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Economies d’énergie ou effet rebond

A quoi servent les compteurs électriques « intelligents »

« Les “compteurs intelligents” vont nous aider à faire des économies d’énergie. » Ce genre de déclaration se retrouve dans la presse, dans des analyses coûts-bénéfices et même dans les directives européennes. Pourtant, c’est un point de controverse et l’on retrouve également des articles affirmant le contraire. Qu’en est-il ? Est-on dans le domaine de la croyance, sans aucune base scientifique ? Ou bien la notion de compteur intelligent est-elle encore trop peu précise pour déterminer son influence sur la consommation ?

par Frédéric Klopfert & Grégoire Wallenborn, 27 avril 2011

« Des factures sur la base de la consommation réelle sont établies à des intervalles suffisamment courts pour permettre aux clients de réguler leur consommation d’énergie (1). »

« Les atouts [des compteurs intelligents] pour le client : une facturation établie sur la base d’un relevé de consommation réel, des délais d’intervention réduits, une maîtrise de sa consommation d’énergie facilitée (2). »

« Linky », le compteur intelligent d’ERDF

Un objet en voie de stabilisation

Cet article vise à montrer que ces nouveaux compteurs pourraient contribuer aux économies d’énergie, mais à condition que cet objectif soit défini explicitement dans les cahiers des charges et que ces compteurs s’insèrent dans les pratiques actuelles des ménages sans être pour autant intrusifs. Notre analyse se base sur des discours et des documents émis par une série d’acteurs intéressés au nouvel objet, notamment au travers de nombreuses conférences, de discussions informelles et plus formelles (interviews) et de recherches académiques. Nous sommes principalement en contact avec des acteurs belges et européens. Nous utilisons le canevas de la sociologie de la traduction afin de voir comment l’objet en construction est négocié par les différents acteurs.

Le compteur intelligent est un objet de controverse. Il est en voie de stabilisation, mais à des états d’avancement très divers dans les différents Etats membres, vu que chacun transpose, à sa manière, la directive européenne qui recommande l’installation de ces compteurs. En Italie, où 90 % des ménages sont équipés de « compteurs intelligents » (CI), l’amélioration de la détection des fraudes et donc du contrôle des consommateurs a été un argument déterminant, alors qu’en Suède, où 99 % des ménages sont équipés, c’est l’obligation de relevés fréquents et la dispersion de l’habitat qui étaient mis en avant, dans un but de protection des consommateurs (3). Les autres pays en sont encore au stade de l’étude, du pilote, ou en début de phase de déploiement. En Belgique, ce sont les Régions qui sont responsables de leur mise en œuvre, et les débats que cela suscite diffèrent d’une région à l’autre.

Le CI est donc un objet qui n’est pas encore bien défini, et dont les fonctionnalités potentielles renvoient aux intérêts divergents des différents acteurs du réseau électrique : fournisseurs, gestionnaires de réseau de transport (GRT), gestionnaires de réseau de distribution (GRD), régulateurs, Etats, industries des TIC et fabricants de compteurs en particulier, consommateurs, etc. Afin d’inclure cette controverse dans le développement durable, il convient d’ajouter d’autres acteurs à cet espace de négociation qui traduisent les questions de réduction de la consommation d’énergie : les associations environnementales (via la question du changement climatique) et les associations de consommateurs (via la question des coûts).

Nous allons voir que les négociations qui entourent la construction du nouvel objet « compteur intelligent » révèlent que certains acteurs sont plus forts que d’autres, déterminant ainsi la manière dont les compteurs sont conçus. Les associations de consommateurs et d’environnement sont clairement des acteurs faibles de la négociation en cours : ils n’ont pas accès aux données techniques indispensables pour pouvoir participer efficacement au débat. Notons que l’approche technico-économique, relayée par des analyses coûts-bénéfices incomplètes, ne favorise pas l’utilisation de cette nouvelle technologie dans une logique de développement durable.

Le compteur intelligent, un objet souple

Suite à la directive 2003/54/CE (4), le marché de l’électricité est libéralisé dans l’Union européenne. Mais cette libéralisation n’est pas complète : seuls les producteurs et les fournisseurs se positionnent sur un marché concurrentiel et ont donc comme objectif de maximiser leurs bénéfices. La distinction entre la production, le transport, la distribution, la fourniture et la régulation étant issue de la même directive, elle est commune à tous les Etats membres, bien qu’en pratique des participations capitalistiques entre certaines entités rendent la séparation plus floue.

