L’expérience est simple. Sur le moteur de recherche le plus connu, Google, mais sur d’autres aussi, il suffit de taper « sondage ». En tête de liste, on trouve immédiatement l’entrée « sondages rémunérés ». Or, que disent les sondeurs ? Jusqu’à 2010, ils n’ont rien dit. La plupart des gens ignoraient le sujet. Dans un article du 6 juin 2009, l’Observatoire des sondages avait publié une capture d’écran des sondages en ligne d’Ipsos présentant l’image d’un appareil photo numérique à gagner. Comment obtenir que des internautes répondent volontairement à des sondages ? Le dispositif consistait en plusieurs opérations : lancer un appel via Internet à des volontaires potentiels ; flatter ces volontaires en les valorisant par l’octroi d’un pouvoir d’influence ; leur promettre un cadeau. Le 6 septembre 2010, nous avons publié l’appel de Harris interactive à entrer dans leur panel : « Faites la différence en participant à Harris poll on line. Vous pouvez influencer les décideurs dans l’administration, les organisations à but non lucratif et les entreprises et contribuer à façonner les politiques, les produits et les services qu’ils vous offrent. » Le site Mediapart s’avisa récemment d’évoquer la gratification offerte par Harris Interactive pour ses sondages en ligne plaçant Marine Le Pen en tête des intentions de vote. L’AFP avait même parlé de « révélation ». Des milliers d’internautes étaient pourtant au courant.
Devenu de notoriété publique, le sujet a suscité les justifications des sondeurs. A commencer par Harris Interactive. Surprise : le sondeur affirme ne pas payer. Une fausse promesse ? Une tromperie ? Un problème de mots, si l’on en croit Jean-Daniel Lévy, directeur du département « Opinion & Corporate » de l’institut : « Il ne s’agit en aucun cas d’une rémunération mais d’un incentive » (AFP, 7 mars 2011). Incentive ? Belle invention, ou plutôt bel emprunt à l’anglais. D’ailleurs, on peut décliner, comme le fait Brice Teinturier, d’Ipsos, qui évoque des « populations qui seraient rétribuées ou incentivées » (Marketing Magazine, avril 2011). On aurait pu dire « incitation » et « incité », mais cela ne fait pas assez chic, sans doute. « Gratification » est aussi un mot plus acceptable. De toute façon, il s’agit d’éviter de dire « paiement ».
Dénégations et mauvaise foi
Il existe d’autres manières de se défendre que de jouer sur les mots : nier, tout simplement. Quand l’Ifop dément toute rémunération à propos de ses sondages en ligne, il suffit d’enquêter pour s’apercevoir que l’institut travaille depuis 2000 avec la société Maximiles.com (Marketing Magazine, n° 54, 1er novembre 2000), qui fournit des adresses d’internautes volontaires et les « rémunère » en points maximiles, « qui, cumulés, [vous] permettent d’obtenir des cadeaux dans leur boutique très très bien fournie » (selon le site « Sondage rémunéré et avis rémunéré). Utilisant le même système, le directeur adjoint d’OpinionWay, Bruno Jeanbart, balaie néanmoins les objections : « Il s’agit d’un faux débat, lié à un manque de compréhension de ce qu’est la gratification des sondés. […] Lorsque je lis des articles sur des sondés qui seraient payés, sous-entendu achetés, cela me fait sourire car cela relève soit de la mauvaise foi, soit de la méconnaissance » (Délits d’opinion, 23 mars 2011). Mauvaise foi, méconnaissance… on est prévenu.
N’aurions-nous pas compris ? La visite des sites de sondages rémunérés (comme sondagesremuneres.com) introduit en effet un doute, avec des annonces comme celle de la société Panel test : « Soyez rémunéré pour votre travail. Pas de tirage au sort, ni de cadeaux » et, pour être encore plus clair, « du cash ». La publicité fait miroiter jusqu’à 250 euros de revenus par mois. Mettons cette évidence devant les yeux d’un sondeur, il accuserait les mauvais – voire les faux – instituts de sondages. Assorti du couplet habituel : « Chez nous, cela ne se passe pas comme ça. » Chaque fois que quelqu’un vend la mèche, on entend aussi les sondeurs expliquer, un peu gênés, que les enquêteurs sont heureux de travailler dans leur propre centre téléphonique. Cela cache mal les bas salaires et les conditions de travail qui expliquent le turn over particulièrement élevé dans ces emplois précaires. Implicitement, la publicité de Panel test accuse les fausses rémunérations de certains sondeurs. Or, si la promesse de gratification fait miroiter des gains illusoires, cette supercherie donnerait paradoxalement raison aux sondeurs qui nient avoir recours à une forme de paiement.
