Partant du principe que l’on reconnaît d’abord ce que l’on connaît, que le sujet est moins dans la chose regardée que dans l’œil de celui qui observe, les objets — plus précisément les images dans lesquelles ils s’incarnent —, sans beaucoup parler d’eux-mêmes, font surtout parler ceux qui les regardent. Et souvent plus à tort qu’à raison : « Soit la connaissance des effets que ceux qui les ont créées cherchaient à produire sur ceux à qui elles étaient destinées demeurent impénétrables en raison de l’écart culturel, soit cette connaissance s’effiloche avec le temps à l’intérieur d’une même tradition iconologique, ce qu’une visite à la section médiévale de nos musées nous permet de vérifier sans peine », explique Philippe Descola, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales et commissaire de La Fabrique des images (1).
Pour l’anthropologue, l’objectif de cette exposition est de « donner à voir ce qui ne se voit pas d’emblée dans une image, en l’occurrence la façon dont les humains, un peu partout dans le monde, ont attribué des qualités différentes aux objets du monde. En Occident, nous considérons que les voitures, le maïs transgénique ou les moutons ne sont pas des sujets de droit. Ils ne sont pas représentés au Parlement. En Amazonie, on considère que les animaux que l’on chasse sont des personnes, comme les humains. A ces différentes façons de voir les choses correspondent différentes manières de les montrer. » Et tout autant de les percevoir : « Le regard d’un Européen est façonné pour l’essentiel par la tradition de l’art occidental. »
Dès lors, comment faire pour voir dans l’objet iconique — que ce soit une nature morte à la carpe d’origine flamande ou une peinture aborigène illustrant le Rêve de la carotte sauvage — non la conception que l’on se fait du monde, mais bien celle que l’artisan voulait communiquer à ses contemporains ?
C’est en vivant avec les Achuar, Indiens Jivaros des confins de l’Equateur et du Pérou, que Philippe Descola a pris conscience de l’inadéquation de notre vision du monde pour rendre compte des relations que les Indiens nouent avec leur environnement (2). « Les animaux, les plantes, les humains ayant le même statut, il n’y a pas de distinction entre ce qui relève de la nature et ce qui relève de la société. » Pour ne pas être propre aux Amérindiens, cette manière de voir rompt radicalement avec notre traditionnelle répartition des êtres et des choses, qui donne aux seuls humains un esprit, une âme, une subjectivité, une intériorité. La vision qui domine en Occident depuis l’âge classique, et qui s’est étendue progressivement à tous les continents, s’est construite à partir du clivage opposant l’homme à la nature. Opposition bien factice pour ces sociétés animistes (présentes aussi bien en Mélanésie qu’en Sibérie ou en Afrique) qui attribuent aux non-humains toutes les propriétés d’une personne humaine. « Chez les Jivaros, par exemple, les femmes ont des relations de consanguinité avec les plantes qu’elles cultivent : ce sont leurs “enfants”. »
Refléter la diversité du monde revient alors à « proposer une autre manière d’aborder les rapports entre nature et société », à aller « par-delà nature et culture » — titre donné par l’anthropologue à son ouvrage (3). Mais sur quelle base remettre en cause cette répartition des êtres et des choses ? Peut-on encore penser le monde sans la distinction nature / culture, que l’anthropologie a faite sienne « dans la définition même de son objet — la diversité culturelle sur fond d’universalité naturelle — alors même que les peuples qu’elle étudie en ont fait l’économie » ?
Ce nouvel axe épistémologique, Philippe Descola va le chercher dans l’aptitude innée que partageraient à ses yeux « tous les hommes, quel que soit leur système culturel » : celle qui donne à chacun « la conscience d’une distinction entre l’intériorité et la physicalité du moi », ou, pour reprendre une terminologie plus familière, l’esprit et le corps : « L’intériorité concerne l’expérience subjective de soi, le fait d’avoir en soi une intentionnalité qui nous permet de donner du sens au monde. La physicalité, elle, se caractérise par les processus physiologiques et corporels, et aussi par certaines caractéristiques du tempérament (humeur colérique, flegmatique, etc.). » A partir de cette dualité, il dresse l’inventaire de tous les relations que les hommes peuvent entretenir avec le non humain (animaux, plantes, etc.). Par « relations », il entend les « continuités ou discontinuités que les humains identifient entre eux et le reste des existants » sur les plans physique et intérieur.
C’est ainsi que, sous l’angle de ces deux variables, il dénombre quatre combinaisons possibles, selon que les hommes « prêtent ou dénient » des qualités aux choses qui les environnent. Ces qualités, qui forment système au sein de ce que le chercheur appelle une ontologie — « étude de ce qui est » -, vont donner naissance à ces quatre grandes visions du monde que sont, selon lui, le naturalisme, l’animisme, le totémisme et l’analogisme. Des formes de représentation qu’il nous aide à identifier au fil d’un parcours qui égraine cent soixante objets aux origines géographiques et culturelles des plus variées.