La directive 2006/32/CE (5) spécifiquement orientée vers l’efficacité énergétique des utilisations finales de l’énergie a donné le coup d’envoi du débat sur les CI : les Etats membres doivent veiller à ce que « les factures établies [...] soient fondées sur la consommation réelle d’énergie et présentées de façon claire et compréhensible. [...] Des factures sur la base de la consommation réelle sont établies à des intervalles suffisamment courts pour permettre aux clients de réguler leur consommation d’énergie ».

Notons que cette directive ne définit pas le CI et laisse la définition « intervalles suffisamment courts » à l’appréciation des Etats. Si l’intervalle est de l’ordre du mois, cela revient en pratique à imposer le relevé à distance et donc les CI. En Suède, c’est l’obligation légale de faire des relevés mensuels à partir du 1er juillet 2009 qui est la cause du déploiement massif des CI. Au travers de la transposition de la directive, l’Etat peut donc jouer un rôle majeur dans ce déploiement.

Il est également intéressant de noter que la directive, par l’introduction du concept de « Sociétés de service énergétique » et de nouveaux instruments de motivation tels les certificats blancs, reconnaît l’importance de l’éducation et des comportements des utilisateurs pour maîtriser la demande d’énergie.

Dans une directive plus récente (6), l’UE oblige les Etats membres à veiller « à la mise en place de systèmes intelligents de mesure qui favorisent la participation active des consommateurs au marché de la fourniture d’électricité. La mise en place de tels systèmes peut être subordonnée à une évaluation économique à long terme de l’ensemble des coûts et des bénéfices pour le marché et pour le consommateur. [...] Si la mise en place de compteurs intelligents donne lieu à une évaluation favorable, au moins 80 % des clients seront équipés de systèmes intelligents de mesure d’ici à 2020. »

Cependant, aucune directive ne définit clairement ce qu’est un CI. Bien que la notion de comptage soit très claire, l’adjectif intelligent est abusif, le compteur n’ayant a priori besoin d’aucune intelligence. La terminologie « compteur intelligent » provient d’une traduction incorrecte de l’anglais smart metering, qui indique que l’intelligence se situe au niveau du processus de mesure et non pas dans le seul appareil de mesure, ce qui sous-entend l’intégration dans un réseau communicant. La traduction par « compteur communicant » serait donc plus appropriée.

Pour cet article, nous prendrons la définition suivante : un CI est un compteur de consommation électrique, connecté au réseau de distribution basse tension, destiné aux habitations privées, et qui dispose d’un moyen de télécommunication bidirectionnel vers un centre de traitement d’information, appelé gestionnaire de CI (GCI). Le GCI pourrait être une entité indépendante, mais en Belgique comme dans la majorité des pays de l’Union, cette tâche est du ressort des GRD. Par conséquent, aucun relais vers le consommateur (afficheur dans la salle de séjour par exemple) n’est obligatoire, la bidirectionnalité ne concernant que la communication entre le compteur et le GCI.

Intérêts divergents autour du compteur intelligent

La libéralisation des marchés de l’énergie, plus ou moins prononcée selon les Etats membres, a multiplié les acteurs de l’énergie. Afin de montrer comment la construction en cours des CI est la traduction d’intérêts multiples, parfois divergents, de ces différents acteurs, nous présentons d’abord les acteurs concernés. Nous examinons ensuite comment ces intérêts se cristallisent dans certaines fonctionnalités des compteurs.

Les producteurs

Les gros producteurs sont peu concernés par les CI, contrairement aux microproducteurs domestiques (photovoltaïque et cogénération) qui vendent actuellement l’électricité produite au même prix que l’électricité achetée. La mesure séparée de la production et de la consommation permettrait de différencier ces prix, éventuellement même en fonction de plages horaires, et donc de modifier la rentabilité de certaines installations de microproduction.

Les GRT

Parmi les multiples missions des GRT, c’est surtout le maintien de l’équilibre entre les injections et les prélèvements d’électricité qui pourrait être facilité par l’introduction des CI. L’augmentation des échanges transfrontaliers, favorisés par les programmes d’interconnexions européennes (7), la bourse d’échange Belpex, et les productions importantes d’électricité à partir de sources d’énergies renouvelables, rend l’équilibrage de plus en plus difficile. Le manque de connaissance des petites productions distribuées et connectées directement au réseau de distribution complique fortement cette tâche. C’est donc pour la capacité des CI à fournir les données en temps réel sur les productions d’électricités dans leur zone de réglage que les GRT sont intéressés par les CI, dans la mesure où ces fonctionnalités sont présentes.

