Pour une fois, ce sera court.
Il y a un an, confrontés à la première secousse – grecque – sur les dettes souveraines de la zone euro, les gouvernements européens, après des mois d’atermoiements dont le seul effet aura été de bien faire mûrir la crise et d’amener les taux grecs à des niveaux de perte de solvabilité, ont échafaudé dans l’urgence un plan de secours dont le principal dispositif consiste en une nouvelle institution, l’EFSF (European Financial Stability Facility), sorte de pool de bailleurs, constitué des gouvernements européens eux-mêmes, mobilisés pour prêter à un Etat grec devenu incapable de se financer sur les marchés à des conditions qui ne soient pas exorbitantes (et puis plus tard, comme on sait, à l’Irlande, au Portugal…).
La légalité douteuse de l’EFSF…
D’une certaine manière, on comprend que les Etats-membres aient atermoyé… Car les réticences foncières de certains, comme l’Allemagne, à se trouver mobilisés au secours d’autrui, ont été explicitement écrites dans le Traité – comme d’ailleurs bon nombre des préférences allemandes en matière économique, converties en règles générales de la construction européenne. En tout cas le fait est là : un article spécial du Traité de Lisbonne prohibe formellement que l’Union ou l’un quelconque de ses pays-membres viennent répondre des engagements financiers d’un autre Etat-membre – c’est l’article 125, dit de no bail out.
Comme souvent dans une construction juridique d’ensemble, il faut chercher l’article contrepoint, celui qui ouvre à des dérogations. En l’occurrence il s’agit de l’article 122, plus précisément dans son deuxième alinéa :
122-2 : « Lorsqu’un Etat membre connaît des difficultés ou une menace sérieuse de graves difficultés, en raison de catastrophes naturelles ou d’événements exceptionnels échappant à son contrôle, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut accorder, sous certaines conditions, une assistance financière de l’Union à l’Etat membre concerné… »
On voit bien la « philosophie » de la chose : faire « Union » sur une base excluant radicalement toute possibilité d’assistance mutuelle entre les Etats membres sonne comme une contradiction dans les termes… Rustine cosmétique, à l’usage explicite de circonstances exceptionnelles, l’article 122 invoque dans son premier alinéa l’« esprit de solidarité » avec à l’idée d’en réserver l’exercice à des événements aussi improbables que possible pour mieux laisser ses dispositions à l’état de vœu pieux ou de généreuse déclaration sans suite : soudaines rupture d’« approvisionnement en certains produits, notamment dans le domaine de l’énergie » (122-1) ou « catastrophes naturelles » (122-2) et autres événements ayant « échapp[é] [au] contrôle » du malheureux Etat frappé. « Ayant échappé au contrôle… » : voilà la clause décisive. Oui, si un pays européen est dévasté par une terrible catastrophe, ou par quelque calamité sur laquelle il ne pouvait avoir prise et dont il ne peut être tenu responsable, les conditions de la morale libérale sont satisfaites, et les autres envisageront éventuellement de lui apporter un peu d’aide.
C’est de l’article 122-2 que se prévaut pourtant explicitement l’accord cadre instituant l’EFSF (1). Mais alors de deux choses l’une :
Ou bien l’aide financière apportée par l’EFSF à la Grèce, l’Irlande et le Portugal se justifie par un état de catastrophe naturelle ou par des événements exceptionnels ayant échappé à leur contrôle, mais alors on ne comprend pas que l’« esprit de solidarité » puisse se caparaçonner de la conditionnalité chère au FMI – vous serez aidé mais vous sentirez votre douleur… Lorsqu’un pays est frappé par une catastrophe, on l’aide et puis c’est tout. On ne saigne pas la population en contrepartie de l’« aide ».
Ou bien les événements qui ont déclenché la procédure d’aide étaient quand même un peu « sous le contrôle » des récipiendaires ; et il semble que ce soit le cas : n’a-t-on pas dit et répété que la Grèce avait péché par maquillage de ses statistiques budgétaires – jusqu’à plus ample informé la comptabilité publique est « sous le contrôle » de l’Etat… – ; n’a-t-on pas également expliqué que le désastre irlandais était l’effet d’une tragique carence de régulation bancaire, là encore normalement de plein droit dans le champ des politiques publiques ? Pour tous ces pays, la terrible conditionnalité attachée au soutien de l’EFSF n’est-elle pas systématiquement présentée comme le prix de leurs erreurs et de leurs errements, c’est-à-dire de leur défaut à contrôler adéquatement des choses qui étaient donc… sous leur contrôle ? Si tel est le cas, alors l’article 122-2 ne saurait être invoqué. Et l’EFSF, sans protection, tombant sous le coup de l’article 125, est illégal…
… et les leçons à en tirer.
On lira cet argument sous la modalité d’une interrogation et on laissera à des juristes plus compétents le soin d’en décider vraiment. Mais pour le moins, il y a une question. Et l’on ne peut en tout cas pas exclure que l’EFSF s’avère d’une légalité douteuse au regard du droit même des traités. A part si un plaisantin, ou bien une association de contribuables allemands en colère, avait à l’idée de porter l’affaire en Cour de justice des communautés européennes – auquel cas il s’en suivrait en effet un sérieux foutoir – l’affaire est moins grave qu’elle n’est porteuse d’intéressantes leçons.
On notera en premier lieu que, plus prudemment, l’ESM (European Stabilty Mechanism), destiné à pérenniser une structure d’aide financière européenne, puisque l’EFSF a été conçue comme transitoire (2013)… et que l’Union a fini par s’apercevoir qu’il resterait quelques petites ardoises à éponger après cette date, l’ESM donc a fait le choix plus rigoureux de s’instituer moyennant une révision formelle du Traité de Lisbonne et selon la procédure simplifiée de l’article 48. De son côté à lui, la chose juridique est donc d’équerre.
C’est du côté de l’EFSF que ça bricole sérieusement. Ce qui n’est pas complètement une mauvaise nouvelle puisqu’elle atteste la possibilité en principe… du bricolage ! Sans doute faut-il avoir une préférence pour les constructions juridiques un peu propres et ne pas trop jouer avec l’idéal de la cohérence formelle du droit. Mais – sous la réserve évidemment d’une confirmation experte – une aberration juridique comme celle de l’EFSF a au moins le mérite de rappeler la nature épiphénoménale du droit (ce qui n’est pas rien (2)) derrière lequel il n’y a en dernière analyse que cette force essentiellement politique qu’on nomme souveraineté. Ce que la souveraineté a fait, elle peut à tout instant le suspendre, et puis le défaire, pour mieux le refaire. Il est assurément préférable de faire, défaire et refaire dans les formes. Mais l’urgence n’en laisse pas toujours le loisir. Au cœur de la crise aigüe de 2001-2002, les Argentins ont défait d’un trait de plume une règle constitutionnelle de politique monétaire dont l’absurdité et la nocivité étaient tout d’un coup devenues patentes. Et d’une certaine manière, si l’ESM peut se payer le luxe de prendre le temps de la révision… c’est parce que une EFSF est déjà là pour faire son travail dans l’intervalle ! – mais, elle, sur des bases juridiques autrement vaporeuses.
Mais il y a surtout, dans cet épisode de l’EFSF, la démonstration en actes de la légèreté des arguments qui opposent à toute demande politique populaire la lettre irréfragable des Traités, celle-là même que les gouvernants savent suspendre quand ça les arrange. Puisque la chose est donc avérée possible, n’est-il pas temps de leur faire savoir qu’en matière de règles européennes, il y a une ou deux autres choses qu’il nous arrangerait urgemment de changer ?