«Tu dépasses la porte. C’est peut-être honteux à dire, mais tu la passes avec regret. Car là-bas, dans l’atelier vide, tu as laissé ceci : un jour de cette vie qu’on ne vit qu’une fois, un moment de cette jeunesse qui ne revient jamais, et tu les as laissés, tu m’entends bien, laissés après les dents de la machine (…). Il faut recommencer demain. (…) Re-com-men-cer (1) ». En 1933, la journaliste Magdeleine Paz peint l’accablement de l’ouvrier. Elle s’inscrit ainsi dans la littérature de son temps qui à foison offrit romans, articles et témoignages sur l’usine et le prolétariat.
Les années 2000 ont attesté d’une résurrection de ces thèmes, tant par le témoignage écrit ou le documentaire que par la fiction littéraire ou cinématographique. Laquelle résurrection peut surprendre à un moment où les ouvriers n’occupent plus le champ politique ni médiatique. Volonté d’alarmer sur des conditions de travail de plus en plus terribles ? De clamer que la classe ouvrière n’est pas morte ou, au contraire, qu’elle l’est ? Appels à la révolte contre les plans sociaux et autres restructurations ? Angoisse d’être voué à rejoindre cette « immense armée grise » des chômeurs décrite par l’écrivain allemand Leonard Franck en 1932 (2) ? Les questions ne manquent pas.
L’un des premiers à avoir livré témoignage est Jean-Pierre Levaray, ouvrier dans une usine Seveso de la région de Rouen, délégué de la Confédération générale du Travail (CGT) et libertaire. Il a publié Putain d’usine en 2002, récidivé en 2003 avec Classe fantôme, puis en 2005 avec Après la catastrophe et Plan social (3). Lui a notamment emboîté le pas Dehors les P’tits Lu (4), journal de Monique Laborde, infirmière de l’usine LU d’Evry. Y sont consignées les années qui séparent l’annonce de la fermeture de l’usine, en 2001, et les licenciements, en 2004. Enfin, Martine Sonnet, chercheuse en histoire au CNRS, a retracé l’itinéraire de son père, ouvrier aux Forges à la Régie Renault, jusqu’à la fermeture de celles-ci en 1972, dans Atelier 62 (5). « Récit littéraire » selon l’éditeur, ce livre singulier tient plutôt du documentaire, et s’articule autour de deux voix : celle de la fille qui se souvient et celle de la chercheuse qu’elle est devenue, qui interroge.
D’autres récits peinent à choisir entre témoignage et littérature. Levaray livre un recueil de nouvelles, A quelques pas de l’usine (6) flirtant avec le témoignage. Sylvain Rossignol, chimiste de formation, spécialiste des questions de santé au travail, joue sur une porosité créatrice entre les deux genres dans Notre usine est un roman (7). Suite à la fermeture de l’usine Roussel-Uclaf (Sanofi-Aventis) de Romainville en 2004, des salariés ont créé une association, Résistance universelle. Celle-ci a fait appel à un écrivain, qui a recueilli leurs témoignages couvrant la période 1967-2006 et leur a donné forme littéraire. En outre, un ouvrage traitant non pas de l’usine mais de la mine retient notre attention, Les Derniers jours de la classe ouvrière (8) d’Aurélie Filippetti. Annoncé comme un roman, il s’agit en fait des souvenirs romancés d’une famille de mineurs – celle de l’auteure – et de ses compagnons.
Pour avoir véritablement affaire à la fiction (9), il faut se tourner vers Les Vivants et les morts, Notre part des ténèbres et Rouge dans la brume (10) de Gérard Mordillat, portraits des salariés d’une usine en lutte après l’annonce de la fermeture de celle-ci. Dans le premier, qui a connu un énorme succès, ils menaceront de faire exploser leur usine et seront victimes d’une forte répression. Dans le second, ils prendront en otage leurs patrons et autres protagonistes boursiers sur un paquebot qu’ils détourneront. Dans le troisième, le combat se transportera d’usine en usine, « afin de fédérer les luttes ». Mentionnons, également, Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal, narrant les itinéraires croisés d’employés construisant un pont, dans une ville californienne imaginaire (11). Des témoignages, purs ou romancés, jusqu’à la fiction, une première évidence apparaît : l’urgence de la dénonciation du système patronal et capitaliste.
