Ben Laden, qui avait échappé à l’intervention des troupes américaines en Afghanistan consécutive aux attentats, avait été localisé pour la dernière fois par des témoins en novembre 2001 à Kandahar dans le sud afghan. Les services de renseignements régionaux ou occidentaux ont longtemps estimé qu’il se cachait dans la zone « tribale » bordant la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan.
Mais les spécialistes reconnaissaient en privé qu’ils n’avaient aucune piste sérieuse. Jusqu’à ce renseignement, reçu déjà en août dernier selon le président Obama, et patiemment exploité depuis, jusqu’à permettre ces dernières semaines le montage d’une opération commando héliportée, réalisée ce 1er mai à Abbottabad, à environ 50 kilomètres d’Islamabad, après un ultime feu vert de la Maison blanche.
La CIA militarisée
Le président américain avait choisi cette option « commando », plutôt que celle d’une frappe à distance, moins sûre et susceptible de faire de nombreuses victimes innocentes. Une cinquantaine d’hommes des Navy Seals, les forces spéciales de la marine, ont participé à l’assaut, qui a duré trois quarts d’heure. Leurs hélicoptères, emportant notamment le corps d’Oussama Ben Laden, ont rejoint ensuite la base américaine de Bagram, en Afghanistan.
La dépouille du chef terroriste a été transportée à bord du porte-avions Carl Vinson, déployé en mer d’Oman, d’où elle a été jetée à la mer. Il n’avait pas été envisagé, semble-t-il, de ramener Ben Laden vivant. Barack Obama a suivi l’opération en direct, depuis la « situation room » des sous-sols de la Maison blanche, avec les commentaires de Léon Panetta, le directeur de la Central Intelligence Agency (CIA), qui l’avait préparée et la conduisait en temps réel.
Ces dernières années, la centrale de renseignements américaine, lancée sur les traces de Ben Laden depuis plus de dix ans, avait renforcé ses effectifs au Pakistan, et procédé à des centaines « d’assassinats ciblés », grâce aux frappes de drones Predator : en deux ans, analysait la semaine dernière le New York Times (1), Leon Panetta (probable futur ministre de la défense) a « aidé à transformer l’agence d’espionnage en organisation paramilitaire, notamment en augmentant l’utilisation de drones au Pakistan, tandis que le Général Petraeus (actuel chef des opérations en Afghanistan, et promis à la direction de la CIA) a joué aux espions en s’appuyant sur des unités spécialisées et des entreprises privées spécialisées dans la sécurité pour mener à bien des missions secrètes pour l’armée ».
« Le résultat est que les militaires et les espions sont parfois virtuellement impossibles à distinguer quand ils mènent des opérations classifiées au Moyen-Orient et en Asie Centrale. Certains membres du Congrès s’en sont plaint, en disant que cette nouvelle façon de faire la guerre ne permet qu’un maigre débat sur l’échelle et l’envergure des opérations militaires. En fait, les agences militaires et d’espionnage américaines opèrent dans un tel secret qu’il est souvent difficile de trouver des informations spécifiques sur le rôle américain dans des missions majeures en Irak, Afghanistan, Pakistan, et maintenant en Libye et au Yémen. »
En février 2009, grâce à la confrontation de cartes de Google Earth, il avait été possible de prouver que la CIA utilisait, pour la mise en oeuvre de certains de ses drones, la base de l’armée de l’air pakistanaise de Shamsi (ou Bandari), située à 300 km de la ville de Quetta (un des fiefs des talibans pakistanais), et à 150 km des frontières afghane et iranienne. Moshin Hamid racontait récemment, sur le site du Guardian de Londres, avoir aperçu nombre d’agents probables de la CIA dans la région de Lahore (2). Dans une artère de cette ville, deux Pakistanais avaient été tués en février dernier par Raymond Davis, reconnu plus tard comme agent de la CIA, et faisant partie sans doute de l’équipe chargée de retrouver la trace de Ben Laden.
On a la confirmation également, depuis la révélation de documents par Wikileaks en novembre dernier, que de petites équipes des forces spéciales US, dont certaines d’origine afghane, sont « embarquées » (embedded) depuis 2009 au sein d’unités pakistanaises déployées au nord et au sud du Waziristan, dans les zones tribales longtemps considérées comme un des principaux sanctuaires de la mouvance Al-Qaida : une mission de « conseil, renseignement et surveillance », dont le but était notamment « d’éclairer » les cibles en vue d’une poursuite par satellites, ou plus directement par des drones armés Predator et Reaper (3).
