En 2008, 13 % de la production d’électricité française était d’origine renouvelable. En Allemagne, ce chiffre atteint les 16 %. En Suisse, il est quatre fois supérieur (1). Le pays n’a aucune centrale au charbon ou au gaz. Sa seule autre source est… l’électricité nucléaire ! En économisant l’énergie et en développant les sources propres, la Suisse pourrait de devenir sans peine, le premier pays d’Europe à avoir une production d’électricité 100 % renouvelable.
Le 30 septembre 2008, suite à une consultation locale, la ville de Zurich s’est engagée dans un programme pour qu’à terme, la production d’électricité soit 100 % renouvelable. Elle a même inscrit cette nécessité dans sa constitution.
Depuis janvier 2009, le canton de Bâle-Ville ne consomme que de l’électricité verte. La régie locale d’énergie, Industrielle Werke Basel (services industriels de Bâle) tire ses watts à 80 % de divers barrages suisses, à 10 % de production locale et achète le reste sur le marché européen de l’électricité renouvelable et certifiée. D’autres initiatives locales vont dans le même sens, et pourtant, l’idée d’un pays 100 % pourvu en énergie propre ne fait pas recette.
C’est d’autant plus étonnant que l’industrie suisse est très active dans le domaine des énergies alternatives. Le secteur photovoltaïque exporte bon an mal an pour un milliard d’euros (2) et d’importantes entreprises comme ABB ou Oerlikon profitent pleinement de la croissance mondiale des énergies propres. La Confédération helvétique est ainsi à la pointe dans le domaine du travail du silicium, matériau de base pour la fabrication des panneaux photovoltaïques, ou des techniques de transport, de transformation et de gestion de l’électricité, notamment issue des parcs éoliens off-shore.
Dans de multiples domaines énergétiques, ce pays de 7,5 millions d’habitants pour 41 300 km2 mène des politiques souvent exemplaires. Dans le secteur du bâtiment, la Suisse a mis en place, au milieu des années 1990, des standards d’économie d’énergie nommés Minergie qui ont marqué le secteur de la construction neuve, comme celui de la rénovation, bien au delà de ses frontières d’origine. Dans le domaine des transports, le citoyen suisse est le premier consommateur mondial de kilomètres ferroviaires (3). Quant aux déchets, le pays est l’un des plus motivés en matière de tri sélectif (4).
De son côté, l’Ecole Polytechnique de Zürich a développé le concept de la société des 2 000 watts, un concept mondial de sobriété énergétique qui a eu un large écho. Il vise à stabiliser la consommation énergétique mondiale à son niveau actuel, mais en la répartissant mieux entre Nord et Sud (5). Malgré tous ces élans, la Suisse se voyait – jusqu’aux tragiques évènements de Fukushima – comme un pays absolument dépendant de l’électricité nucléaire.
Dans les années 1960, l’idée d’une utilisation pacifique de l’atome s’ancre dans la Confédération. Le pays tente même de développer son propre réacteur, sur le site de Lucens, mais sans succès. « Dans les années 1970, les compagnies propriétaires de centrales hydrauliques avaient largement amorti leurs équipements et cherchaient à placer leurs fonds dans d’autres secteurs, explique Martin Vosseler, médecin et fondateur de l’association de promotion des énergies renouvelables Sun 21. Ces entreprises centralisatrices sont favorables aux grosses unités de production et font le choix d’une industrie exigeante en capitaux, en l’occurrence le nucléaire ». Progressivement, cette industrie s’implante dans les réseaux politiques et bloque le développement des énergies renouvelables.
La première centrale nucléaire helvétique entre en service à Beznau en 1969 pour une première tranche (365 MW), la seconde d’une puissance équivalente est inaugurée deux ans plus tard. En 1972, la centrale de Mühleberg (373 MW) est raccordée au réseau. En 1975, alors que les centrales de Gösgen et de Leibstadt sont à l’étude ou en chantier, le terrain sur lequel doit être construit la future centrale de Kaiseraugst (à 15 km à l’est de Bâle, dans le canton de Bâle Campagne) est occupé par la population. Cette mobilisation étonne. Après plus de deux mois d’occupation, le projet est mis en sommeil, puis définitivement abandonné.