Les conditions de travail difficiles et la souffrance qu’elles engendrent occupent les ouvrages de Levaray, Sonnet, Filippetti, et, dans une moindre mesure, celui de Kerangal. Le roman de Rossignol se distingue par son insistance sur la richesse du travail à Roussel-Uclaf, qui donne le sentiment de faire avancer la science et de changer la vie des gens, notamment en produisant la pilule RU486 (12). Il n’empêche qu’au détour d’une phrase, le narrateur fait état de ces « vies marquées par une journée de travail de plus ». Le récit s’étire chronologiquement, mais le temps passé ne change rien : « L’ouvrier du matin, c’est un mec qui se les caille, qui s’est pris un coup de poing dans la cervelle à cinq heures (parce que c’est ça, le réveil de 5 heures), qui va au turbin (…) ». Turbin. Mot… populaire, qu’on croyait banni tant on s’est employé à supprimer tout ce qui évoquait le labeur ouvrier. « Parce que venir bosser, c’est pour beaucoup “aller au chagrin” (…) », indique Levaray. « Chair à travail »… souvenance d’une chanson de 1898 à laquelle Marc Ogeret prêta sa voix saturée de révolte (13). Dès l’introduction de Putain d’usine, la plume directe plante l’atmosphère tendue qui captivera le lecteur : « Tous les jours pareils. J’arrive au boulot (même pas le travail, le boulot) et ça me tombe dessus, comme une vague de désespoir, comme un suicide (14), comme une petite mort, comme la brûlure de la balle sur la tempe. » Travailler le dimanche, pis, de nuit, accentue la souffrance : « Ça ne va pas être facile de tenir encore deux heures. (…) Tout à l’heure, je vais rentrer et me coucher à peine arrivé. Je sais que je n’arriverai pas à dormir plus de trois heures. Est-ce ainsi que les hommes vivent ? » L’allusion au poème de Louis Aragon, mis en musique par Léo Ferré, permet sans la dire une comparaison avec la guerre, absurde, destructrice ; cette guerre que l’on fait en outre pour les puissants…
Sonnet apostrophe sa propre mémoire : « Raconter quoi, d’ailleurs, au soir de son premier jour d’ouvrier, ce lundi 11 janvier 1951 (…) ? Trop fier pour dire l’asservissement. » Le temps de l’oppression non plus n’est pas révolu, signale avec éclat le roman Les Vivants et les morts – bien davantage que les témoignages d’aujourd’hui, comme si ceux-ci ne pouvaient se risquer à cette pensée aux conséquences dévastatrices. A l’instar du personnage de Rudi, qui s’insurge contre les réflexions de son vieil ami Lorquin : « Si les actionnaires des boîtes pouvaient se passer d’ouvriers, ils s’en passeraient tout de suite (…), mais en attendant, ce qu’ils veulent, ce sont des esclaves, des ignorants, corvéables à merci. » Des pensées de ce genre mûriront chez le jeune homme et il se les réappropriera avec radicalité : « Les réformes qu’on nous promet, c’est le grand bond en arrière. C’est revenir au début du XXe siècle. A un système de servage comme celui qui existe aujourd’hui dans les pays que nous avons pillés, spoliés et qui nous rendent la monnaie de leur pièce en nous faisant crever parce que chez eux la misère est si grande qu’on peut faire travailler n’importe qui pour un euro la journée de quinze heures ! » Déclinaisons multiples de la « chair à travail ».