Assassinats ciblés
Ces frappes auraient fait 400 à 700 morts en 2009, dont une majorité de civils, selon les calculs de la New America Foundation, un think tank de Washington. En dépit de l’hostilité de l’opinion, et de vertueuses proclamations sur la souveraineté du pays, les autorités et l’armée pakistanaises ont apporté leur soutien à ce programme de frappes ciblées autorisé par Barack Obama, souhaitant simplement que les « bavures » soient aussi limitées que possible.
L’efficacité militaire (et donc politique) de ces drones a été mise en doute au Pakistan comme aux Etats-Unis. En 2010 – année record – il y a eu, selon le Washington Post, 118 attaques de Predators. Le Pentagone affirme que douze leaders talibans ou d’Al-Qaida ont été éliminés ; mais, 94 % des victimes seraient des combattants de base, voire des civils – en armes ou non. Et chaque attaque aurait coûté au minimum un million de dollars.
Le 17 mars dernier, une frappe de missiles tirés par un drone Predator, au nord-ouest du pays – la septième en neuf jours – avait fait trente-cinq tués : des insurgés, mais aussi plusieurs chefs tribaux civils et des policiers. Les quatre missiles tirés par le drone américain à New Adda visaient un centre d’entraînement des talibans pakistanais, dans leur bastion du district tribal du Nord-Waziristan. La moitié de l’état-major d’Al-Qaida aurait pu être éliminée par ces frappes, depuis leur mise en oeuvre.
Selon un rapport publié en 2010 par la New America Foundation, ces attaques ont fait entre 1 439 et 2 290 morts depuis 2004, dont un cinquième environ n’auraient pas été des activistes. La plupart de ces appareils sont pilotés depuis la lointaine base aérienne de Creech, au Nevada, près de Las Vegas, à plus de 12 000 kilomètres de leurs objectifs… Ces derniers mois, l’effectif d’agents de la CIA et de soldats des forces spéciales US au Pakistan avait dépassé les 300 personnes : les autorités d’Islamabad avaient demandé à Washington d’en réduire le nombre, devenu trop voyant.
Guerres sales
Une demi-douzaine de pays dans le monde possèdent la panoplie complète des forces spéciales, dans toutes les spécialités techniques (terre, air, mer, transmissions, etc.) et géographiques (commandos en milieu désertique, tropical, maritime, etc.). La capture de chefs de guerre, l’exfiltration d’amis ou d’ennemis, la libération d’otages, la mise en sécurité de ressortissants, etc. font partie des missions classiques de ce type d’unités, de même que :
• la recherche et la transmission de renseignements ;
• la neutralisation d’objectifs vitaux (pour l’adversaire) ;
• l’ouverture de théâtre et la préparation de sites pour l’accueil d’unités conventionnelles ;
• le contrôle avancé et le guidage d’aéronefs pour des opérations aéroportées ou des frappes aériennes ;
• les opérations psychologiques (PSYOPS) ;
• la protection de personnalités (VIP) ou de sites sensibles à l’étranger ;
• la formation, l’assistance et l’encadrement de mouvements ou pays amis pour la conduite d’opérations militaires, d’action de guérilla ou de contre-guérilla.
Ces « forces spéciales » sont nimbées d’une aura de mystère… la culture du « secret défense » et de la clandestinité… des actions commandos, exécutées avec force et rapidité, par de petites équipes autonomes et très mobiles de « surhommes » surentraînés, super-équipés, souvent à l’arrière des lignes ennemies, sous camouflage, sans respect des usages militaires habituels (uniformes, rites, lois de la guerre, etc.), entre Rambo, Mad Max et Mash…
Une réputation sulfureuse qui n’est pas toujours méritée, ces hommes restant des militaires, avec grades, encadrement, règles d’engagement, chaîne de commandement, etc. Même s’ils ont été utilisés par l’exécutif américain - et par d’autres pays ! - pour de « sales coups », des « guerres sales », et autres actions de guérilla ou contre-guérilla pour tenter d’en changer le cours (en Asie, au Proche-Orient, en Amérique latine, en Afrique).
