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La nation et son armée (2)

Faisant suite au « Bigeard des banlieues », j’avais interrogé – pour la même revue Défense, qui en a publié finalement une version un peu « arrangée » - deux anciens directeur de l’Institut des Hautes Etudes de la Défense nationale (IHEDN), l’organisme chargé en France de faire vivre – à l’échelon de la classe dirigeante – ce lien armée-nation, aujourd’hui plutôt « fatigué » : l’amiral François Dupont (1) et le général Xavier de Zuchowicz (2), qui se retrouvent aujourd’hui dans le civil, à la tête des branches « marine » et « terre » de Défense conseil international (DCI), un organisme semi-public de formation en coopération avec des armées étrangères. Des vues parfois décapantes…

par Philippe Leymarie, 3 juin 2011

Le lien armée-nation est-il vraiment vital, est-il réellement en péril ?

Xavier De Zuchowicz – Ce lien est naturel, il n’est pas menacé. Au contraire, il n’a jamais été si fort. Quand je suis arrivé dans les armées (quelques années après la fin de la guerre d’Algérie), j’ai découvert un milieu spécifique, replié sur lui-même, mais avec un lien organique avec la nation, matérialisé par le service national. Tous les jeunes Français étaient concernés, mais dans une relation tout de même forcée, relativement brève. Pas sûr qu’il s’agissait d’une vraie connivence : plutôt le genre de relation qu’entretient le contribuable avec son percepteur. Je me suis souvent interrogé sur la réalité de ce lien. En 1969-70, quand le ministre Michel Debré avait voulu réformer les sursis, les étudiants manifestaient : « L’armée, c’est con : ça pue, et ça pollue ! ».

La suspension du service national a contraint les armées et la nation à se rencontrer de manière différente, et plus constructive, sans le côté obligatoire. Les militaires, qui pouvaient jusque-là attendre tranquillement que les recrues du service national pointent dans leurs casernes, ont dû se repositionner, adopter une démarche d’ouverture, pour intéresser et attirer les jeunes. Les armées se sont plutôt bien sorties de cette remise en question, intervenue après la chute du mur de Berlin, la fin des menaces aux frontières (même si, du coup, il n’y a plus eu de frontières aux menaces !) : ce fut l’apparition dans nos rues des soldats du plan Vigipirate, qui a bien montré à quel point les armées faisaient partie de leur vie, de la sécurité de la nation ; et ce fut la multiplication des « opex », que les Français avaient l’air d’accepter, voire de soutenir. Même aujourd’hui, sur l’Afghanistan, la critique porte plus sur l’opportunité politique de l’engagement que sur le travail des militaires eux-mêmes …

François Dupont – J’ai l’impression que le vrai sujet, c’est l’existence d’un lien « nation-nation », qui lui est fragile, et même en péril : ou comment, au sein de la société française, on arrive à faire coexister des populations dont certaines ont du mal à se sentir vraiment intégrées, notamment pour des raisons socio-religieuses. Comme directeur de l’IHEDN, j’avais lancé une session « relais des jeunes », destinée aux banlieues – en 2005, l’année des émeutes. Si on se préoccupe seulement des blancs aux yeux bleus, on manque tout un pan de la société. Et il y en a d’autres, qui peuvent avoir de bonnes idées, que je n’ai pas forcément, moi qui vis sous la Tour Eiffel ! Cela dit, si le lien armée-nation est important, car il faut bien que l’armée soit comprise du pays qui la rétribue, et qu’elle contribue à intégrer une partie des couches qui ne se sentent pas naturellement, d’emblée, françaises à 100 % (avec, par exemple, la création d’une aumônerie musulmane), il ne faut pas pour autant que cela devienne une obsession, que l’armée se livre à une vérification permanente du soutien dont elle estime devoir bénéficier, ni qu’elle ait à revenir sans arrêt sur ce qu’elle fait, sur sa légitimité…

Est-ce que la dilution de ce lien armée-nation n’est pas accélérée par la confusion actuelle dans les buts de guerre, dans les missions… par le mélange des genres : entre gendarmerie et police, défense et sécurité, public et privé… Comme si l’ensemble des frontières devenaient mouvantes…