Les GRD

Les GRD ont parmi leurs nombreuses missions celles d’effectuer les relevés, de procéder aux ouvertures, fermetures et renforcement des compteurs, et d’assurer aux ménages la possibilité de changer de fournisseur. Ces missions peuvent être grandement facilitées et automatisées par les fonctionnalités de « relevé à distance et de contrôle d’accès ». De plus, toute la gestion opérationnelle des compteurs (fourniture, placement, maintenance, financement, etc.) sont de leur ressort. C’est donc tout naturellement que les GRD sont l’un des acteurs les plus impliqués dans le déploiement des CI. Notons que l’introduction des CI transforme les emplois des GRD : diminution de travail à faible qualification, apparition de quelques postes à plus haute qualification.

Les fournisseurs

Les fournisseurs sont grossistes et vendeurs d’énergie au détail. Ils signent des contrats d’achat avec les producteurs et de fourniture aux ménages. Etant dans un marché concurrentiel, ils ont des objectifs commerciaux, malgré certaines obligations de service public.

Leur principale difficulté réside dans le fait que leurs achats se font la veille de la fourniture et sur une base de quart horaire. Dans le cas d’un déséquilibre, quart d’heure par quart d’heure, ils doivent corriger ces déséquilibres en achetant ou en vendant de l’électricité le jour de la fourniture à un prix moins prévisible et généralement moins favorable, ou alors payer le coût du déséquilibre à des prix très élevés. Afin d’éviter les incertitudes et les pertes financières liées à ces déséquilibres, les fournisseurs sont particulièrement intéressés de connaître plus finement les courbes de charge des ménages.

En dehors de l’aspect technique de relevé de la courbe de charge, les fournisseurs doivent attirer de nouveaux clients et éviter le départ de clients existants. Toute fonction des CI permettant d’améliorer le service à la clientèle (exactitude des factures, comparaisons, services énergétiques, tarification mieux adaptée aux clients) est donc perçue comme un avantage concurrentiel. Outre les fonctions de relevés à distance, la possibilité d’implémenter des tarifications complexes peut s’avérer être un outil commercial puissant, même si cela devait aboutir à une complexité similaire à celle que l’on retrouve sur le marché de la télécommunication. Finalement, d’un point de vue plus coercitif, les fonctions de changement de puissance du compteur et la possibilité de passer à distance en mode ‘compteur à budget’ peut aider les fournisseurs à réduire les impayés et les retards de paiements.

Les consommateurs

Tout un argumentaire a été développé pour indiquer l’intérêt des CI pour les consommateurs : diminution de la consommation, fin des factures intermédiaires estimées, diminution des erreurs, facilité lors d’un déménagement ou lors d’un changement de fournisseur, tarification mieux adaptée, concurrence accrue entre les fournisseurs et donc, en fin de compte, diminution de la facture énergétique. Une étude faite en Belgique (8) montre cependant que la facture ne peut diminuer sans une économie d’énergie significative. Au contraire même, si les coûts liés aux CI sont répercutés sur les consommateurs, la facture pourrait augmenter.

D’un autre côté, des associations s’élèvent contre les CI pour différentes raisons. Au premier chef, la question de la protection privée : les CI pourraient effectivement permettre d’observer certains comportements et entraîner de nouveaux conflits (enfants qui vont se coucher tard quand les parents sont absents) ou des intérêts commerciaux (une lumière qui s’allume souvent la nuit est une bonne cible pour les vendeurs de somnifères). En ce sens les CI participent à l’instauration d’une société de surveillance. En outre, la propriété des données envoyées au GCI n’est pas clairement établie.

Les Etats membres

Les gouvernements ne sont pas directement concernés par les CI, mais ils doivent s’assurer que le statut de « client protégé », les obligations de service public et la protection de la vie privée soient garantis. Les gouvernements chargent les régulateurs de superviser ces aspects.

En tant que responsables de l’environnement et concernés par les aspects de croissance de la dépendance énergétique, les gouvernements devraient cependant s’intéresser activement aux aspects d’économie d’énergie que pourraient apporter les CI. Mais au-delà des déclarations de bonne intention, c’est aujourd’hui peu le cas.