L’essentiel des « forces spéciales » américaines est déployé à l’est et au sud de l’Afghanistan, depuis l’offensive déclenchée en octobre 2001. La Delta force, souvent en coopération avec la CIA, a été largement impliquée dans la traque de Ben Laden. C’est elle qui avait repéré et guidé les raids aériens pour l’élimination de Moussab Al-Zarkaoui, le chef d’Al-Qaida en Irak. Mais elle aussi qui avait rencontré des échecs retentissants lors du raid pour la libération d’otages en Iran (1980) et la guerre civile à Mogadiscio (1993).
Les hommes du 5ème groupement des Bérets verts, qui appartiennent à l’armée de terre, sont spécialisés dans les infiltrations selon des techniques de pointe, et les interventions au proche Orient, dans l’océan Indien et en Afrique du Nord (il doit y en avoir actuellement en Libye …). Autres « forces spéciales » : les Navy-SEALS, héritiers des nageurs de combat, mais aptes au combat « Sea, Air, Land », qui a donné leur nom, et héros de la « liquidation » de Ben Laden ; ou encore les SAS (Special air services), qui doivent beaucoup à leur modèle britannique.
Ouvertures de théâtre
En France, à la suite des insuffisances constatées durant la guerre du Golfe, il a été décidé de regrouper un ensemble disparate d’unités d’élite au sein d’un Commandement des opérations spéciales (COS), créé par décret en juin 1992.
Avec autorité sur 3 000 hommes (4), il a pour objectif de fédérer les unités spéciales des trois armées du « premier cercle », et de planifier et conduire leurs missions : le 1er RPIMa (Régiment parachutiste d’infanterie de marine) de Bayonne, spécialiste de l’action directe ; les Commandos-marine Jaubert, Trepel, De Penfentenyo, De Montfort, Hubert et Kieffer ; les Commandos parachutistes de l’air (CPA 10) ; le 13ème RDP (Régiment des Dragons parachutistes) de Dieuze, spécialisé dans le renseignement ; le 4ème RHFS ; l’antenne CIET ; l’EHS - Escadrille des hélicoptères spéciaux, et l’Escadron 3/61 Poitou (transport tactique).
Mais d’autres unités (5), appartenant à un « deuxième cercle », peuvent être requises pour l’exécution d’opérations du COS (à l’exclusion du service action de la DGSE) :
• le Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) ;
• les unités de la Brigade de renseignement (BR) de l’Armée de terre ;
• les unités de la 11e Brigade parachutiste, notamment le Groupement des commandos parachutistes (GCP) et le 17e Régiment de génie parachutiste (17e RGP) ;
• le Groupement de Commandos de montagne (GCM) de la 27e Brigade d’infanterie de montagne ;
• le Groupe commando amphibie (GCA) du 21e Régiment d’infanterie de marine (21e RIMa) ;
• les Équipes d’observation dans la profondeur (EOP) des régiments d’artillerie ;
• les Détachements d’intervention nautique (DIN) des unités du génie.
Les troupes du COS ont été engagées dans une série d’opérations, dont certaines ont été controversées. Le plus souvent, des « ouvertures de théâtre », où il s’agit en priorité de faire du renseignement, ou de montrer ses muscles : Oryx (décembre 1992 - janvier 1993), en Somalie ; Amaryllis (avril 1994), puis Turquoise (juin-juillet 1995), au Rwanda ; Azalée (septembre-octobre 1995), aux Comores ; Almandin (1996), en République Centrafricaine ; Alba (mars-juillet 1997), en Albanie ; Kahia (décembre 1999), en Côte d’Ivoire ; Vulcain (14 août 2000), au Kosovo ; Artémis (juillet-septembre 2003), en République Démocratique du Congo ; Arès (août 2003-janvier 2007), en Afghanistan ; Licorne (en cours), en Côte d’Ivoire ; Benga (juillet-décembre 2006), en République Démocratique du Congo ; Boali (mars 2007), en République Centrafricaine ; Thalathine (sauvetage des marins du Ponant, au large de la Somalie) en avril 2008 ; Mali et Burkina (en cours), suite à l’enlèvement des salariés d’Areva et de Vinci au Niger, en septembre 2010.