Ce « changement gigantesque » dans la composition de la population nationale, d’après l’expression du Census Bureau, est impulsé par l’immigration de masse et la croissance démographique naturelle de ces minorités. Les taux de croissance élevés des Hispaniques et des Asiatiques en particulier (respectivement 3,2 % et 2,7 %) contrastent avec les taux très faibles de reproduction de la blanche non-hispanique (0,2 %) dans la période récente.
Ainsi, la population BNH est vieillissante, tandis que les minorités hispaniques, asiatiques et africaines comptent pour près de la moitié de la population jeune en dessous de 18 ans. 47 % des enfants de moins de 5 ans, et 44 % de jeunes de moins de 18 ans provenaient de ces minorités en 2008, la moitié étant d’origine latino américaine. Selon le Census Bureau, la population blanche non-hispanique va contribuer « de façon quasiment nulle à la croissance démographique dans les décennies à venir ».
Le basculement attendu pour 2050 est déjà préfiguré dans les Etats les plus peuplés du pays — en Californie, au Texas et à New York où la population issue des minorités a connu une croissance dynamique. En Californie, la part de la population blanche non-hispanique est tombée à 40,1% en 2010, alors que les populations d’origine hispanique et asiatique ont vu leur part atteindre 37,6% et 12,8% respectivement. Au Texas, les Hispaniques représentent également 37,6% de la population, tandis que les Blancs non-hispaniques comptent aujourd’hui pour moins de la moitié de la population (45,3%). Quoique ces derniers représentent toujours une majorité absolue dans l’Etat de New York (57%), ils se retrouvent minoritaires dans la zone métropolitaine de la ville de New York (49,6 % contre 54,3 pour cent en 2000) (3).
Cette évolution a des implications sociologiques importantes (lire Jean-François Boyer, « Etats-Unis, version “Latinos” », Le Monde diplomatique, décembre 2005). Pendant des siècles, les Etats-Unis ont été une société néo-européenne, avec une culture dominante – certes jamais entièrement homogène – issue de la matrice culturelle européenne. Les flux migratoires provenant d’Europe au XIXe siècle et au début du XXe ont engendré une plus grande diversité religieuse, mais pas ethnique. Désormais, les Etats-Unis sont en train de devenir une société post-européenne, une mosaïque multiethnique et multiculturelle, reproduisant en son sein la diversité du monde. Les pluralistes culturels y voient une mutation positive : à leurs yeux, les Etats-Unis devraient devenir un espace social plus cosmopolite dans lequel l’identité collective est définie par la citoyenneté et des valeurs politiques partagées plutôt que par l’imposition d’une culture dominante. Comme l’écrit K. Anthony Appiah, l’érosion de la « tradition chrétienne anglo-saxonne » implique que les Etats-Unis devront reconnaître leur « diversité de cultures et de sous-cultures » et apprendre à « faire avec la diversité autrement qu’en imposant les valeurs et les idées de la tradition culturelle anglo-saxonne auparavant dominante (4) ».
Pour les nationalistes culturels, en revanche, l’évolution démographique en cours représente une menace. L’immigration de masse provenant de sociétés extra-européennes a donné lieu à une réaction xénophobe toxique. Tout comme les mouvements « nativistes » du milieu du XIXe siècle et du début du XXe, une opposition organisée à l’immigration hispanique a vu le jour dans les années 1970 et est devenue une force significative dans la vie politique américaine, avec un pouvoir de veto au Congrès. Des lois successives destinées à régulariser onze à douze millions d’immigrés sans papiers, essentiellement latino-américains, n’ont pas réussi à obtenir une majorité, alors même qu’elles comportaient des dispositions chaque fois plus punitives. Le contrôle des immigrés est devenu de plus en plus militarisé, notamment à la frontière avec le Mexique. Près de 400 000 personnes ont été expulsées en 2010. Bref, on a vu se développer une forte résistance à l’attribution des droits de citoyenneté pleine et entière.
En 2004, Samuel Huntington a proposé une lecture pseudo-scientifique étayant ce refus de partager la richesse et le pouvoir politique. Dans une attaque virulente contre le multiculturalisme en général, et contre l’immigration hispanique en particulier, il soutenait que la culture « fondatrice » du pays était assiégée « par la popularité de la doctrine du multiculturalisme et de la diversité dans les cercles politiques et intellectuels ; par la montée des identités de groupe fondées sur la race, l’ethnicité et le genre plutôt que sur l’identité nationale ; par l’impact des diasporas culturelles transnationales ; par le nombre croissant d’immigrés à double nationalité et double loyauté ; et par l’influence croissante d’identités cosmopolites et transnationales parmi les élites intellectuelles, économiques et politiques (5) ». L’activisme local des « nativistes » est en croissance depuis le début des années 1990. La nostalgie réactionnaire d’un « âge d’or » fait d’homogénéité culturelle et de domination anglo-protestante (comprendre « blanche ») est mise en évidence par le succès des Tea Parties, qui mobilisent une population blanche non hispanique vieillissante.
Cela dit, l’histoire des mobilisations xénophobes nativistes précédentes suggère que l’influence du mouvement actuel de rejet pourrait décliner graduellement. Si les projections à long terme sont toujours incertaines, la mutation démographique américaine semble irréversible. Elle aura des conséquences importantes en politique étrangère. Puisque les Etats-Unis ressembleront de plus en plus à la diversité du monde, ils tendront nécessairement de plus en plus à porter leur regard vers l’Amérique latine, l’Asie et l’Afrique, et à se détourner de l’Europe. Le mouvement systémique synchrone du système mondial vers le polycentrisme — la réémergence des régions post-coloniales — va bien évidemment renforcer ce déplacement de la politique étrangère américaine. Nous nous trouvons donc sans doute à l’orée de deux changements fondamentaux imbriqués : la création d’une société américaine post-européenne dans un système mondial post-atlantique.