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Le « Bigeard des banlieues » (1)

Le lien armée-nation, pour quoi faire ? C’est un élément traditionnel de la cohésion nationale, aujourd’hui mise à mal. Mais y a-t-il place pour un « esprit de défense » qui soit autre chose qu’un babillage patriotard, la création d’un climat propice à l’industrie de l’armement, ou la satisfaction des rêves contrariés des « fanamili », souvent plus enragés que les « vrais » militaires ? Depuis la fin de la conscription, le « lien » naturel n’existe plus : l’ennemi est invisible ; les menaces sont troubles ; les guerres n’en sont plus. Les armées, qui souffrent d’un manque de reconnaissance… et de budget, cherchent à se rendre utiles. Mais pour aller où ? Un premier exemple à travers le portrait de celui que certains journaux avaient surnommé « le Bigeard des banlieues » (1)...

par Philippe Leymarie, 27 mai 2011

Il était le « général des banlieues » : l’opération « un permis, un emploi », montée en 2005 par Emmanuel de Richoufftz, alors adjoint au gouverneur de Paris, visait à lancer une centaine de jeunes « irrécupérables » – sélectionnés dans une douzaine de cités de la région parisienne parmi les plus « difficiles » : Mantes, Chanteloup, Courneuve, Pierrefitte, Etampes – dans un « parcours citoyen », avec à la clé :

  le code, « pour apprendre à lire et parler » ;
  le permis de conduire, « pour avoir la certitude d’entrer vraiment dans la vie »  ;
  une prépa de style militaire, « pour apprendre à se lever et à obéir »  ;
  et au bout, une promesse d’emploi – le projet étant monté grâce à un réseau de réservistes et d’entreprises partenaires.

Comme en opex

L’opération, qui avait selon le général un taux de réussite double de celui de l’ANPE, concernait une centaine de jeunes gens et de jeunes filles, mais devait être étendue à un millier, avec l’aide de la Ville de Paris et de la Région. La ministre de la défense d’alors, Mme Michèle Alliot-Marie, comptait reprendre l’idée à son compte, mais à plus grande échelle – 5 000 jeunes – et sans le bouillonnant « général des banlieues », qui en 2005 – l’année des émeutes – se faisait fort de débarquer dans les cités, seul, avec son harnachement militaire.

« A la défense, se souvient-il, on ne pouvait se contenter d’être des spécialistes des armes, se tenir à l’écart des grands enjeux sociétaux : l’intégration, l’insertion, la citoyenneté. Il me semblait qu’on pouvait encore donner du sens, qu’on était capables d’insuffler un esprit… Une mission, oui… Une capacité à fédérer, coordonner : le genre de choses qu’on sait très bien faire sur le terrain, en opérations extérieures, dans un mélange d’acteurs, de cultures, de moyens : pourquoi ne pas le faire chez nous aussi ? »

Chargé de mission

L’uniforme mis à part, on retrouve aujourd’hui Emmanuel de Richoufftz habité par la même passion. Et, finalement, par le même projet. Seule différence : il pantoufle ! L’hébergeur n’est plus le gouvernorat militaire de Paris, mais le siège de GDF-SUEZ, qui a recruté l’officier général en retraite, nommé chargé de mission auprès du président de la société, et travaillant en cheville directe avec son secrétaire général (2).

« Le temps m’a donné raison », estime avec le recul Emmanuel de Richoufftz, qui considère qu’il fait du lien armée-nation comme M. Jourdain de la prose – sauf que, selon lui, l’expression ne veut rien dire (ou alors que l’armée ne serait pas la nation, ce à quoi il a l’air de se refuser !).

« Je suis reconnu comme un acteur de l’insertion, dit-il. Je suis sur la même dynamique, cinq ans après, avec un réseau important de pouvoirs publics (dont la défense), de sociétés privées, d’associations et d’ONG… A mon niveau, modestement, mais en essayant d’apporter le ciment, la vision », à la tête d’une « coalition » d’intervenants qu’il classe entre « sachants » et « entreprenants ».

Toujours avec ses promotions de cent jeunes, pour qui c’est l’opération de la dernière chance, en Seine-Saint-Denis (2009), dans le Val de Marne (2010), cette année dans le Val d’Oise – et à partir de l’an prochain en province, avec des promotions de cinquante, à Marseille, Lille, Metz. « On est avec des “Bac -5”… un public qui a déserté l’école, des jeunes en déshérence. On tâche de les sortir de la spirale de l’échec : on leur explique qu’ils vont être un exemple, des ambassadeurs dans leurs quartiers… Que quand on veut, on peut… »

La sélection, en fonction des profils de postes proposés par la trentaine d’entreprises-partenaires, court sur l’automne : information, notamment au travers des missions locales d’insertion, pré-sélection, visite médicale et tests psycho-techniques, aptitude au permis, au sport, à la collectivité, à l’entreprise … De 400 candidats, on passe à 100 retenus.