La première d’entre elles, l’animisme, est un système de pensée qui prête aux non-humains (plantes, animaux, choses) une intériorité semblable à celle des humains, mais les en différencie par la forme de leur corps. Les images fabriquées ont donc pour objectif de révéler cette similitude : ce peut être une figure humaine insérée dans un masque zoomorphe, comme ce masque à transformation Nuxalk (XIXe siècle) de l’Ouest canadien, constitué d’une tête d’aigle s’ouvrant sur une figure humaine.
Système inverse de l’animisme, le naturalisme, dominant en Occident, montre que « ce qui distingue les humains du reste des êtres et des choses est leur conscience, leur esprit, bien qu’ils partagent avec les non-humains ces mêmes caractéristiques physiques délimitées par la nature ». Dans une réalité descriptive d’une froide objectivité (les édifices, les animaux, les paysages font partie intégrante du décor), ne semblent prendre vie que les êtres possédant une âme : les hommes. « La singularité des individus et des situations se donne à voire dans les enluminures du XVe siècle, par la façon dont des personnages réels sont portraiturés afin que l’on puisse non seulement les identifier sans équivoque, mais aussi avoir un aperçu, en voyant leur visage, des traits essentiels de leur personnalité. » « Peinture de l’âme » par excellence, le naturalisme va personnaliser au fil des siècles la psychologie du sujet représenté. Ainsi, là où il y avait ressemblance des intériorités et différence des physicalités pour l’animisme, il y a différence des intériorités et ressemblance des physicalités dans le monde naturaliste.
Dans la troisième représentation du monde, dite totémique, monopole des images aborigènes d’Australie, humains et non-humains sont issus d’un même prototype originaire (ce peut être une source, un lieu, un animal…). Ils partagent donc les qualités physiques et morales de l’ancêtre totémique qui les incarne, auxquelles ils s’identifient (la force de l’ours, la clarté de l’eau, etc.). Les peintures aborigènes font ainsi référence à ces totems en représentant à la fois, comme pour les Yolngu du nord-est de la terre d’Arnhem, « l’événement fondateur, ses protagonistes, la genèse d’un site précis, une carte schématisant ce lieu ainsi qu’une sorte de blason ».
Dernière ontologie, diamétralement opposée au totémisme : l’analogisme, qui postule que tous les occupants du monde (humains et non humains) diffèrent les uns des autres. Afin d’ordonner ces singularités, l’homme va « tisser entre elles des rapports de correspondance, des liens, des réseaux, des associations, produire des analogies ». La figure typique de l’analogisme est la chimère. Pour être hybride, c’est-à-dire composée d’éléments disparates, elle n’en possède pas moins une « unité de composition, une certaine cohérence sur le plan anatomique » qui rend identifiable aux yeux des hommes le personnage imaginaire (la tête d’une chimère, pour être étrange n’en est pas moins posée sur un torse humain), plus à même d’investir les pouvoirs qu’on lui prête. L’analogie est utilisée par les grandes civilisations d’Orient, d’Afrique de l’Ouest, des Andes... Il n’est pas non plus étonnant de trouver cette vision en Occident jusqu’à la Renaissance, période à partir de laquelle une plus grande connaissance du monde va la faire évoluer vers le naturalisme.
Cette expérience de pensée a au moins un premier mérite : celui de nous faire réfléchir au déchiffrement des images, qui, bien qu’omniprésentes, ne sont guère étudiées. Or l’image comme le verbe a une grammaire, qui devrait être enseignée dès le secondaire. En revanche, on peut se demander si cette grille de lecture est encore adaptée au monde contemporain. A l’heure de la mondialisation, n’assiste t-on pas à une hybridation totale des imaginaires, peu compatible avec ces modes de représentation pensés à partir de mondes jusqu’à présent relativement clos ? Une peinture du Douanier Rousseau n’est-elle pas un formidable trait d’union entre animisme et naturalisme ? Et que penser de tous ces mouvements artistiques du XXe siècle (cubisme, symbolisme, primitivisme, surréalisme, etc.) qui combinent plusieurs manières de voir le monde dans leur espace de représentation ?
Enfin, sommes nous sûrs de comprendre une œuvre d’art par le seul biais de son conditionnement, qu’il soit social, économique, religieux, politique ? Si une paire de ciseaux a une utilité qui conditionne son essence — « deux branches d’acier tranchantes sur une partie de leur longueur », rappelle le Petit Robert —, il n’y a guère de chances pour que deux masques se ressemblent, fussent-ils fabriqués pour une même finalité par deux artistes partageant une culture commune. Car à la vision technique de l’objet s’ajoute une vision artistique dont l’essence même est à chercher dans l’imaginaire des hommes ; le plus souvent impénétrable pour qui ne le réduit pas à sa raison.
Philippe Pataud Célérier est journaliste.