Comment font les politologues et journalistes sondomaniaques partisans du président sortant face aux mauvais sondages pour leur candidat ? Les chiffres sont même catastrophiques. Vont-ils se laisser aller à la dépression ? Une ligne stratégique a été énoncée par Nicolas Sarkozy lui-même : « Les valeurs des Français ont évolué vers la droite : pas assez d’autorité, pas assez de sécurité, pas assez de fermeté (1). » Ellle a été aborée dans le think tank de l’UMP, Fondapol, et son directeur général en répète le refrain dans les médias, qui ne lui mesurent pas leur hospitalité. C’est entendu, dit Dominique Reynié, le président est très impopulaire. On ne mesure pas (façon de parler) à quel degré l’aveu doit en coûter à quelqu’un qui se sert si massivement des sondages les plus contestables. Il lui est seulement très difficile de dire le contraire et même de relativiser s’il veut être un minimum pris au sérieux. Tant qu’il n’y a pas une légère embellie dans les cotes de popularité, de confiance ou les intentions de vote à constater. Forcément, cela aura lieu à un moment ou à un autre : 1 % ou 2 % de plus à monter en épingle comme une prophétie autoréalisatrice (2). En attendant, il faut donc faire le dos rond. Sur ce point. Car à quoi servirait un politologue s’il ne faisait que commenter la réalité ? Il faut donc trouver un signe d’espoir : la droitisation.
La société française serait en train de se droitiser, c’est-à-dire d’adhérer de plus en plus aux thèses et valeurs de droite — sur la sécurité, l’immigration, le rôle de l’Etat, la dette, le marché etc. — et de soutenir les forces d’extrême droite, c’est-à-dire le Front national (FN). C’est d’abord une information de sondage, avec la mise en scène, par les soins du sondeur en ligne Harris Interactive, des niveaux d’intention de vote et le bruit médiatique autour du FN. Combien de magazines, de journaux, de radios et de télévisions se sont-ils rués avec gourmandise sur l’effet Marine Le Pen ? Les idéologues de droite retrouvent donc leurs repères.
La thèse de la droitisation est plus sérieuse quand elle se fonde sur des observations sociales telles que le vieillissement démographique de la société française. On sait que Nicolas Sarkozy doit largement aux électeurs du troisième âge d’avoir été élu en 2007. Et selon l’exacte corrélation entre le vote Sarkozy et le vieillissement, les sexagénaires ayant moins voté pour lui que les septuagénaires et ceux-ci moins que les octogénaires, ne semble pas démentie. Le constat procède moins des sondages sur les intentions de vote, forcément fictifs à un an de l’échéance, que d’observations sociologiques élémentaires. Par contre, le vieillissement a aussi des limites, avec un extrême de l’allongement de l’espérance de vie qui range la droitisation au rang des évolutions passées et non en cours.
De même, la droitisation d’une partie des classes moyennes qui les avait amenées à prêter l’oreille aux sirènes du libéralisme, de l’entreprise et de la mondialisation en 2007 est-elle toujours à l’œuvre après la crise financière de 2008 et ses développements en cours ? On peut en douter, simplement parce qu’il y a des limites. Il y a des raisons de penser que les espoirs déçus du « travailler plus », du dynamisme entrepreneurial, de l’augmentation du pouvoir d’achat ont mis un terme à cette séduction des valeurs et des partis de droite.
Il serait au moins prudent de ne pas transformer l’hypothèse de la droitisation en thèse. En l’état actuel des choses, il est même probable que, comme l’oiseau de Minerve se lève au crépuscule, la conscience est en retard, que cela ait été vrai mais que cela ne le soit plus. Certes, on peut prendre avec précaution un sondage qui affirme que 57 % des sondés souhaitent une victoire présidentielle de la gauche (Ifop-Paris-Match, 24 mai 2011). Mais lorsqu’on se signale plutôt par l’addiction aux sondages, il est pour le moins étonnant de l’ignorer. Les sondés seraient explicitement favorables à la gauche mais pencheraient vers la droite... Voilà pourtant ce que soutient le directeur de Fondapol à longueur de plateaux et de colonnes, dans « C dans l’air » (4 mai 2011), où il a son couvert et où il distingue le président de sa politique — « il n’est pas certain que dans l’opinion, il y ait une volonté majoritaire de changer ce que représente la politique menée aujourd’hui par Nicolas Sarkozy et son gouvernement » — ou dans Le Monde, qui nourrit ses analyse politiques auprès de l’annexe académique de Fondapol, le Cevipof : « Sarkozy est impopulaire mais la France est à droite » (Le Monde, 21 mai).
Un tel déni mériterait de figurer dans un bêtisier s’il ne s’agissait de tout autre chose. Précisément, d’imposer une vision fausse pour transformer le réel. Cet énoncé performatif a vocation à ne pas désespérer l’UMP, comme Billancourt en un autre temps — comment partir à la bataille en étant persuadé de l’avoir déjà perdue ? — et à insuffler de l’énergie ; car si une bataille n’est jamais gagnée ou perdue d’avance, il faut donner des raisons plus optimistes de se battre. Dans ce cas, il faut tordre le réel puisque c’est nécessaire. Quitte à s’éloigner des principes démocratiques en menaçant, comme le directeur de Fondapol : « On prend le risque d’avoir une élection ratée, avec une forte abstention, avec des résultats électoraux qui, comme en 2002, sont très surprenants et ensuite problématiques » (« C dans l’air », 4 mais 2011). Si les Français votent à gauche alors qu’ils sont à droite, on peut craindre le pire.