Un marché de dupes
Quelle est la valeur de l’incentive ? Quand il s’agit de motiver les internautes du panel, le montant général de la somme en jeu est présenté comme important. Cela ne va pas sans laisser perplexe, car on ne gagne pas, mais on « peut gagner », selon le mécanisme de toutes ces sollicitations à participer à des jeux publicitaires. D’un côté, Jean-Daniel Lévy assure que « 7 000 euros est une somme suffisamment importante pour intéresser quel que soit le milieu social », mais il déclare ailleurs que « La probabilité de “gain” reste extrêmement faible » (Marianne2.fr, 3 mars 2011). Pour OpinionWay, « personne ne gagne de l’argent en répondant à des sondages » (Délits d’opinion, 23 mars 2011). L’Ifop donne une autre indication plus précise : l’incentive « revient à 10 centimes d’euros par questionnaire » (Frédéric Dabi, AFP, 8 mars 2011). En somme, cela ressemble fort à un marché de dupes. Bien évidemment, le fait de ne pas gagner souvent va amener un rendement décroissant des loteries. A la suite de l’article de Mediapart, le sondeur a dû démentir (et mentir) face aux vives réclamations des internautes qui se plaignaient de ne pas avoir gagné.
Les sondeurs disent rarement leur principale raison de faire des enquêtes en ligne. Il fallait la candeur des débuts pour qu’un des initiateurs, le président d’OpinionWay, le dise sans ambages et par anticipation : « Les Français savent que leur avis a une valeur. Proposer un incentive (ces cadeaux, promotions, points de fidélité que nous offrons aux gens en échange de leur participation à nos enquêtes) est devenu incontournable. Mais il convient de suivre quelques règles : choisir l’incentive qui correspond à sa cible (une bouteille de vin séduira plus les hommes que les femmes), savoir le doser en valeur (un cadeau trop cher attirera un certain type de population), etc. De manière générale, la pratique de l’incentive devrait se généraliser, quel que soit le type d’étude. C’est la seule façon de lutter contre la baisse tendancielle des taux d’acceptation des enquêtes sur échantillon » (Hugues Cazenave, Stratégies Magazine, 11 mai 2001). La commission des sondages a été si bien convaincue qu’elle a reconnu immédiatement les sondages en ligne dans les mêmes termes de la nécessité (rapport 2001).
C’est bien le vice central de l’économie des sondages : plus on en fait, moins les gens acceptent d’y participer. Les sondages en ligne ont semblé contourner cette loi d’airain. Comment faire participer des internautes à ces questionnaires que les sondeurs définissent comme « auto-administrés » ? Ils répondent s’ils sont fortement intéressés par une question, s’ils ont une opinion préalable particulièrement forte ou parce qu’on les paie. Les sondeurs assurent que l’incentive corrige le biais de surinvestissement : il s’agit d’une « technique » pour « effacer la sur-représentation des plus impliqués ». Or, les études mêmes de la profession ont montré que le désir de gagner à la loterie affectait les réponses. Il suffit de remplir un questionnaire en ligne pour faire soi-même ces calculs stratégiques. Le vieil argument de la gratitude des sondés a justifié si longtemps le caractère démocratique des sondages qu’il peut toujours être recyclé : « Tant qu’à la fin des questionnaires un nombre conséquent d’interviewés nous remercieront de leur avoir “donné la parole”, nous pourrons considérer que “l’appât du gain” n’a pas porté atteinte à la sincérité des réponses » (Jean-Daniel Lévy, Marianne2.fr, 3 mars 2011). On sourit devant le flou d’un tel critère méthodologique, dans une profession se réclamant de la mesure : « un nombre conséquent »… Il y a fort longtemps, un humoriste avait imaginé cette réponse d’un jeune conscrit à une question sur la durée du refroidissement d’un canon : « un certain temps ».
Sans gratification,
pas d’internautes pour répondre
Quel serait l’effet de l’absence de gratification ? Tel sondeur affirme : « Il faut bien comprendre qu’interdire les gratifications, contrairement à ce que souhaitent certains, ne changerait pas le cours de l’histoire, à savoir l’inexorable progression de la part des sondages réalisés en ligne dans le volume des sondages publiés » (Bruno Jeanbart, Délits d’opinion, 23 mars 2011). Belle confiance d’un sondeur en ligne. Pour le représentant du plus vieil institut français, « Interdire les gratifications, c’est en revanche mettre un coup d’arrêt aux sondages en ligne » (Jérôme Fourquet, Ifop, Le Monde, 9 mars 2011). Ce n’est pas une contradiction, car les sondages en ligne peuvent continuer à prospérer pour des entreprises commerciales mais être condamnés pour les études d’opinion. A cet égard, l’absence de gratification les toucherait doublement, car elle affecterait leur fiabilité, comme le disent les sondeurs eux-mêmes, et, plus sûrement encore, elle interdirait la plupart des sondages, faute de sondés. En dehors de quelques sujets « passionnants », il n’y aurait pas d’internautes pour répondre aux questionnaires. Pour les sondages de marketing, sur les marques, les produits, etc., c’est particulièrement manifeste. On peut supposer que les sondages en ligne à fonction commerciale progresseront, mais personne n’a d’ailleurs contesté leur existence et leur rémunération, même si certains sondeurs cultivent sciemment la confusion pour éviter l’interdiction de la gratification des sondages d’opinion.