« La fatigue, oui, mais la noblesse ? »
Les conditions de travail sont destructrices. Sonnet évoque les « cadences infernales. Ou inhumaines ». Elle se souvient du délabrement progressif de son père, « trop pudique pour dire la chaleur, la sueur, le bruit et l’abrutissement qui va avec. Seulement, on voit bien sur lui comme c’est un travail qui abîme et une vie salement amochée à la gagner ». On mourra d’épuisement, on mourra, surtout, de maladie. Celle des mineurs, emblématique : « Un jour c’est la bronchite, qui ne guérit pas, ce n’est pas une bronchite mais un cancer » (Filippetti). Sonnet instruit sur ces dégradations qui débutent, aux Forges, par la surdité, masquant les « autres ravages, du côté du cœur et des poumons ». Souvenance d’une déclamation de Léo Ferré : « Comme si je vous disais que l’humiliation devrait pourtant s’arrêter devant ces femmes des industries chimiques avec leurs doigts bouffés aux acides et leurs poumons en rade (15). » La colère affleure devant les souvenirs, devant les archives qui les corroborent, et l’auteure questionne la mythologie ouvrière : « Je me demande, leur noblesse, leur aura, jusqu’où elles les escortaient une fois sortis de l’usine, hors de portée de ses feux. Pas sûre qu’ils la ramenaient chez eux. La fatigue, oui, mais la noblesse ? » Invention pour taire le terrible labeur ? Sonnet égrène la liste des compagnons de son père morts de leur travail. La page noircie clame la réalité de leur courte vie, d’une retraite nullement accomplie. Combat contre le mensonge : « Des gars mouraient de cancers du poumon, et on leur disait que c’était à cause de la cigarette, pour ne pas reconnaître les maladies du travail », accuse Filippetti. Le déni de ces maladies professionnelles est martelé chez Levaray : « C’est dans les statistiques : les ouvriers vivent moins longtemps que les cadres. Qu’on n’incrimine pas seulement le tabac et l’alcool, le rythme et les conditions de travail y sont pour beaucoup. » Rage intérieure chez Sonnet : « Pour la direction, on ne mourait pas plus là qu’ailleurs, l’air était bon, et il fallait plutôt chercher du côté des “habitudes alimentaires” déplorables. Suivez mon regard, ils levaient trop le coude (…). »
L’alcoolisme ? « L’ordinaire des jours sur les pavés de Billancourt. Ce qu’il faut pour tenir », note elliptiquement Sonnet. Laborde y voit une béquille : « Fatigués après une journée ou une longue nuit de travail à la chaîne (…). L’alcool devenait le compagnon idéal des mauvais jours. » Pour Levaray, il y a la soumission aux drogues, quelles qu’elles soient : « Il faut des drogues pour accepter le travail salarié, pour certains c’est l’alcool, pour d’autres ce sont des neuroleptiques. » Particularité de sa dénonciation, prolongée de remarques sur le « salariat » à éradiquer. Sonnet ne laisse pas d’interroger la mythologie ouvrière. Mémoire poignante d’un soir : « Il était rentré dans un sale état et tout ce qu’il trouvait à dire en se tenant aux murs c’était “ben quoi c’est la Saint-Eloi”. Noblesse, quelle noblesse ? »
Peut-être y a-t-il encore pire : les accidents du travail. Pierre, dans Notre usine est un roman, déclare : « On gueule sur les conditions de travail, rarement sur la sécurité. » Constat que réfutent les récits de Sonnet et Levaray, comme le roman de Kerangal : « Les langues se délient : rythme intenable, sécurité tangente, salaire de merde. » Dans L’Usine, en 1931, Jean Pallu décrivait son « impression d’épouvante (16) » devant un accident du travail. Le même effroi est perceptible chez Levaray, qui souscrit à la nécessité des contrôles, évidente depuis l’explosion de l’usine AZF de Toulouse : « Pour la plupart des gars de l’usine, ces visites d’experts sont bénéfiques : on ne veut pas travailler à côté des bombes. Déjà qu’on perd notre vie à la gagner, on