François Dupont – C’est vrai que certaines notions sont ambigües. Quand on parle de défense et sécurité, on ne sait pas toujours où se situe l’une ou l’autre. Quand on rencontre un jeune qui va se lancer dans la vie, on ne lui dit pas : « Tu vas te défendre », alors qu’il va lui falloir être un peu… agressif pour s’en sortir. La « défense » se comprenait face à l’URSS, à la frontière de l’Est, ou vis-à-vis des Allemands. Aujourd’hui, avec le monde entier à leurs portes, les jeunes peuvent se demander ce qu’ils défendent : un « monde libre » ? Mais certainement pas en élevant un mur, en fermant une frontière. C’est vrai qu’on a à la fois besoin d’Etat, pour inciter, corriger, protéger, départager, etc., mais que le contexte de la mondialisation et de la crise économique conduit à moins d’Etat : ça complique l’affaire. Tout le monde ne comprend pas qu’on ait à guerroyer là-bas en Afghanistan pour défendre notre liberté ici : la communication n’est peut-être pas assez développée. Il faudrait mieux expliquer aussi le nucléaire…

Xavier de Zuchowicz – La première mission des armées est la sécurité des citoyens, en particulier chez eux, en France – et cela a toujours existé. Dans les années 1970, il y avait encore des régiments de défense opérationnelle du territoire (DOT), chargés de la protection des lieux sensibles, et la mission a été reprise par exemple par Vigipirate. Le problème du « Pour qui meurt-t-on ? » évoqué dans un livre par le général de Ricchouftz (3) ne se pose pas vraiment, même si avant c’était plus clair, et si aujourd’hui les militaires peuvent se demander s’ils meurent pour les droits de l’homme, l’Europe, l’OTAN, l’ONU… Il reste que dans nos armées, les soldats continuent de s’engager pour la France, que – même sous le casque bleu – ils se sentent des soldats français. La question qui se pose est plutôt celle de l’opportunité politique de certains engagements, et c’est une question posée au citoyen plus qu’au soldat.

Vu du côté militaire, quelle est la fonction de ce lien armée-nation ? Un problème de reconnaissance (de la nation), de budget ?

Xavier de Zuchowicz – Le lien est d’une importance vitale, et surtout depuis la fin de la conscription, car si les missions des armées ne sont pas reconnues, approuvées, elles n’auront ni le recrutement, ni les moyens, ni les finances pour continuer. Or, ça se passe bien, pour l’essentiel, même si les militaires sont parfois agacés de percevoir que, pour l’opinion – et même si c’est vrai, au fond –, la mort d’un des leurs fait partie des « risques du métier ».

Pour la nation, ce lien est beaucoup plus naturel que du temps du service national ou du bloc Est-Ouest, etc., car le citoyen comprend que la menace est permanente, qu’elle peut même se situer à l’intérieur du territoire, que les « opex » lointaines font partie d’une lutte contre un terrorisme qui peut frapper partout. De ce point de vue, le refus d’intervenir en Irak a eu une vertu pédagogique, en montrant bien à l’opinion que la France ne s’engageait pas dans un conflit dont les buts n’étaient pas clairs, et avait eu peu de rapports avec le terrorisme et la sécurité des Français. Après le 11 septembre, on a senti que le recrutement des auditeurs de l’IHEDN s’élargissait, avec des métiers de plus en plus divers, et progressait en qualité aussi – sans doute parce que les milieux dirigeants se sentaient plus concernés par ces questions de menaces et de défense au sens large.

François Dupont – La communauté militaire est aujourd’hui moins nombreuse, et plus homogène ; depuis les années 1990, elle est beaucoup en opérations extérieures ; elle est de plus en plus « inter-armées » ; et elle est surtout plus moderne socialement. Par exemple, la plupart des conjoints travaillent, ce qui induit des styles de vie différents dans les régiments, les bases, autour des bateaux, etc. Dès qu’il y a un gros souci, un échec, une disparition, le sentiment de communauté ou de culture commune revient vite. Mais il ne faut plus que l’armée se considère come une entité spécifique, qui ne fait pas partie du monde. Elle est dedans.

Certes, il faut une certaine visibilité des armées en tant que telles pour alimenter le recrutement et le budget militaires. Mais le sujet de la défense n’est pas la priorité numéro un, aujourd’hui : il y a l’éducation, la santé … La préoccupation des militaires est plutôt de rentabiliser au mieux chaque euro confié aux armées, en adoptant la meilleur productivité possible ; et en acceptant que les armées françaises soient un élément d’une coalition au niveau européen. Car, même un pays comme la France, ne peut plus se suffire à lui seul. Tout comme, dans l’Hexagone, les différentes armées sont de plus en plus obligées de se coordonner et d’additionner leurs moyens, faute d’avoir la taille critique.

La finalité classique du militaire, qui donne son sens ultime à son engagement – le sacrifice de sa vie pour la nation – existe-t-elle toujours ? Les militaires se sentent-ils incompris ? Y a-t-il un « mal-être », qu’un meilleur lien armée-nation pourrait soigner ? Le militaire est-il un civil comme un autre ?

