Fraîchement nommé représentant des Etats-Unis à la Commission de la population des Nations unies, le général William H. Draper formula une requête, publiée en janvier 1970, en faveur d’une croissance démographique zéro à partir de l’an 2000. S’il se référait d’abord à son pays, le général Draper avait surtout en vue les pays en voie de développement dont les populations croissaient alors à un rythme record (doublement tous les 25 ans ou moins).
Dans le cas du Mexique, cette requête fut déclarée irrecevable par les démographes (1) : compte tenu de la pyramide des âges de la population du pays en 1960, de son évolution prévue sur la décennie, ainsi que des tendances anticipées pour la mortalité, la proposition impliquait une transformation irréaliste des taux de fécondité. La stabilisation des effectifs s’accompagnerait de déséquilibres dans la structure par âge, nuisibles au développement économique et social.
Au tournant des années 1990 et 2000, en France (où l’immigration extérieure a contribué à pallier certaines carences par le passé, mais où la dénatalité consécutive au baby-boom ayant suivi la Libération était loin d’être la plus sévère) et en Europe, dans un contexte de basse fécondité et de rétrécissement de la base des pyramides des âges, nombreux furent ceux qui envisagèrent le recours à l’immigration étrangère comme une solution de rechange. La crainte d’une pénurie généralisée de main-d’œuvre ou d’un vieillissement démographique et d’un déséquilibre trop accusé entre le nombre d’actifs et celui des retraités explique que l’on ait repensé à ce type d’approche, sans vraiment en saisir les enjeux et les effets réels à court, moyen et long terme.
Une étude de la division de la population des Nations unies (2) mit en évidence les limites, au strict plan comptable, du recours à l’immigration extérieure pour satisfaire certains objectifs démographiques : le maintien du volume de population européenne (Union européenne à quinze) en âge d’activité impliquait déjà une immigration nette totale de près de 80 millions de personnes de 1995 à 2050. Et si l’on voulait maintenir le rapport des 15-64 ans aux 65 ans ou plus le hisser à son niveau initial (4,4 personnes de 15-65 ans pour 1 de 65 ans ou plus), cela impliquait d’« importer » — sur la même période — quelque 700 millions de personnes !
Ces deux exemples mettent en lumière combien des esprits peu familiarisés avec la démographie et la mécanique des populations dans leur marche à long terme peuvent lourdement se méprendre, et combien donc s’imposent le regard et l’approche du démographe sur les questions relatives à l’évolution des populations. Ce regard et cette approche, indispensables et singuliers, ne vont pas d’eux-mêmes : ils sont fortement contrariés et les connaissances qu’ils produisent malgré tout sont, très souvent, sous-utilisées quand elles ne sont pas simplement ignorées.
La connaissance contrariée
Pour son analyse des populations, qu’il appréhende en premier lieu comme des ensembles renouvelés par le jeu des naissances, des décès et des mouvements migratoires, le démographe a développé un corpus de méthodes qui a trouvé, dès l’origine, à s’investir dans des champs très divers, sous l’impulsion de pères fondateurs convaincus de l’efficacité des outils qu’ils venaient de mettre en place et du bien-fondé de leur application dans d’autres champs. Cette intrusion, mal perçue, explique en partie pourquoi la démographie n’a pu en aucun pays accéder à l’autonomie — pas même en France, qui peut pourtant s’enorgueillir d’une école ayant ouvert maintes voies et œuvré à la large diffusion d’indicateurs pertinents et robustes. La curiosité grandissante pour d’autres domaines eut pour conséquence un délaissement du champ traditionnel de la démographie et un abandon de ses outils d’analyse propres.
Grand consommateur de données, le démographe est, en la matière, étroitement soumis à l’offre. Si la qualité d’une statistique publique en phase avec les besoins de connaissance est directement fonction du degré d’exigence de ses utilisateurs, l’histoire de l’élaboration des statistiques démographiques n’en montre pas moins que la profondeur de la collecte a anticipé les exigences, et non l’inverse. En France, où les bases de l’état civil moderne ont été jetées dès la fin du XVIe siècle et où le principe de l’organisation obligatoire des recensements est posé depuis 1822, la collecte des données a précédé de très loin le calcul de la plupart des indices démographiques les plus usités. L’analyste a suivi le comptable et il est exceptionnel aujourd’hui qu’il ne marche pas dans ses pas, un état de fait qui peut s’avérer préjudiciable à la connaissance.