n’a pas envie d’y laisser notre peau. » Echo avec Sonnet parlant d’« une vie salement amochée à la gagner » : des maladies aux accidents, le travail ouvrier ne mène qu’à la tombe. L’un comme l’autre éprouve la même rancœur devant une direction qui n’a cure de la sécurité, qui occulte ce que Paul Nizan appelait en 1935 « les pièges des moteurs (17) ». Levaray s’exaspère, amer, qu’aucune conséquence n’ait été tirée de l’explosion de Toulouse. Explication possible de Sonnet : « Toujours, après les accidents, les ouvriers se plaignaient de l’enquête, qui essayait par tous les moyens de transformer les victimes en responsables. »
Alors, le quotidien de l’usine ne serait-il que souffrance ? Et cette fierté ouvrière du savoir-faire ? Ces deux thèmes corrélés sont récurrents dans Notre usine est un roman : « On se considérait comme des aristos dans nos métiers. On n’en verra plus, des gars qui savaient travailler le métal, qui savaient réparer des machines comme j’en ai vu. (…) Du bel ouvrage, des mains qui pensent. » Ces « mains pensantes, parlantes, agissantes » décrites par Paz en 1933, ces « mains d’or » chantées par Bernard Lavilliers (18). Qui pourraient être opposées à celles des directeurs financiers, « impeccables » (Kerangal). La transformation du travail a éliminé le savoir-faire, et avec lui la fierté de sa tâche, comme l’analyse le journaliste japonais Satoshi Kamata : « Ce n’est pas la machine qui copie les hommes, c’est l’homme qui est au service de la machine. (…) C’est la fierté des travailleurs qui est foulée aux pieds, réduite à néant (19). » Pourtant, Laborde peut encore référer à « l’amour du métier ». Idée balayée par Levaray : « Et qu’on ne me parle pas d’“amour du travail”. Il y a longtemps que cette “étrange folie” nous a quittés. C’est le salaire qui fait tenir. Un point c’est tout. » Tout ce que peut offrir l’usine des années 2000. Le dernier disque de Christophe Miossec alerte : « Travailler / Pour qui / Pour quoi / Pour quel résultat/ Pour quelle vie tu crois (…) Je n’en peux plus de cette vie-là / Je craquerai avant la fin du mois (20). » Nos temps modernes seraient-ils plus désespérés que ceux de Charlot, pour avoir subi une déshumanisation toujours plus radicale, qui ôte jusqu’à la possibilité de la fierté ouvrière ?
Quand le choc du plan social
arrache les voiles de la propagande
Autre caractéristique de notre époque, la « gigantesque claque collective » (Laborde) des plans sociaux s’empare des témoignages. L’angoisse du lendemain s’agrège, violence brute qui s’abat sur les ouvriers. « Je sens que cette journée est vraiment “extra-ordinaire”, tellement violente qu’il faut à tout prix la consigner par écrit », songe Laborde, en une réappropriation de la réalité sonnant comme un réflexe de survie. Le même mot revient, sous la plume de deux témoins : « Juste ce sentiment d’être pressé comme un citron pour ce boulot de merde et d’être jeté », vitupère l’ouvrier Levaray. Dégoût similaire chez l’infirmière Laborde : « Comment une société démocratique (…) peut-elle accepter que des ouvriers soient traités comme des produits de consommation que l’on jette lorsqu’on n’en veut plus ? » Mot que l’on relève dans Les Vivants et les morts, touchant ici comme ailleurs au plus près de la réalité : « Nous sommes jetés à la rue comme des malpropres par des gens pour qui nous ne sommes que des chiffres sur un compte d’exploitation et qui n’ont jamais vu une machine de leur vie ! » Mot déjà employé en 1929 par l’écrivain prolétarien japonais Kobayashi Takiji, s’indignant devant ces « travailleurs jetables, comme des mouchoirs (21) ! » Le sentiment d’être un sous-homme gagne dans Notre part des ténèbres : « A vos yeux, et à ceux de vos actionnaires, je ne suis pas un être humain. » Les actionnaires immatériels ont créé des ouvriers virtuels.