Les industriels

L’installation de 200 millions de compteurs en Europe d’ici 2020 représente un marché estimé à 40 milliards d’euros (9). De plus, la durée de vie des CI étant estimée entre 10 et 15 ans, le marché de remplacement devrait atteindre au moins 2 milliards d’euros par an. Les producteurs de CI seront les grands gagnants de cette « révolution informatique » des réseaux électriques. Leur intérêt consiste donc à présenter les CI comme nécessaires et utiles.

Les cinq familles de fonctionnalités des compteurs

Les CI vont transformer la gestion des réseaux électriques en leur superposant des réseaux d’information. Ce qui était auparavant confié à des personnes (relevé des compteurs par exemple) va être maintenant délégué à un système technique. L’ampleur de cette délégation, notamment vers des systèmes plus ou moins « actifs », demeure cependant incertaine. Dans la mesure où les CI ne sont pas des objets stabilisés, les acteurs s’en font des représentations hétérogènes. Nous allons voir comment les différents acteurs cherchent à greffer différentes fonctionnalités aux compteurs, qui correspondent à leurs intérêts.

Au vu de la littérature technique, des organismes normatifs, des projets existants, des critiques, on peut grouper les fonctionnalités que peuvent remplir les CI en 5 familles. Les quatre premières familles conçoivent le CI comme résolument tourné vers le réseau « extérieur » à l’habitation. Nous les avons classées par ordre croissant « d’intelligence », c’est-à-dire d’intervention active de la part du réseau. La cinquième famille est tournée vers le réseau « intérieur », vers les consommateurs domestiques eux-mêmes.

Le relevé à distance et le contrôle d’accès

Le relevé à distance est la fonction de base admise par tous les acteurs. Elle permet au GCI de lire le ou les index lorsque nécessaire. Le CI peut maintenir des index distincts pour des tranches horaires différentes (tarifs de jour, de nuit, du week-end, pointes, etc.).

Cette lecture automatisée permet l’établissement de factures plus fréquentes sur la base de consommation réelle, ainsi qu’une lecture ponctuelle lors d’un déménagement ou d’un changement de fournisseur.

Les CI étant en communication bidirectionnelle avec le GCI, trois autres fonctionnalités peuvent être facilement implémentées :
— L’ « ouverture » et la « fermeture » du compteur à distance,
— La modification à distance de la puissance électrique maximale,
— La commande à distance du mode débit ou crédit. La majorité des compteurs électriques actuels sont dits « à crédit », car le paiement de la consommation se fait après le relevé. Dans le compteur à budget, ou compteur « à débit », la consommation est payée par le client avant la consommation.

Les fonctionnalités précédentes, si elles ne sont pas révolutionnaires puisqu’existantes aujourd’hui, permettent de rendre ces opérations plus rapides et probablement plus fiables. En revanche, celles qui suivent sont des nouveautés susceptibles d’être mises en œuvre et qui sont au cœur du débat.

La tarification

En Belgique, comme ailleurs, il existe différentes tarifications : le simple-horaire, où le prix du kWh est le même quel que soit le moment de la consommation, et le système bi-horaire, où il existe un prix pour le kWh consommé la journée et un autre prix, nettement moins cher, pour les kWh consommés la nuit ou le week-end. Cette tarification a été introduite pour inciter les consommateurs à déplacer certaines consommations en dehors des périodes de pointe. Techniquement, ces tarifications imposent l’utilisation de compteurs avec plusieurs index (jour/nuit).

Les CI étant configurables, ils ne sont pas limités en nombre d’index, ce qui permet l’introduction de nouvelles tarifications plus complexes comprenant des plages horaires plus nombreuses. On parle de tarification du type Time-of-Use. Mais on peut aller plus loin encore avec une tarification dite dynamique où le prix du kWh serait lié au prix de l’électricité sur le marché de gros. Ces aspects intéressent les fournisseurs, mais compliquent la tâche des GRD. Une telle fonctionnalité pose la question des moyens d’information aux consommateurs, dont une majorité risque de se perdre dans la complexité des tarifications.

La tarification peut également avoir une influence sur la production d’électricité locale. Actuellement, en Belgique, pour les particuliers, l’électricité produite est déduite de l’électricité consommée, ce qui revient à la vendre au même prix que l’électricité achetée. Les CI équipés d’un système de comptage distinct pour la production et la consommation offriront un moyen simple de changer cette logique. Ils permettront en outre de mettre en place une tarification pour le kWh produit dépendant d’une plage horaire, ce qui peut influencer la rentabilité de certaines installations telles que les panneaux photovoltaïques.