Par exemple, l’analyse de l’efficacité et de l’équité de la politique familiale française peut se limiter à celle des informations recueillies relativement aux différentes formes d’aides publiques et à certains grands agrégats (3). Fruit d’une collecte comportant déjà bien des difficultés et relativement incertaine, le résultat sera certes instructif, mais limité. Aller plus loin et chercher à vérifier quelles familles sont véritablement aidées par la collectivité nationale posera au démographe d’incommensurables problèmes de collecte d’informations sur les transferts monétaires et avantages (tarifs réduits, attribution de droits à pension) bénéficiant aux familles et sur les prélèvements obligatoires (impôts directs et indirects, taxes locales, cotisations) pesant sur elles. Au moment où des voix s’élèvent pour généraliser le versement d’allocations au premier enfant et/ou réclamer une égalité du montant versé indépendamment du rang de naissance et/ou conditionner les prestations familiales aux revenus des ménages (Décision 268 de la Commission pour la libération de la croissance française), une telle vérification serait pourtant précieuse.
Autre exemple : le dispositif d’observation statistique du droit à l’avortement entériné par la loi française du 17 janvier 1975. Fondé sur un bulletin permettant d’analyser les avortements comme des non-naissances, suivant les mêmes nomenclatures (âge, département ou pays de naissance, état matrimonial, nationalité, lieu de résidence, catégorie socio-professionnelle…) et à l’aide des mêmes indices (taux par catégorie de femmes, taux par durée écoulée depuis un événement donné), le dispositif de collecte mis en place permettait, malgré certaines insuffisances, une réflexion fine sur la réalité des interruptions volontaires de grossesse. Les analyses ainsi conduites ont largement apporté la preuve de son utilité ; elles ont, notamment, mis en lumière que, dans une France ouverte à la contraception moderne depuis déjà un tiers de siècle, l’avortement pouvait néanmoins tenir encore lieu de procédé contraceptif premier pour nombre de jeunes femmes issues de milieux défavorisés.
Après la refonte du bulletin en 2006, nombre de données ne sont plus recueillies, telles que la nationalité des femmes qui recourent à une IVG, leur situation familiale, leur situation professionnelle ou celle de leur conjoint ou compagnon. L’historique des grossesses antérieures (avortement provoqué, avortement spontané, naissance d’un enfant mort-né, naissance vivante) est réduit à sa plus simple expression (nombre de naissances et d’IVG antérieures). Cette dégradation des données a considérablement limité les possibilités d’analyse, quand elle ne les a pas rendues impossibles. Elles n’auraient pourtant rien perdu de leur utilité, la question de l’avortement continuant à faire régulièrement débat.
La connaissance inutile
Le démographe peut souvent apparaître comme un trublion, car il a besoin d’informations d’une grande précision, d’apparence superflue pour d’autres disciplines, afin de mettre en œuvre ses méthodes et ses exigences statistiques. Son souci d’interpréter les conclusions de ses analyses, de les confronter aux acquis des autres sciences sociales et humaines, d’initier des recherches de causalité peut conduire à des résultats qui perturbent les schémas dominants et contrarient certains présupposés. Ses essais d’anticipation des évolutions des populations risquent de « révéler » des futurs très divergents de ceux que ses contemporains espèrent et attendent. Ses lectures de l’avenir ont donc de grandes chances d’être durablement ignorées.
Le démographe est un grand producteur de connaissance inutile, au sens où l’entendait Jean-François Revel (4), de connaissance qui ne conduit pas à prendre de meilleures décisions, qui ne s’insère pas dans l’action, ou alors avec tant de retard que cela reste sans effet.