Alors l’atmosphère s’enlise dans la détresse. La mort, symbolique (pour combien de temps ?), rôde. Elle est présente dans les paroles des personnages des Vivants et les morts comme sur les murs de leur usine : « Usine morte, ville morte ». La métaphore de la guerre, usitée par Levaray pour dénoncer les conditions de travail, figure désormais chez Rossignol et Laborde. Après la restructuration, une des ouvrières de Roussel-Uclaf se retrouve assise dans une salle où jadis fourmillaient les voix de ses collègues : « Elle repense à cette photo de Saint-Lô rasé par les bombardements alliés que lui montrait sa maman (…). Ce ne sont pas des chaises mais des croix, un cimetière. » L’incompréhension domine, celle des victimes devant l’absurde. La métaphore peut faire place à l’expression brute chez Laborde, diagnostiquant le mal-être de ces ouvriers pris dans la « tourmente d’une guerre économique qui les dépasse ». Champ lexical qui ne faiblit pas, quand, après quelques mois de lutte, sa colère jaillit : « Pourquoi ne pas écrire un jour la liste des ouvriers et des ouvrières, des hommes et des femmes de LU sacrifiés alors même que le groupe Danone annonce un bon premier semestre 2001 (22) ? » Tous pourraient souscrire au jugement de Notre part des ténèbres : « L’argent tue. Le capitalisme tue ! Le libéralisme tue ! » Et Carvin, dans Rouge dans la brume, de comprendre : « Ce qui se passe ici, ce n’est pas un conflit social, c’est une guerre. » Le choc du plan social arrache les voiles de la propagande : la guerre est là, avec ses différents cortèges. Celui d’une vie prise dans les cordons acérés de la Bourse ; celui, aussi, de la soumission aux puissants. L’omnipotence du patronat, son impunité, est au cœur des Vivants et les morts : « Il y a des lois qui sont faites par les patrons, pour les patrons, un point c’est tout. »
« L’incertitude du lendemain », décrite par l’écrivain prolétarien Henri Poulaille en 1931 (23), est toujours aussi lourde aujourd’hui pour les salariés en général. Aux premières loges, « l’infirmière des P’tits Lu » se fait le devoir de « décrire l’incompréhension des ouvriers devant une décision de fermeture d’usine jugée arbitraire ». Dans cette usine devenue « un enfer sous Prozac », elle constate « la lente dégradation de la santé des salariés ». Chez Rossignol, une ouvrière décrit les restructurations comme « des machines à broyer le travail et les hommes ». Levaray résume les conséquences morales et physiques : « L’instabilité professionnelle est une forme de violence. Parce qu’elle sème la peur dans nos ventres, la crainte de l’avenir. (…) La peur est un sentiment qui dégrade, qui dégrade ta santé et l’opinion que tu as de toi. » La peur est le quotidien du travailleur moderne car, certifie Notre part des ténèbres, le capitalisme, « c’est le crime et la peur ». Et en face de lui, qui peut se dresser ?
« Je me suis découvert hyper-violent »
Les ouvriers jetés vont s’emparer de cette violence et la retourner contre leurs patrons. Un personnage des Vivants et les morts s’insurge : « Ce qui se passe aujourd’hui à la Kos n’est-il pas le résultat prévisible de la violence imposée par la liquidation et les licenciements ? » Mordillat met en scène les débats sur les modalités de la lutte. Le délégué CGT est en profond désaccord avec ses camarades : « C’est un crime de s’attaquer à l’outil de travail, une trahison. La fierté des ouvriers, c’est, au contraire, de le protéger. » Il ne gagnera pas. Cette question est abordée par Laborde : « Comment traite-t-on des employés qui jamais n’ont endommagé l’outil de travail, jamais ne se sont bagarrés avec les CRS, jamais n’ont même tagué les murs de l’usine avec leurs slogans ? Notre direction nous prend donc pour des terroristes ! » Un Levaray comme un Mordillat lui rétorqueraient que la violence de l’Etat et du patronat n’a pas besoin de celle des ouvriers pour s’exercer et que de tels propos amènent à cautionner la répression. La conscience politique de Laborde se polira, cette réaction viscérale signalant son changement de perspective : « Moi, je l’avoue, certains jours, j’ai envie de tout casser ! J’ai la rage. » Ou comment devenir un personnage de Mordillat en puissance…