Le journaliste suisse Hans Peter Guggenbühl précise : « Avec Kaiseraugst, le peuple s’est mis de façon non violente en travers des politiques et a souligné de graves manques démocratiques. » Notamment le fait qu’à l’époque, les questions énergétiques en général et les projets nucléaires en particulier étaient exclus des principes de la démocratie directe. Le peuple ne peut se prononcer pour ou contre tel projet de centrale ou telle option énergétique. Les chantiers de Gösgen (1 020 MW) et de Leibstadt (1 220 MW) seront menés à bien, mais les projets de Rüti dans l’est du pays ou de Verbois à quelques kilomètres de Genève, ne verront jamais le jour.
Marqué par Kaiseraugst, le canton de Bâle-Ville inscrit en 1978 dans sa constitution le refus de l’énergie nucléaire. Le canton voisin de Bâle-Campagne fera de même, ainsi que le canton de Genève, sonné par le projet de Verbois qui prévoyait une centrale atomique aux portes de la ville (6). La société civile tente par diverses votations d’enterrer définitivement la question nucléaire. En 1984, l’initiative populaire « Pour un avenir sans nouvelles centrales atomiques » échoue, de même que six ans plus tard « Pour un abandon progressif de l’énergie atomique ». À l’inverse, la même année, le vote en faveur d’un moratoire de dix ans sur la construction de nouvelles centrales est adopté. En 2003, les deux votes pour une sortie du nucléaire et un nouveau moratoire échouent devant les électeurs (7).
L’ancien député fédéral Rudolf Rechsteiner estime que ces échecs étaient prévisibles : « Les cantons ont des parts dans des centrales ou en sont propriétaires, ils ont donc fait une campagne pro atome. De plus, nombre de parlementaires nationaux ou cantonaux siègent dans les conseils d’administration des fournisseurs électriques. C’est ainsi que s’est mis en place un front uni de la politique et de la finance en faveur du nucléaire. » Martin Vosseler ajoute : « Les diverses commissions parlementaires ont toutes réussi à bloquer des avancées possibles dans le domaine des renouvelables. Les fédérations économiques, chambres professionnelles et autres think-tank qui se nomment Economie Suisse ou Suisse Avenir constituent les plus gros freins aux changements, notamment énergétiques ».
Plus de 20 ans après l’abandon définitif du projet de Kaiseraugst, aucune nouvelle centrale nucléaire n’a été construite. Pourtant, les camps énergétiques restent tranchés. Pour Eric Nussbaumer, Conseiller fédéral du canton de Bâle campagne : « La majorité des décideurs et des politiques ne comprend pas le principe et le potentiel des productions décentralisées, qui sont pourtant en adéquation parfaite avec le fort régionalisme suisse ». Ce blocage se retrouve par exemple dans la politique d’investissement de la régie Axpo, l’une des plus importantes du pays. Signataire d’engagements avec EDF, Axpo importe de l’électricité nucléaire de centrales françaises. En Suisse, elle s’occupe de barrages, développe la microhydraulique ou la biomasse, et sait assez bien communiquer sur ces microprojets… Mais n’investit pas dans l’éolien, une source propre qui fournit des puissances électriques importantes. « Axpo agite la peur de la grande panne électrique, analyse Rudolf Rechsteiner. Si elle investissait localement dans l’éolien, elle ne pourrait plus prétendre que la Suisse a absolument besoin du nucléaire ». De son côté, l’Etat fédéral intervient peu dans le cours des choses et laisse l’initiative aux cantons, communes et aux quelques 870 régies locales suisses (8) qui pratiquent des prix de l’électricité bas qui n’incitent pas aux économies d’énergie.