François Dupont – Quand on fait le choix de ce métier, on fait aussi dans une certaine mesure celui du risque. Mais pensez à ces ruraux mobilisés dans les tranchées en 14-18 : ils n’avaient pas choisi, et pourtant, ils ont été héroïques ! Quant au mal-être, si on le ressent, on fait un autre métier. On perd trop de temps à se demander si on va bien, si on est bien compris : je vois tous les jours, dans une gestion de type privé, comment, si on veut obtenir un marché, il faut aller le décrocher… Je n’ai jamais compris comment on pouvait mesurer avec des chiffres le moral d’une unité, d’une armée, lui donner du « 5,3 » par exemple ! Est-ce qu’on mesure le moral de chaque entreprise ? Dans le privé, on est jugé… sur les résultats. Et les nuits des patrons ne sont pas toujours sereines. La vraie vie est violente. Dans les armées, finalement, on est assez protégé !

Xavier de Zuchowicz – Mal-être, non. Sauf bien sûr au niveau budgétaire, mais c’est une constante, et cela concerne l’ensemble de la fonction publique. Comme les militaires n’ont pas vocation à s’exprimer publiquement, ils ne s’en plaignent pas trop. De manière générale, par exemple sur une question comme la dissuasion nucléaire – une charge financière très lourde –, il y a sans doute un déficit de clarté doctrinale : on s’est interdit, jusqu’ici, de poser vraiment la question du nucléaire dans le nouvel environnement géopolitique. Mettre tout cela à plat aurait permis de mieux défendre la dissuasion – ou pas. Ça coûte cher et ça sert à quoi ? Les gens se posent la question, à l’heure du bouclier anti-missiles, de la prolifération, des guerres a-symétriques, etc.

Le militaire, civil comme un autre ? Il devrait, mais il y a des barrières des deux côtés : par exemple, il ne peut s’investir dans la vie sociale, locale : il ne peut pas être conseiller municipal, syndicaliste. En outre, il n’est pas un « fonctionnaire comme les autres » : l’essentiel du personnels des armées n’est pas employé à vie : les engagés sous contrat, les jeunes sous-officiers sont en CDD. Disons que les militaires sont des citoyens comme les autres, mais ayant – comme beaucoup d’autres – des responsabilités particulières. Je me suis toujours opposé à la « vocation militaire » : on n’y entre pas comme dans les ordres ! Ce n’est pas du hasard, c’est un vrai choix de profession, de vie ; mais quand c’est raisonné, assumé, on a moins tendance à s’enfermer…

Comment le problème se pose-t-il, vu du côté de la société, de la nation ? Quel besoin de défense a-t-elle ? La fin de la conscription n’a-t-elle pas mécaniquement engendré une prise de distance de la population vis-à-vis de l’armée ?

Xavier de Zuchowicz – La population a bien compris qu’il y a un continuum entre la défense (comme poste avancé à l’extérieur, par exemple) et la sécurité (plus proche d’elle, de son quotidien). L’image n’est pas si brouillée (même si l’intégration des militaires de la gendarmerie au sein du ministère de l’intérieur peut surprendre). Mais les relents de généraux putschistes, c’est vraiment de l’histoire ancienne, et tant mieux. Il paraît naturel aujourd’hui que l’armée soit aussi à l’aise à l’intérieur qu’à l’extérieur.

François Dupont – La prise de distance ne me paraît pas si sensible. On a confié une mission globale à l’armée professionnalisée : on la paie, elle a un métier, on lui a délégué une charge. Malheureusement, le contact s’est perdu plus ou moins entre les armées et la population, et aussi avec les élites. C’est aux armées aussi de faire les pas vers les industriels, les institutions. Voyez le cas du du nucléaire : on a pris la décision de confier à un noyau très professionnel, de haut niveau technique et politique, la sauvegarde ultime du pays. Mais on est loin du peuple. Pour la population, il y a une exigence de sécurité de tous les jours : elle le comprend bien avec la police ou la gendarmerie dans les banlieues ; mais c’est plus difficile à expliquer quand on lui dit que les opérations en Afghanistan ou dans le Sahel, c’est une manière d’assurer la sécurité à Sarcelles …

Quel rôle social ont encore les armées : l’ascenseur, la diversité, le rattrapage ?