« Coups de foudre »

Concrètement, le « parcours de mobilisation » (on ne se refait pas !) s’étale sur six mois, à partir de février, avec :

  dans un premier temps, un objectif « savoir-être », pour « acquérir les fondamentaux d’accès à l’entreprise… et à la vie » : « Rigueur, comportement, ponctualité, esprit d’équipe et respect des autres, goût pour l’effort dans la durée, honnêteté, confiance, hygiène de vie… »
  l’accent mis sur le sport (« utile levier, soupape bien connue… ») ;
  un stage de découverte de l’entreprise visée, et un autre de confirmation de l’emploi un peu plus tard (et, parmi les moments forts, un « forum » qui met face à face les employeurs et les jeunes, générateur d’intéressants « coups de foudre » professionnels) ;
  une préparation au permis de conduire, menant au moins au passage du code ;
  et au final, l’entrée en entreprise avec contrat de professionnalisation à la clé.

Résultats en 2010 : sur 98 jeunes au départ en février, 85 en fin de parcours en août, 63 avec le code, 20 ayant obtenu le permis complet et une vingtaine à venir, une soixantaine en phase d’emploi – les 25 en échec étant remis dans le circuit des missions locales. Mais ils ont, le plus souvent, tiré profit tout de même de ce parcours…

Auto-école sociale

« Ce n’est pas un stage de plus, commente de Richoufftz : pas question de désespérer Billancourt ! Juste une « auto-école sociale ». On y va en fonction des besoins et demandes formulées : les entreprises suivent les parcours des jeunes qui leur seront destinés. » Il a le soutien :
  de « financeurs » : la Fondation Agir contre l’Exclusion (FACE) – qui regroupe des milliers de PME locales –, la Région Ile-de-France et les conseils généraux, le haut-commissaire à la jeunesse, etc ;
  de prestataires, notamment Solidarité et Jalons pour le Travail (SJT), une association de formation et d’insertion, qui gère le parcours (avec le savoir-faire, « à la fois patient, directif, ferme, souple … ») ;*
  de partenaires, comme les armées et notamment la Marine nationale – qui assure le volet militaire du parcours (car il y en a un : pour le général de Richoufftz, « on est français dans le sport, dans l’entreprise : et pourquoi pas dans l’armée ? »), ou pour le volet sportif, la Fédération française de Handball : « Quand on est bien dans son corps, on est bien dans sa tête », tranche le général.

Tout cela exigeant bien sûr un gros travail de sensibilisation et de préparation en amont. Et n’étant certes qu’une goutte d’eau, reconnaît Emmanuel de Richoufftz, qui se satisfait d’avoir au moins un effet d’entraînement : « On est le seul groupe à faire ça dans les banlieues, à fédérer, coordonner, impliquer les gens, à mêler le public et le privé, à être partenaire de la défense. »

« Au cœur du lien »

Mais quel intérêt pour GDF-Suez ? « C’est une entreprise de proximité : l’eau, l’énergie, l’environnement… près du public, donc de la main-d’œuvre, un souci de recrutement au plus près des gens, des quartiers : une partie des jeunes ont rejoint des filiales du groupe… »

L’opération « permis, sport, emploi » n’est d’ailleurs qu’un volet de toutes les actions que mène le « général des banlieues » en matière de « lien armée-nation ». Il développe, pour son groupe :

  une politique des réserves, avec une convention passée avec la défense, et un volet juridique (notamment pour les séjours en opérations extérieures) ;
  un partenariat pour la reconversion des militaires dans le civil (avec sensibilisation des DRH du groupe) ;
  un « comité défense » créé en 2008, qu’il anime, sous la présidence du secrétaire général, « où s’exprime la vision d’un grand groupe industriel » : l’intelligence économique (avec des conférences de sensibilisation de responsables de la DGSE, de la DRM, etc) ; l’emploi des réservistes ; la sécurité des personnels à l’étranger, etc.
  un portail « Horizon défense », sur le site Internet du groupe ;
  une participation au plan national pour l’« égalité des chances », à la Fondation Saint-Cyr, à l’IHEDN.

On est « au cœur du lien », se réjouit Emmanuel de Richoufftz, plus général que jamais.

Philippe Leymarie

(1Texte destiné originellement à la revue « Défense », éditée par l’Union des associations d’anciens de l’Institut des Hautes Etudes de Défense nationale (IHEDN) – dont le comité de rédaction vient de démissionner.

(2Qui se trouve être un petit-fils du général de Gaulle : ce monde est petit...

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