différente ? Après tout, en Afrique du Sud, qui aurait parié au début des années 1990 sur une solution politique assurant la victoire de la majorité ? D’autre part, il faut rappeler les conditions dans lesquelles sont signés ces accords en 1993, avec une OLP sortie affaiblie du soutien de Yasser Arafat à Saddam Hussein et menacée de disparition. On regrette parfois que l’auteur ne prenne pas suffisamment en compte les dynamiques politiques régionales et internationales, comme si le problème palestinien et sa solution pouvaient être isolés.
L’autre débat concerne la solution : un Etat palestinien à côté d’Israël ou un seul Etat ? Julien Salingue se prononce sans ambiguïté pour cette seconde solution, prônée par un nombre croissant de Palestiniens, tant la perspective d’un Etat en Cisjordanie et à Gaza apparaît de plus en plus irréaliste, compte tenu notamment de la colonisation et malgré le consensus international en sa faveur. L’Afrique du Sud peut-elle servir d’exemple ? Plein de points rapprochent les deux situations, mais il existe au moins deux différences : le rapport démographique entre « colons » et « colonisés » qui est de un à deux en Palestine (si on inclut les réfugiés) était de un à dix en Afrique du Sud. D’autre part, l’ANC a construit toute sa stratégie, y compris son usage de la violence, sur cette volonté de construire un pays multiracial et d’attirer à elle une partie de la population blanche. Un Etat unique où coexisteraient les Palestiniens et les Israéliens juifs peut-il se construire sans que ces derniers, d’une manière ou d’une autre, ne soient associés au combat ? Ce qui nécessite non seulement des moyens de lutte particuliers, mais aussi des perspectives claires. Le futur Etat sera-t-il un « Etat arabe » ? Sera-t-il binational ou celui de tous ces citoyens ? Quelles seront les garanties constitutionnelles ?
Julien Salingue a terminé son texte alors que déferlait sur le monde arabe une vague de révoltes qui ont abouti à la chute de nombreux dictateurs, en premier lieu en Tunisie et en Egypte. Partout se mêlaient les revendications de réforme politique et de justice sociale, obligeant les gouvernants à multiplier les concessions plus ou moins substantielles. Partout, s’exprimait une même volonté de reconquête d’une dignité bafouées par des pouvoirs qui disposaient à leur guise de leurs citoyens. Si ce « réveil arabe » est un événement historique, on peut s’interroger sur ses retombées en Palestine et en distinguer au moins deux.
En perdant un allié stratégique l’Egypte, les Etats-Unis déjà en déclin (en Irak comme au Liban) perdent de leur influence et de leur capacité à maintenir la fiction du « processus de paix ». L’Autorité palestinienne, jusque-là fortement soutenue par Hosni Moubarak, est plus isolée et aura plus de difficultés à continuer un dialogue avec un gouvernement israélien qui ne cherche qu’à prolonger l’occupation. C’est sans doute l’une des raisons de la relance des tentatives de réconciliation entre le Hamas et le Fatah.
Une autre conséquence concerne les pouvoirs en Palestine, en premier lieu l’Autorité mais aussi celui du Hamas. On l’oublie souvent, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) telle qu’on la connaît s’est affirmée dans le contexte de l’après-guerre de 1967, et a épousé une conception de la politique et de l’autorité qui n’était pas très éloignée de celle des autres pouvoirs dans le monde arabe. Certes, elle devait accepter un certain pluralisme, un débat vif en son sein, mais, en dernière instance, Yasser Arafat et ses successeurs ressemblaient par leurs méthodes aux autres dirigeants arabes. Quant au Hamas, sa structure interne comme le pouvoir qu’il exerce désormais à Gaza, avec les mêmes restrictions aux libertés que celles imposées par Ramallah, il n’échappe pas aux critiques, malgré sa stratégie de résistance à Israël. Ni l’Autorité ni le Hamas n’ont de réelle stratégie politique, à moins de penser que quelques roquettes lancées sur Israël changeront la donne.
Julien Salingue s’interroge, à juste titre, sur « le soulèvement palestinien qui vient ». Les derniers événements régionaux pourraient y contribuer. L’impasse actuelle et l’exemple des autres pays arabes ne conduiront-ils pas la population de la Cisjordanie, comme celle de Gaza, à exprimer ses aspirations à plus de liberté et de dignité ? A inscrire sa lutte dans un cadre de la défense des droits humains et de l’égalité, s’inspirant de l’exemple de l’opposition à l’apartheid en Afrique du Sud ? A se révolter « pacifiquement » à la fois contre ses dirigeants et contre l’occupation (sur la non-violence, on lira le chapitre particulièrement stimulant de Julien Salingue) ? L’armée israélienne, comme le relève un article du Jerusalem Post, se prépare avec crainte à cette éventualité en créant une force de réaction rapide. Et on peut penser qu’elle aura moins de scrupule que celle d’Egypte à tirer sur des citoyens désarmés.
Bordeaux, vendredi 8 avril
Je donnerai une conférence sur « la Palestine après la révolte en Egypte », le vendredi 8 avril à 20 h 30, à la maison cantonale de la Bastide, 42, rue des Nuits.