Dans la France de l’entre-deux-guerres, qui interprétait la crise économique et la montée du chômage comme des preuves irréfutables de surpopulation, Alfred Sauvy tentait au contraire d’expliquer que le pays avait besoin d’un « sursaut démographique ». Grâce à son obstination et à un double concours de circonstance — l’arrivée (qu’il avait anticipée) d’une balance déficitaire des naissances et des décès, et une semaine de plein pouvoir accordé à Paul Raynaud au début de 1938 — il pût faire passer un décret instaurant une cotisation patronale de 5 % sur les salaires, destinée à améliorer le niveau des prestations versées depuis 1932 aux familles.
Le 22 février 1939 fut créé un haut comité de la population et le 29 juillet de la même année le Code de la famille voyait le jour. Ce code généralisait le système des allocations familiales et le rendait progressif en fonction du rang de naissance. Qualifié de nataliste primaire par certains contempteurs, ce système fonde encore — même partiellement — la politique familiale française.
En 1980, réfléchissant aux effets à long terme du vieillissement de la France, les membres du groupe « Prospective personnes âgées du VIIIe Plan », dans leur rapport Vieillir demain (encore appelé Rapport Lion), avaient, entre autres, recommandé :
- de ne pas généraliser la retraite à 60 ans (« Une telle mesure sacralisant un seuil d’âge serait “l’image de l’irréversible”. Au nom de l’avenir, il faut l’écarter ») ;
- de substituer à l’âge de la retraite la durée d’activité (susceptible de varier dans le temps et d’être portée à « 40 ans peut-être, ou 42, voire 45 en première étape si on craint on afflux trop grand », cette substitution permettrait de limiter les effets de l’inégalité sociale devant la mort) ;
- d’instaurer un glissement progressif de l’activité à la retraite ;
- d’assurer le droit au travail pour les travailleurs âgés.
En 1981, Robert Lion devint directeur de cabinet de Pierre Mauroy. Cette nomination ne modifia en rien ses convictions, qu’il tenta au contraire de faire partager à son Premier ministre. En vain. Le 1er avril 1983, l’âge légal de la cessation d’activité professionnelle était ramené à 60 ans pour tous ; l’heure était au respect des promesses. On a pu mesurer depuis l’ampleur des difficultés rencontrées pour inverser la donne.
Avant que ne soit instaurée le 1er janvier 2002 l’allocation personnalisée d’autonomie (en remplacement de la peu généreuse et contestée prestation spécifique de dépendance), les démographes remplirent leur fonction d’alerte en attirant l’attention sur le fait que les personnes qui allaient, à très court terme, demander à en bénéficier seraient les survivants très peu nombreux des générations clairsemées nées pendant la première guerre mondiale. Mais ils ajoutaient qu’à l’horizon de quelques années, le nombre de bénéficiaires allait très fortement s’accroître du fait de l’arrivée des survivants des générations deux fois plus nombreuses à la naissance, nées de 1919 jusqu’au milieu des années 1920. S’il ne fut pas entendu à l’époque, l’avertissement est aujourd’hui apprécié à sa pleine valeur par plus d’un Conseil général, qui assume désormais ces dépenses.
De la connaissance « inutile », le démographe en produira encore. Les dirigeants politiques affirment avoir besoin de la connaissance démographique pour ne pas rester en marge des questions de population, mais ils appliquent rarement de façon concrète les recommandations qui leur sont fournies. Il faut qu’un sujet devienne brûlant pour l’inscrire à son programme — le « coup forcé » décrié par Bertrand de Jouvenel (5). Le temps, ce facteur que Jean-François Revel tenait pour décisif dans l’influence que la connaissance peut exercer sur la vie. « Comprendre trop tard, écrivait Jean-François Revel, c’est comme ne pas comprendre, ou, en tout cas, pas à temps pour agir utilement. Le poncif d’après lequel l’art de gouverner consisterait à savoir attendre n’est que le maquillage de l’irrésolution. Si c’est pour laisser les situations évoluer toutes seules, à quoi sert-il d’avoir des dirigeants ? Trop tardive, la décision n’en est plus une : elle enregistre le fait accompli. La vie est un cimetière de lucidités rétrospectives (6). »