Depuis la catastrophe nucléaire de Fukushima, les lignes politiques bougent. Du fait d’un référendum prévu de longue date sur l’avenir nucléaire du pays qui devait avoir lieu en 2013 ou 2014 (et qui, après la décision du gouvernement fédéral d’arrêter le programme nucléaire, ne sera sans doute plus nécessaire), une majorité politique semble se dessiner pour charger la donne énergétique de la Confédération (9).
La ministre de l’énergie, Mme Doris Leuthard, a décrété le 14 mars un moratoire sur la construction des trois nouvelles centrales nucléaires en projet. Des responsables politiques de droite, traditionnellement pro atome (comme le Parti libéral-radical (PLR) qui représente dans les 15 % de l’électorat) remettent en cause la politique nucléaire de la Suisse ajoutant leur voix à celle du parti socialiste et des partis verts. Désormais, une question peut se poser : grâce à un mélange de civisme et d’engagement, ce pays ne pourrait-il devenir le premier à appliquer les principes d’une politique négawatt (10), une politique énergétique vertueuse basée sur la sobriété, l’efficacité et les énergies renouvelables ?
La sobriété consiste à réfléchir à certains comportements pour les rendre moins énergivores. Ai-je vraiment besoin d’un volumineux réfrigérateur à l’américaine qui produit des glaçons à la demande ? Je pourrai abandonner les surgelés et revenir aux conserves, ne pas considérer mon frigo comme un placard de rangement et donc me contenter d’un modèle plus petit ? L’efficacité a recours à des technologies économes qui rendent les réfrigérateurs très faiblement consommateurs de watts. En développant sur une large échelle ces deux aspects, un pays réduit ses besoins électriques respectivement de 15 et 30 % (11). Le reste de la demande peut alors être couvert par les énergies renouvelables.
De nouvelles productions d’électricité propre sont possibles en Suisse. 34 % des besoins électriques actuels pourraient être couverts avec des panneaux photovoltaïques installés sur les toits et les façades des immeubles. L’éolien, même si la Confédération a, du fait de son relief, un potentiel faible, peut représenter 6,8 % des besoins électriques du pays (12). Ces technologies intermittentes se marient très bien avec l’hydroélectricité, une source souple, stockable et largement disponible dans le pays. Si la construction de nouveaux grands barrages semblent difficiles à envisager, à l’inverse, la rénovation d’anciennes installations permet d’obtenir des gains importants. Le barrage germano-suisse de Rheinfelden, bâti sur le Rhin en 1895 et situé à 25 km à l’est de Bâle, est en réfection. En 2011, sa production annuelle de courant passera de 190 millions de KWh à 600, soit un triplement de la production, essentiellement grâce à de nouvelles turbines et à un réaménagement du fleuve (13). Quant à la microhydraulique, elle est peu développée et pourrait fournir 1 % des besoins électriques du pays (14). Nombre de villes suisses ont connu leur essor du fait de ce potentiel et l’ont abandonné dans les années d’après-guerre. Il s’agirait de le réactiver.
Ces productions donneraient quelques 40 % de watts supplémentaires, qui, ajoutés aux économies d’énergie, dépassent largement l’équivalent actuel de la production nucléaire. Le journaliste Hanspeter Guggenbühl ajoute avec ironie : « En Suisse, les sèche-linge électriques consomment aujourd’hui vingt fois plus de courant que toutes productions photovoltaïques cumulées du pays. Si l’Etat fédéral veut avec peu de moyens aider le secteur solaire, il ne doit pas subventionner les centrales photovoltaïques, mais faire la promotion des fils à linge ».
Le pompage turbinage
Nombre de fournisseurs suisses d’électricité revendent (cher) le courant hydraulique (renouvelable) au moment des pointes de demande. L’eau coule d’un barrage à un autre, elle est stockée dans le second. La nuit, cette eau est remontée dans le premier barrage avec des pompes de forte puissance qui fonctionnent avec du courant nucléaire acheté bon marché sur le marché ouvert de l’énergie.
Site Internet à consulter
• Ministère de l’énergie suisse.