Le contrôle automatique des charges

Plus les systèmes de tarification seront complexes, moins les consommateurs seront capables ou auront envie de suivre le prix de l’électricité avant de démarrer un appareil énergivore tel qu’un lave-linge ou un séchoir. C’est alors que l’automatisation devient nécessaire. On parle de load control, ou couplage des CI avec la domotique, lorsque qu’il y a délégation au CI du moment d’enclenchement d’un appareil. Si le critère est financier (tarification), ce load control intéressera essentiellement les fournisseurs et les consommateurs. Ces derniers devront cependant accepter de déléguer une partie de leurs décisions pour des gains financiers probablement peu importants et au prix d’un investissement technologique non négligeable. Cela requiert de surcroît une modification profonde de l’imaginaire associé à l’usage de l’électricité (aujourd’hui toujours disponible).

L’intégration dans le Réseau Intelligent

Il est également possible de déléguer le pouvoir de décision du CI vers le réseau électrique en fonction de considérations techniques (charge du réseau). C’est la logique du Smart Grid. Dans ce cas de figure, le « réseau intelligent » (smart grid) connaît en détail l’état de la production et la consommation en tout point et utilise le CI comme relais pour enclencher et déclencher des charges. Au prix d’une complexité accrue, ce système permet une régulation plus fine que la régulation uniquement basée sur des tranches horaires, puisqu’elle fait intervenir la topologie et l’état réel du réseau.

Dans cette optique, certaines charges domestiques (congélateurs, machines à laver, sèche-linge, batteries, etc.) pourront être contrôlées par le réseau, avec accord du consommateur, de manière à réduire les surcharges et participer ainsi activement à la régulation du réseau.

L’utilisation des CI en tant qu’élément du réseau intelligent peut encore aller plus loin, en l’intégrant comme un appareil de mesure transmettant des données spécifiques à la gestion technique optimale du réseau (microcoupure, pointes de tension, harmoniques, etc.).

Outre l’intérêt évident des GRD pour ces nouveaux réseaux, il s’agit là d’un nouveau projet industriel qui intéresse énormément des investisseurs de tous ordres : informatique, véhicules électriques, énergies renouvelables, etc. Les conférences à propos des smart grids se multiplient et se présentent comme le graal d’une « nouvelle croissance » ou d’une « troisième révolution industrielle » (10). Ce projet est aujourd’hui conçu d’un point de vue purement technologique, et n’interroge pas les modes de consommation — qui vont cependant devoir évoluer drastiquement.

L’utilisation rationnelle de l’énergie (URE)

En définitive, le CI peut également servir à fournir des informations utiles au consommateur de manière à l’aider à gérer sa consommation, tel l’indicateur de consommation instantané de carburant dans les voitures qui pourrait « apprendre » au conducteur à conduire de manière moins énergivore.

Le CI étant généralement installé dans les caves et étant de ce fait peu accessible à l’utilisateur, il sera souvent nécessaire d’ajouter un ou plusieurs affichages complémentaires dans des endroits plus accessibles aux utilisateurs. Ces « affichages domestiques » reçoivent les données du CI, le plus souvent par une communication sans fil, et les présentent à l’utilisateur sous différentes formes : consommation instantanée ou cumulée, histogrammes, etc. Une autre approche consiste à transférer les données de consommation vers un appareil existant (ordinateur ou téléphone portable), permettant à l’utilisateur de profiter d’une présentation plus complète et personnalisée.

Notons que si les compteurs ne sont pas explicitement conçus pour contribuer à transformer la culture de l’énergie, ils pourraient principalement servir à maintenir les usages énergivores à moindre coût. Un consommateur pourrait en effet apprendre à consommer l’électricité aux moments où elle est bon marché, et même accroître sa consommation sans que sa facture n’augmente (effet rebond).

Un potentiel d’économie d’énergie négligé

L’analyse des motivations des différents acteurs montre une nette divergence entre leurs intérêts, qui se cristallisent dans les différentes fonctionnalités potentielles des CI. On peut supposer que chaque pays trouvera un compromis qui sera la résultante du rapport de force des acteurs. Le plus remarquable toutefois est l’absence d’acteurs défendant spécifiquement les économies d’énergie, alors que ce point est souvent mis en avant dans l’argumentation pro-CI (11). Comme nous allons le voir, l’intérêt d’économiser l’énergie — qui est dans le cas des CI la traduction d’un souci environnemental et socio-économique — n’est représenté par aucun des acteurs lors des discussions qui portent sur les CI.

