Le niveau exceptionnellement élevé de l’épargne en Chine (de l’ordre de 40 % du produit intérieur brut — PIB) suscite nombre de débats, bien au-delà des frontières nationales, en raison notamment de son impact international. Plusieurs explications sont habituellement avancées : les valeurs confucéennes respectées depuis des millénaires — la structure familiale, le sens de la discipline, le poids de la hiérarchie —, auxquelles s’ajoutent des facteurs plus modernes comme l’absence de système de sécurité sociale, une population vieillissante et un développement économique accéléré. Par ailleurs, l’impact en Asie des crises financières récentes, en particulier celles des années 1997-1998 et 2008-09, a été si fort que, par mesure de précaution, la Chine a choisi d’accumuler des réserves pour défendre son économie au cas où une tempête financière surviendrait.
Certains économistes et dirigeants politiques ont plutôt attribué aux entreprises chinoises la responsabilité de ce phénomène d’épargne massive. D’autres ne jurent que par des motifs de précaution, en raison des coûts de santé, d’éducation, ou de retraite pour les plus âgés. D’autres encore évoquent l’évolution incertaine de leur pays — une incertitude qui pousse les Chinois à mettre de l’argent de côté.
Limité jusqu’alors aux prises de position de la Banque Populaire de Chine (banque centrale) ou de l’Académie des Sciences Sociales de Pékin, ce débat a pris un tournant récemment grâce aux travaux de Wei Shang-Jin, professeur d’économie, de finances et d’affaires chinoises à la Graduate School of Business de l’Université de Columbia, aux Etats-Unis. Le chercheur procède par élimination, si l’on peut écrire. Selon lui, le taux d’épargne chinois est trop fort pour être recherché du côté des entreprises. C’est donc vers les ménages chinois qu’il faut se tourner, leur niveau d’épargne n’ayant pas d’égal dans le monde.
Toutefois, Wei Shang-Jin juge que l’insuffisance de la protection sociale ne peut en être l’explication majeure, en raison même des améliorations déjà apportées par le pouvoir au niveau des retraites, de l’assurance maladie et d’autres programmes d’aide lancés au cours des années récentes. La protection sociale s’étant, selon lui, développée au cours de ces dix dernières années, on devrait s’attendre à une décroissance de cette épargne ou, au minimum, à sa stabilisation. Or, l’épargne des ménages est passée de 16% de leur revenu en 1990 à plus de 30% actuellement.
Il s’agit donc de chercher d’autres explications. L’hypothèse de l’économiste sino-américain est que l’on doit cette poussée au déséquilibre croissant du nombre des naissances entre garçons et filles, depuis deux décennies.
La Chine compte désormais dans sa population environ 105 garçons pour 100 filles, selon le dernier recensement chinois — 108 selon l’organisation des Nations unies (Lire Isabelle Attané, « Quand la Chine grisonnera » dans Le Monde diplomatique de juin). Cela veut dire qu’environ un homme sur cinq de cette génération aura du mal à se marier. En effet, les parents préfèrent les garçons alors même que l’exigeante politique de planning familial ne permet d’avoir qu’un enfant par couple, parfois deux. Il est possible de connaître (par échographie) le sexe du fœtus et d’avorter si l’enfant n’a pas celui que les parents souhaitent. A l’évidence, les fœtus féminins font davantage l’objet d’avortements que ceux des garçons.
Les recherches de Shang-Jin Wei se sont concentrées sur les données d’épargne en diverses régions et auprès des familles ayant soit des garçons soit des filles. Les résultats ont montré que non seulement les familles avec des garçons économisaient plus que celles avec des filles, mais que ces dernières familles avaient tendance à augmenter leur épargne si elles habitaient dans une région où le ratio des sexes (le rapport de masculinité) était le plus fort, car les possibilités de trouver facilement une épouse pour leurs fils leur semblaient moindres.
Ainsi, sur le panel de trente provinces chinoises étudiées pour la période 1990-2007 (1), le taux d’épargne apparaît plus élevé dans les régions et pour les années où l’écart entre les sexes à la naissance est le plus grand. Ce constat est toujours valable lors de l’évaluation du niveau de revenu local, l’inégalité entre ces revenus, l’inscription (ou non) dans un système de protection sociale, les profils de l’âge de la population locale, et les développements économiques réguliers année par année dans chacune des provinces considérées.
Selon l’économiste sino-américain (2), le passage d’un niveau de 105 garçons pour 100 filles (à la naissance) à celui de 114 en âge pré marital (entre 18 et 20 ans pour les femmes et 22 ans pour les hommes) — ce qui représente la moyenne constatée sur l’ensemble des provinces entre 1990 et 2007 — entraîne automatiquement un accroissement de 6,7 points du taux d’épargne. A la campagne, ce passage de 105 à 114 se traduit par une poussée de 49 % du taux d’épargne des ménages ruraux.
Le travail de Wei Shang-Jin met en perspective le déséquilibre du ratio de sexes avec la forte propension des ménages chinois à économiser, une relation ignorée jusqu’à présent par les économistes et les hommes politiques qui, préoccupés par les déséquilibres financiers, oublient ce facteur d’origine sociale dans l’élaboration de la politique économique.