Un terme apparaît d’ailleurs chez elle, comme par accident, celui de « résistance ». Ce sera Les Vivants et les morts qui lui apportera son contenu historique et idéologique : « “Si ce n’est pas du terrorisme, se défend Poliveau [journaliste], comment qualifierez-vous l’usage de dynamite dans un conflit social ?” “C’est de la résistance”, dit Mickie ». Quant à Levaray, revenant d’une réunion au Siège, il consigne cette pensée fugitive : « Sur la route du retour, la nuit sur l’autoroute, je pense qu’en cas de révolution il y a des patrons que je verrais bien pendus haut et court. » Dans Notre usine est un roman, Pierre, qui avait précisé que sans le « syndicat pour lutter, [il] n’aurai[t] pas pu supporter le turbin », défend le caractère fondamental du cadre collectif : « Je me suis découvert hyper-violent. (…) Pourtant, la violence du patronat, j’en avais bouffé pendant trente ans. (…) Collectivement, on avait encore de l’espoir. C’est pour ça aussi qu’on n’est pas tombé dans des choses plus violentes. » Mais quand le sentiment d’injustice étouffe, quand on a la certitude de ne plus rien avoir à perdre, des solutions radicales peuvent être choisies collectivement : retour en boomerang paroxystique de la violence subie enseigné par les romans de Mordillat. Diagnostic ancien, effectué dans le Bateau-usine japonais de 1929 : « Plus ces salauds dépassent les bornes, plus ça joue en notre faveur. Pour l’instant, ça reste à l’intérieur, mais la colère, le sentiment d’injustice s’accumulent à l’intérieur de chacun d’entre nous. Et ça, c’est une vraie poudrière. » De Laborde à Levaray en passant par Rossignol, ces ouvrages montrent que, égarés dans une guerre qui ne veut pas dire son nom, la seule façon d’y prendre part est d’utiliser les outils divers d’une résistance active. Les romans de Mordillat seraient alors l’annonce de lendemains ardus pour les tenants du capitalisme.
Quelle que soit la forme que prendra la lutte, elle laissera des traces. Une conscience idéologique s’y forme, ou plutôt s’y reforme. On se souvient des réflexions centenaires. Celles notamment de ces « chansons révolutionnaires qui nous rappellent qu’un autre monde a existé, un monde de courage et de revendications » – évoque Nous étions des êtres vivants de Nathalie Kuperman, pourtant narration du caractère dérisoire de la lutte. Celles que la pensée unique avait proclamées à jamais renvoyées au magasin des accessoires d’un terrible siècle éteint, gommant ainsi les combats divers qui l’accompagnèrent. Des expressions réapparaissent : celle de la « lutte des classes », laquelle « ne connaît pas de trêve » selon Levaray. Il pourrait souscrire à l’affirmation de Rudi : « Ce n’est pas parce que les usines ferment les unes après les autres, qu’on n’appelle plus “ouvriers” ceux qui travaillent ni “patrons” ceux qui nous exploitent, que la lutte des classes a disparu. (…) Elle a pris – elle prend – d’autres formes. »
« “Opérateur”, c’est quoi ?
Un ouvrier qui ne sent pas la sueur ? »
Des mots nécessitent d’être employés à nouveau, ainsi que le proclame Pierre : « Il n’y a pas de travail dans le mot “site” (…). Dans une usine, tu as des ouvriers. (…) “Site”, c’est un mot de patron. » Stratégie que la perversion du vocabulaire par les puissants. Pierre relate la venue d’un intérimaire, se présentant comme opérateur : « “Opérateur, c’est quoi ? Un ouvrier qui ne sent pas la sueur ?” (…). Quand les opérateurs auront remplacé les ouvriers, la classe ouvrière aura disparu et la lutte des classes avec. » Appeler les choses par leur véritable nom pour empêcher que l’aliénation s’efface, que la souffrance soit tue. Pour que la classe ouvrière, que l’on veut détruire par le simple fait de ne la plus nommer, montre qu’elle existe. Ne pas oublier ces ouvriers de la Régie Renault, car l’oubli est une victoire de la direction : « Les forgerons toujours cachés. Descriptions anonymes consignées dans les cartons d’archives de la Société d’histoire du Groupe Renault. » Quelle différence entre ceux d’hier, que Sonnet désigne comme des « hommes invisibles », et cette « classe fantôme » des Chroniques ouvrières de Levaray ? La motivation de ce dernier, « parler d’un monde qui existe encore », intervient telle une réponse aux Derniers jours de la classe ouvrière, titre qui claque comme un produit d’appel mais ne recouvre pas la réalité. Celle d’une classe occultée qu’il serait temps d’entendre à nouveau, sans quoi elle se manifestera d’elle-même. Et rien ni personne ne peut assurer comment : nouvelle donne de notre époque.