La consommation d’énergie des ménages

Différentes études prospectives (12) prédisent une croissance de la consommation électrique des ménages. Pour le secteur résidentiel, le régulateur belge (CREG) prévoit une croissance entre 0,3 % et 1,14 % par an en moyenne sur la période 2005-2019. Le bureau fédéral du plan (belge) affirme cependant que c’est dans le secteur résidentiel que le potentiel d’économie d’électricité est le plus important : dans la projection avec maîtrise de la demande, les économies de ce secteur pourraient atteindre plus de 50 % en 2020. L’amélioration de l’efficacité énergétique des appareils est cependant limitée par les aspects comportementaux suivants : habitudes et pratiques énergivores quotidiennes, manque de connaissance des points de consommation, et mauvaise gestion ou maintenance d’équipement existants.

Darby [2006] et Fischer [2008] ont respectivement analysé 39 et 26 études sur les économies d’énergie réalisables à l’aide de systèmes de rétroaction tels les CI. La réduction de la consommation varie dans des proportions importantes en fonction des conditions d’expérimentation. Cependant, les auteurs considèrent respectivement que les fourchettes de 5 % — 12 % et de 5 % — 15 % de potentiel d’économie d’énergie sont réalistes, lorsqu’on couple un système de feed-back direct, tel un affichage intelligent, avec une sensibilisation et une formation minimale du consommateur (13). En revanche, les économies potentielles d’énergie ne sont pas fortement valorisées dans les études censées aider à prendre des décisions concernant les CI. Les analyses coûts-bénéfices réalisées aux Pays-Bas et en Belgique considèrent qu’un afficheur n’entraînera qu’une diminution de la consommation comprise entre 0,5 % et 1,5 % (14).

Le manque d’expérimentations et de résultats publics rend incertaine la place des CI dans les politiques de réduction de la consommation. Ce n’est toutefois pas une raison pour ne pas les intégrer explicitement dans ces politiques, puisque cette incertitude n’est pas plus radicale que bien d’autres espoirs placés dans les CI.

L’Utilisation Rationnelle de l’Energie perdue parmi les considérations technico-économiques

Dans la sphère politique, que ce soit au niveau de la Commission européenne ou des gouvernements nationaux et régionaux, l’URE est une préoccupation majeure, tant pour des raisons de « développement durable » que de sécurité d’approvisionnement énergétique ou de considérations purement économiques. Mais le politique a délégué le suivi des marchés aux régulateurs, dont la mission « n’est que » de surveiller le bon fonctionnement d’un marché libéralisé (production, fourniture) et régulé (GRD/GRT).

Les aspects de développement durable et d’opportunités d’économie d’énergie ne sont pas au centre des préoccupations des GRD, puisque leur mission est de gérer le réseau de distribution de manière technico-économique. Ils sont naturellement intéressés par tout ce qui concerne les relevés à distance, le contrôle d’accès, et certains aspects du réseau intelligent.

Les fournisseurs d’électricité et les fabricants de compteurs évoluent, pour leur part, dans un environnement libéralisé et concurrentiel. Leurs objectifs sont d’ordre économique.

Comment s’étonner dès lors que, malgré la supervision des régulateurs, les projets pilotes mis en place par les GRD, fournisseurs et fabricants de CI négligent les aspects lié à l’URE qui concernent essentiellement les consommateurs ? Ces derniers ne sont d’ailleurs pas représentés dans ce genre d’études (15). La prédominance de l’aspect technico-économique peut également se constater par l’existence d’une littérature abondante abordant les aspects techniques (infrastructure, communication, flux de données, etc.) et économiques (analyses coûts-bénéfices, concurrence, etc.), et par une faible quantité d’analyses sociales (impact des tarifications), environnementales (tarifications liées aux énergies renouvelables ou autres aspects environnementaux) et, surtout, d’optimalisation des affichages intelligents dans un objectif d’URE.

Les analyses coûts-bénéfices reflètent une vision technico-économique qui ne tient pas compte des facteurs humains qui sont pourtant déterminants lorsque les pratiques sont en jeu. Si ces analyses se fondent sur des taux faibles d’économie d’énergie, ce n’est pas uniquement par la non-représentation des consommateurs dans les études, mais surtout par la difficulté de quantifier les effets que pourraient avoir un affichage intelligent s’il est conçu, dès le départ, comme outil de motivation et d’éducation. Ce qui n’est pas chiffrable n’existe pas dans l’espace de négociation tel qu’il est construit actuellement. Or les transformations de pratiques, nécessaires pour réduire la consommation d’énergie, ne peuvent être abordées par les chiffres et, surtout, leur intérêt n’est représenté par aucun acteur fort.