L’introduction de la rémunération de l’opinion n’est pas si anodine – les arguments techniques et commerciaux selon lesquels il faudrait bien en passer par là pour sauver les sondages ne suffisent pas. Il est humain que les sondeurs veuillent protéger leur gagne-pain et il faut prendre au sérieux leurs justifications. Les sondages en ligne valent-ils la peine ? Leurs raisons sont bien faibles dès qu’on quitte le seul terrain pécunier du productivisme. Ils sont moins chers. Un avantage économique. Ils sont plus rapides. Ne vaudrait-il pas mieux que les citoyens réfléchissent un peu plus ? Ils permettent de produire plus de sondages. N’y en a-t-il pas suffisamment, voire trop ? Et surtout, à quoi sert d’avoir plus de sondages de qualité insuffisante ? Avec la meilleure volonté du monde, on a du mal à admettre qu’il y ait un gain significatif, sinon pour les instituts de sondages et moins certainement pour les clients, qui les paient moins cher au détriment de la qualité.
En ce qui concerne les sondages d’opinion, il faut aussi considérer les conséquences politiques de la rémunération. Il n’est pas encore de sondeur pour expliquer qu’elle favorise la participation démocratique. Il faudrait accepter la gratification par réalisme : « L’idéal de démocratie devrait amener les citoyens à participer sans le moindre stimulus », concède un sondeur mais cela ne se passe pas ainsi (Jean-Daniel Lévy, Marianne2.fr, 3 mars 2011). Cette justification minimale ignore la portée de la rémunération, faute d’envisager les développements inéluctables de l’économie des sondages.
Du sondé à l’électeur
Actuellement la gratification est modeste et aléatoire. On voit mal pourquoi les internautes ne feraient pas monter les prix, alors que les sondages en ligne sont de plus en plus nombreux. La baisse du taux de rendement lié aux déceptions d’internautes sans gains va obliger les instituts à proposer des récompenses plus tangibles. A terme, la rémunération sera clairement affichée. Il est aussi très probable que les autres modes d’administration des questionnaires seront touchés par la rémunération. Il n’y aura plus que des sondages rémunérés. La démocratie l’aura-t-elle imposé ? Evidemment non, le commerce oui. En somme, l’économie des sondages et l’opinion seront conformes à l’ordre libéral, où tout a un prix.
Forcément, l’imposition d’un ordre économique libéral à l’ordre politique démocratique dépasse l’univers des sondages. Il y eut des régimes politiques dans lesquels les citoyens étaient indemnisés pour consacrer leur temps à la démocratie. Dans l’Athènes de Périclès, ils recevaient un dédommagement pour aller délibérer à l’ecclesia. Manière de lutter contre la désaffection. Pourquoi n’envisagerait-on pas une indemnité pour voter aux élections alors que les taux de participation ont fortement diminué, en dehors des élections présidentielles ? Ce serait un changement important de principe, qui ne vaut a priori pas moins que d’autres pistes comme le vote obligatoire. La gratification des sondages nous engage en effet dans cette voie. Sondé ? Un travail, soutient même le politologue Pascal Perrineau, volant au secours de sondeurs qui n’en demandaient peut-être pas tant : « Nous leur demandons un vrai travail, c’est normal qu’il y ait une rémunération, même légère, mais une rémunération, qui est un instrument de fidélisation » (JDD, 1er février 2011).
Payer l’opinion dans les régimes démocratiques contemporains ne serait pas un simple changement technique, car la rémunération va à l’encontre du principe selon lequel la politique est une activité désintéressée. Cette conséquence peut paraître démesurée au regard de la simple introduction de loteries dans les sondages en ligne. L’enchaînement amène au sondage en ligne rémunéré puis à la rémunération de tous les sondages. Ensuite, pourquoi cette opinion serait-elle rémunérée et pas celle, autrement plus importante, qui s’exprime dans le vote ? D’autant plus que la participation électorale est défaillante. Avec, à la clé, l’impossibilité de justifier ses actes et pensées politiques par la seule conviction, à l’exclusion de tout intérêt matériel. Tout le système de légitimation du pouvoir et de la citoyenneté en serait subverti. Au nom de quoi agir et penser politiquement ? L’intérêt général ? Le bien public ? Des invocations déjà menacées qui n’y résisteraient pas. Elles perdraient simplement leur sens. Cette logique infernale n’est pas celle du battement d’ailes de papillon qui déclencherait une tempête à l’autre bout de la planète, mais bien l’intrusion dans l’univers politique de la marchandisation générale du monde. Non accidentel, l’enchaînement relève d’un processus qui étend le ressort d’une technique anodine – l’incentive des sondages en ligne – à la politique dans son ensemble, la transformant en marché économique des opinions. Ce n’est nullement le plan de quelques doctrinaires, mais s’ils ne savent pas ce qu’ils font, cette transformation ne déplairait pas à quelques-uns…