Au milieu de cette souffrance, de cette « flamme de la colère » (Kerangal) et de ces accents de révolte, un mot intervient, entendu plus haut, celui d’« espoir ». Retraçant une grève dans les mines, Filippetti indique : « L’espoir les emportait et les réunissait, tous (…). Le bonheur de savoir qu’ils n’étaient pas seuls ». La notion de joie est également relevée chez Levaray : « Le fait d’être ensemble, (…) c’était une sorte de gaieté (...). Celle des jours de lutte, celle des jours où on emmerde le taulier, celle des jours où on a l’impression de se réapproprier sa vie. » Etre des vivants et non les morts qu’ils nous font devenir : premier effet de la lutte. Filippetti ajoute : « La vraie liberté, celle de choisir sa vie. Celle de changer sa vie, demain, un jour. » Tourne-t-elle autour du « changer la vie » proclamé en 1981 ? Il est en tout cas remarquable que le terme « espoir » apparaisse chez Rossignol à la relation de cette époque-là : « Cet ample souffle partagé est celui d’une histoire commune et d’une appartenance commune, celle de la classe ouvrière. (…) Il est un souffle d’espoir. » Quand on sait ce qu’il en advint, on peut y lire une des raisons du désespoir de ces ouvrages. Mais le combat atteste d’un possible. Celui de se réapproprier le « changer la vie » dans ces motifs originels, ceux de Rimbaud, de Marx et des Surréalistes. De lui redonner sa connotation révolutionnaire. Ici se trouve la liberté, là où Laborde s’y attend le moins : « Le ciel vient de nous tomber sur la tête mais je sens naître dans l’usine un souffle de résistance et de liberté. Etrange paradoxe. » Là où Levaray sait qu’elle s’exprimera nécessairement : « Mais c’est dans ces moments-là, lorsque l’étincelle brille dans les yeux des ouvriers en grève, lorsqu’ils se réapproprient leur vie, que j’ai encore un peu d’espoir en des jours meilleurs. » Ces ouvriers que chante Balbino Medellín, qui « voient encore au coin des rues / Des barricades / Et du temps pour rêver (24) ».
« Socialement, je suis déjà mort (…). Reste la dignité », explique Gary dans Notre part des ténèbres. La recherche de la dignité, dernier rempart contre le désespoir, découvre à terme l’horizon de la résistance. Et avec celle-ci ressurgissent des « réflexes de solidarité » (Levaray) qui ne demandent qu’à essaimer. Souffrance et désespoir, clament ces ouvrages. Espoir et liberté dans les mouvements de révolte, dessinent-ils. Rudi : « Quand je vois comment les pauvres deviennent de plus en plus pauvres et les riches de plus en plus riches, je crois à la nécessité, à l’urgence d’une révolution. » La résurrection du monde de l’usine et du prolétariat dans l’édition française est un signe que le monopole d’une certaine parole est en train de s’effriter. « J’aurai fait entendre ma voix » : mots de Carvin clôturant le dernier ouvrage de Mordillat. « Lutter, ça aide à vivre », déclare Pierre. Serait-ce bientôt l’unique solution pour ne plus mourir de terribles conditions de travail et de la terreur du lendemain ? Alors, comme on a pu le rêver un certain mois de 1936, tout sera possible (25). Mais il se pourrait bien cette fois-ci que la révolte, scandée par des chants ancestraux revisités, soit difficile à éteindre.
Anne Mathieu est maîtresse de conférences en littérature française et journalisme du XXe siècle à l’Université de Nancy-2, directrice de la revue Aden. Paul Nizan et les années 30, Nantes/Bruxelles.