L’utilisation des CI dans une optique URE

La réduction de la consommation d’électricité est avant tout un problème de comportement humain et de normes sociales, que ce soit lors de décisions ponctuelles d’investir dans des équipements moins énergivores ou par des changements de pratiques quotidiennes. Dans les deux cas, il faut agir sur la motivation, l’éducation et l’information, mais aussi modifier les infrastructures et appareils. Dans cette perspective, les CI pourraient avoir un rôle à jouer, mais pas tels qu’ils sont conçus actuellement.

Certaines études (16)expliquent la variabilité des taux d’économies d’énergie par la multitude de paramètres à prendre en compte : motivation, formation, catégorie sociale, revenus, habitudes, connaissances, cloisonnement des pratiques, âge des membres du ménage, etc.

Wood [2007] énumère une série de motivations que les utilisateurs peuvent avoir pour réduire leur consommation : financier, énergétique, environnemental (équivalence CO2), auto-compétition, positionnement par rapport à la moyenne du voisinage ou par rapport à des ménages « similaires ». L’ordre d’importance est variable en fonction du milieu socioculturel et socio-économique.

Ces motivations peuvent être induites ou renforcées par l’introduction d’instruments politiques : couplage à des programmes de sensibilisation, subsides, fiscalité, voire techniques plus innovantes. La culture de l’énergie ne pourra cependant changer qu’avec l’adoption de nouvelles pratiques. Un retour d’information (feed-back), au moins dans la journée, sur les pratiques de consommation d’énergie peut y contribuer.

Outre la rapidité, l’information renvoyée à l’utilisateur doit être simultanément compréhensible et utile à celui-ci afin qu’il puisse comprendre sur quels éléments il peut agir. La gamme d’actions peut-être vaste : de la diminution des consommations de veille et d’autres consommations parasites souvent mal identifiées à l’entretien de certains équipements, en passant par l’installation d’horloges pour le contrôle des circulateurs.

Finalement, le type d’information fourni doit s’adapter au niveau de connaissance de l’utilisateur pour ne pas produire une perte d’intérêt généralement observable après quelques mois.

Mais le défi principal est de garantir la pérennité des changements de pratiques une fois acquis. Et cela ne peut se faire que si le mouvement est général, c’est-à-dire que les économies d’énergie deviennent un enjeu véritablement collectif.

Conclusion

Les économies d’énergie sont dans les discours de presque tous les acteurs et repris comme l’un des avantages les plus importants des CI. Cependant, ces derniers sont, pour l’instant, des objets en construction dont les contours doivent encore être clairement définis tant au niveau européen que national.

Nous avons vu que les intérêts défendus par les différents groupes d’acteurs sont traduits par des fonctionnalités différentes des CI : gestion à distance du compteur, possibilités de tarifications variées, contrôle automatique des charges, intégration dans les réseaux intelligents et, finalement, éducation du consommateur, reconnue comme fondamentale pour la réalisation d’économies d’énergie.

Au-delà d’une dénonciation de l’écoblanchiment (« greenwashing ») (17) pratiqué par certains acteurs, la manière même dont est construit l’espace de négociation qui préside à la phase de définition des fonctionnalités des CI ne permet pas de donner toute son importance à la question de la consommation d’énergie. Les seuls acteurs véritablement concernés par ce point, les ménages et ceux qui traduisent la question climatique (l’Etat et/ou les régulateurs), demeurent des acteurs faibles, insuffisamment représentés dans les projets en cours, essentiellement aux mains des industriels et des gestionnaires de réseaux.

Nous n’avons pas parlé des associations environnementales, et pour cause. Personne, en effet, ne représente spécifiquement ces intérêts lors des discussions sur les nouvelles normes techniques. Et si un représentant de l’environnement (ou du climat) pouvait être présent, encore faudrait-il qu’il ait un certain pouvoir pour se faire entendre. Les acteurs qui possèdent les données et qui dirigent les processus de normalisation ont aujourd’hui le pouvoir de dire ce que seront les CI. Etant donné le poids des lobbies industriels auprès de la Commission, il n’est pas étonnant que le point de vue des consommateurs soit absent de la négociation, puisqu’aucune obligation institutionnelle ne contraint à consulter leurs représentants.