François Dupont – Ascenseur, encore : oui. Diversité, oui : en tout cas au niveau de la troupe, et on en a vu quelques-uns le payer de leur vie, en Afghanistan ou ailleurs. Le lien au temps des banlieusards sans patrie : c’est le vrai sujet ! Les armées peuvent y aider, en particulier par cette façon qu’elles ont d’accepter les individus sans les catégoriser, de les former, de leur donner des responsabilités… Mais où sont les généraux beurs, où est l’amiral noir ? Ce serait ça, surtout, la manifestation d’un bon lien armée-nation…

Le filet de sécurité, deuxième chance, espoir, etc… : c’est bien, mais on ne peut pas prendre en charge trois ou quatre millions de jeunes dans l’armée, juste quelques milliers. Déjà, avant la suppression du service national, les armées ne pouvaient plus absorber les 600 000 garçons d’une classe d’âge ; et le système était devenu très inégalitaire. Diverses formes de service civique pourraient être bien reçues par la jeunesse, plus généreuse qu’on ne croit ; mais c’est un dispositif très lourd, et onéreux, avec un problème d’encadrement et de concurrence avec le marché du travail « normal » – ce qui est un vrai problème en période de rareté.

Xavier de Zuchowicz – Pour ceux qui y rentrent, l’armée reste une des seules organisations recrutant à tous niveaux, de toutes provenances, permettant (en théorie) une progression totale, du soldat à l’officier général. C’est toujours l’ascenseur social, l’armée continuant de recruter chaque année des milliers de jeunes à qualification faible, pour ensuite les lâcher avec au moins ce bagage professionnel d’un premier emploi. Evidemment, c’est moins significatif que l’ancien service national, qui permettait aux jeunes de découvrir la vie, aux ruraux de se frotter à la modernité, aux groupes sociaux de se mélanger un peu, etc. En fait, il aurait fallu le remplacer par une forme ou l’autre de service civique obligatoire, chaque jeune citoyen donnant quelques mois de sa vie pour une activité d’intérêt national, collectif, etc. : ça n’a pas été possible, on peut le regretter.

Quel modèle « d’esprit de défense » serait le bon, pour la France : le « peuple en armes » ? Le soutien patriotique ?

Xavier de Zuchowicz – Le bon profil serait que ce soit tellement naturel qu’on n’en parle même pas : citoyen, sans en être différent. Que ce ne soit pas un sujet…

François Dupont – Je n’aime pas le terme : plus qu’esprit de défense, ce serait « responsabilité républicaine ». Une prise de conscience, de la part de ceux que la vie a dotés de la chance qu’ils ont : ne plus avoir besoin d’être « en armes ». On l’a payé en Europe : deux très grandes guerres au 20ème siècle… On peut se permettre de ne plus être en armes. Mais on a – en responsabilité – un modèle à défendre, qui donne la liberté de vivre et de penser. Et cette responsabilité, c’est aussi une forme de résilience : être capable, dans une passe difficile, de s’adapter, pour être prêt à revenir, voire rebondir. Et l’armée, dans ces contextes de crise, est une composante de l’esprit de résistance, pas un rempart.

Si l’on admet qu’il vaut mieux renforcer le lien que le contraire, ça doit se faire où et comment, en priorité : l’école ?

Xavier de Zuchowicz – Oui, l’école, mais sans forcer : il faut que ce soit naturel, en montrant que la question de la défense est une réalité ou une exigence globale, qu’elle concerne tous les aspects, même économique, écologique, etc. Bref, désacraliser ce terme de « défense ». L’IHEDN, qui se décline pour des couches particulières (jeunes), à l’échelon des régions, à l’international est un bon outil pour cela, mais ne peut toucher des millions de Français. On pourrait créer des organes permanents du même type dans les régions…

François Dupont – J’essaierais une approche par le haut, en 3ème ou en seconde : le monde d’aujourd’hui… Complexe ! A un moment viennent les forces armées, le plus naturellement et logiquement possible. Mais il faut décoller d’une vision à court terme, à courte vue, qui viserait à faire entrer de toute force un « esprit de défense » dans les jeunes têtes…

(à suivre…)

Philippe Leymarie

(1L’amiral François Dupont est ingénieur en Génie atomique, il a commandé le sous-marin le Triomphant, a été chef de cabinet du chef d’Etat-major des armées, puis chef du cabinet militaire du ministre de la Défense, enfin inspecteur général des armées.

(2Le général de corps d’armée Xavier de Zuchowicz, issu de la branche blindée des troupes de marine, a été notamment commandant supérieur des forces armées en Nouvelle-Calédonie, commandant de l’état-major de force n°2 à Nantes, et gouverneur de Paris.

(3Emmanuel de Richoufftz, Pour qui meurt-t-on ?, Addim, 1998

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