Le travail des sondeurs est ici moins descriptif que performatif. Si droitisation il y a, c’est bien celle des sondages, qui travaillent à déplacer le centre de gravité du débat politique vers la droite par la répétition de push polls (ces sondages, souvent truqués, conçus pour favoriser une cause) sur l’immigration ou la sécurité avec leurs questions truquées et leurs commentaires biaisés. L’opinion, cela se fabrique aussi. Remarque de fiction, il serait difficile de trouver des signes de gauchisation alors que les questions sur la protection sociale ou l’éducation ne sont pas posées, ou encore que des questions sont posées selon des termes qui impliquent les réponses, comme sur la fiscalité.
En revanche, les exemples de stratégies de droitisation abondent. Un récent « ballon d’essai » de Laurent Wauquiez en a été la parfaite illustration. Le ministre des affaires européennes lançait l’idée d’imposer aux bénéficiaires du Revenu de solidarité active — RSA, une désignation significative du soin à le différencier d’une mesure d’assistance qu’on abhorre à droite — un travail d’utilité publique en stimulant le ressentiment à l’égard d’un parasitisme des assistés. Préjugé bien ancré à droite et largement instrumentalisé dans plusieurs pays (3). Une ficelle de spin doctor bien dans la manière du conseiller d’extrême droite Patrick Buisson. Or, le RSA étant une création de la majorité, l’idée ne pouvait faire l’unanimité dans ses rangs. Le premier ministre dit son hostilité. Quant au président, il dit son désaccord, tout en manifestant sa compréhension. On n’en parla plus avant une prochaine fois. La stratégie du pompier pyromane est cependant censée laisser des traces dans l’opinion des petites gens visées, qui travaillent dur, ou l’ont fait, ont une petite retraite et ne bénéficient pas de prestations sociales ou qui l’oublient volontiers.
Entre-temps, un sondage en ligne effectué par OpinionWay, le sondeur favori de l’Elysée, pour Le Figaro, a révélé que des sondés étaient favorables à la mesure faussement proposée par Laurent Wauquiez qui n’en évoquait ni le coût ni la plausibilité et qu’il savait destinée à n’être qu’un leurre (Le Figaro, 12 mai 2011). A partir des résultats d’un tel sondage, on peut certainement parler de droitisation. Encore faudrait-il croire à ce qu’il dit. Trois questions d’un sondage en ligne, biaisées par l’effet d’acquiescement (4). La tentative d’intoxication est sans doute grossière. Est-elle inefficace ?
Il reste encore à convaincre les leaders d’opinion de la réalité de la droitisation. Car en l’occurrence, « dire, c’est faire », selon la célèbre formule d’Austin. On ne reprochera pas à un think tank de se livrer à ce travail de persuasion des journalistes en leur livrant des arguments partisans. On ne reprochera pas non plus aux commentateurs d’écouter ce qui leur fait plaisir, c’est-à-dire un parti pris politique. Or les journalistes et les médias favorables au président actuel abondent. Il faut aussi, pour emporter la conviction tant cela aide, que ces journalistes comprennent. Or, ils partagent avec les politologues et sondeurs une approche étroitement objectiviste des données statistiques. Pour les idéologues de droite, la « droitisation » est moins un constat qu’une opération de promotion, une croyance qu’il faut imposer. On peut déjà évaluer une certaine efficacité sur les passeurs à la lecture d’articles de presse. Ainsi peut-on souvent prendre la presse en flagrante situation de se faire le relais des positions du think tank de l’UMP. Si on l’en croit par exemple Gérard Courtois dans Le Monde, rien ne serait joué pour 2012. Générale, la proposition mérite seulement d’être rangée dans la catégorie des lapalissades. Elle vise donc plutôt à détromper les certitudes des uns et des autres, à partir d’une position neutre ou en surplomb qu’il est toujours loisible d’adopter à son profit. Encore ne suffit-il pas de revendiquer mais faut-il le faire à partir d’une source d’autorité objective. Certes, les inévitables sondages sont trop éloignés de l’échéance, commence notre commentateur, mais on ne peut « pourtant »... s’en passer, selon l’inévitable rhétorique de l’addiction inconsciente (Le Monde, 7 juin 2011).
Dans le registre faussement neutre du « ni - ni », il ressort que si rien n’est joué, l’incertitude est quand même favorable à ceux dont la position est la plus défavorable. Et l’inventaire des points favorables va même prendre au sérieux les effets déjà supposés positifs de la mise en scène de soi du président, qui n’utilise pas sa proche paternité dans sa communication (sic), qui a changé etc. : autant d’arguments qui sortent directement de la cellule de communication de l’Elysée, et qui sont très méprisants pour les citoyens. (Le mépris est d’ailleurs un présupposé nécessaire à la profession de communicant.) Et vient la droitisation, dont on apprend qu’elle sera au centre de la campagne. Il faut ne pas être trop sensible à l’incohérence pour soutenir que l’avenir est incertain mais que « cette question de la droitisation de la société française est posée et sera déterminante ».
La droitisation a bien la réalité d’une stratégie électorale. L’association de l’impopularité de Nicolas Sarkozy et de la droitisation supposée de la société française constitue déjà un argument pour voter Nicolas Sarkozy en 2012 : si le candidat est impopulaire mais inévitable (pour des raisons sur lesquelles ses partisans ne s’étendent pas), il faut néanmoins voter pour lui puisque c’est voter pour ses propres idées. Il n’y a qu’un problème : on n’a aucune preuve de la droitisation de la société française. Il existe des indices contradictoires sans doute, mais la rigueur scientifique voudrait qu’en l’occurrence, la posture adoptée soit celle du doute méthodique et de la réflexivité. Si on ne sait pas, pourquoi assure-t-on si péremptoirement ? Sans doute est-ce ce que les adeptes de la droitisation appellent immodestement « la guerre des idées ». La science n’y trouve jamais son compte.