L’oubli des aspects sociaux et humains est caractéristique des projets technologiques pour lesquels la modification des modes de consommation passe avant tout par le développement de nouveaux objets techniques, sans se soucier de leur appropriation par les usagers. Les CI sont aujourd’hui construits comme des charnières dans la gestion rationnelle des réseaux électriques, mais pas pour modifier les pratiques des ménages. Or nous avons vu que si les CI ne sont pas encadrés par des mesures de sobriété, on peut s’attendre à un effet rebond de la consommation. C’est parce que, comme dans toute négociation de ce genre, le résultat final dépend du rapport des forces entre les acteurs, que les CI ne seront pas conçus pour économiser l’énergie, malgré le fait que, relayés par un afficheur ou des services énergétiques bien conçus, ils pourraient constituer un dispositif utile dans la transformation de la culture de l’énergie.

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Cet article est extrait de la revue Terminal, qui aborde, dans son dernier numéro, la question du développement durable à l’épreuve des technologies de l’information et de la communication. On trouvera, sur le site de la revue, une présentation détaillée du numéro 106-107 ainsi que son sommaire.

Frédéric Klopfert & Grégoire Wallenborn

Frédéric Klopfert et Grégoire Wallenborn sont chercheurs à l’université libre de Bruxelles.

(1Directive 2006/32/CE du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2006 relative à l’efficacité énergétique dans les utilisations finales et aux services énergétiques et abrogeant la directive 93/76/CEE du Conseil.

(3ERGEG (2009), Status Review on Regulatory Aspects of Smart Metering (Electricity and Gas) as of May 2009, Ref : E09-RMF-17-03, 19 October 2009.

(4Directive 2003/54/CE du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2003 concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité et abrogeant la directive 96/92/CE.

(5Directive 2006/32/CE, op. cit.

(6Directive 2009/72/CE du Parlement Européen et du Conseil du 13 juillet 2009 concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité et abrogeant la directive 2003/54/CE.

(7Décision n° 1364/2006/CE du Parlement Européen et du Conseil du 6 septembre 2006 établissant des orientations relatives aux réseaux transeuropéens d’énergie.

(8KEMA (2008), « Resultaten van een kosten-batenanalyse naar de invoering van ‘slimme meters’ in Vlaanderen » (Cost-benefit Analysis of the introduction of smart meters in the Brussels Capital Region), juillet 2008, disponible sur www.vreg.be/vreg/documenten/rapporten/RAPP-2008-10.pdf, consultée le 26/07/10.

(9ESMIG (2009), « From Standards to Interoperability », présentation de Thomas Schaub au ERGEG Workshop on Smart Metering, Brussels, 14/12/09.

(10Voir à ce sujet Jeremy Rifkin « European dream not dead yet », interview avec EurActiv.com, 16/06/10.

(11ERGEG (2009), op. cit.

(12Bureau du Plan (2004), « Demande maîtrisée d’électricité : Elaboration d’une projection à l’horizon 2020 », octobre, www.plan.be ; CREG (2005), « Programme indicatif des moyens de production électricité 2005-2014 », 20 janvier, www.creg.be

(13Darby, S. (2006), « The effectiveness of feedback on energy consumption. A review for DEFRA of the literature on metering, billing, and direct displays », www.eci.ox.ac.uk/research/energy/electric-metering.php, consultée le 26/07/10. Fischer C. (2008), « Feedback on household electricity consumption : a tool for saving energy ? », Energy Efficiency 1:79-104.

(14KEMA (2008), op. cit.

(15Pour une analyse de la représentation des usagers dans la mise en œuvre d’une directive européenne (« ecodesign » en l’occurrence), voir Prignot N. et G. Wallenborn (2009), « Standardisation of practices and representations of users in the ecodesign Directive », ECEEE Conference, 1-6 juin 2009, La Colle-sur-Loup, France.

(16Par exemple : Wood (2007), « Energy-use information transfer for intelligent homes : Enabling energy conservation with central and local displays », Energy and Buildings 39:495-503 ; et Darby (2006), op. cit.

(17Stratégie par laquelle une organisation prétend faire des efforts pour réduire ses impacts environnementaux (ou ceux d’autres secteurs) alors qu’elle ne fait rien ou pas grand chose. Voir http://sinsofgreenwashing.org

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