Dans l’état de Zulia, à l’extrême ouest du Venezuela, s’étend le bassin hydrographique du lac de Maracaibo, un système géographique et naturel unique au monde. Ses richesses (eau, minéraux, hydrocarbures, terre très fertile) et sa position stratégique en ont fait le moteur économique du pays dès le début du XXe siècle. Historiquement ce sont les compagnies étrangères qui ont bénéficié de ces conditions avantageuses, partageant la gestion des principales activités économiques de la région avec une élite vénézuélienne restreinte.
« Le lac de Maracaibo n’est pas un lac »
La ville de Maracaibo, capitale de l’Etat de Zulia, est située à hauteur d’un détroit, sur la côte occidentale du lac du même nom. Avec près de trois millions et demi d’habitants, la métropole concentre 70% de la population du bassin et se prolonge en une succession de « barrios » (quartiers) non planifiés et bien souvent dépourvus des services urbains les plus fondamentaux.
« Maracaibo est une ville hydrophobe, qui tourne le dos au lac. Aujourd’hui, l’image du lac qui prévaut est une vision urbaine, centraliste, qui part de la capitale, explique Nicanor Cifuentes, biologiste et professeur à l’Université bolivarienne de Zulia. Or, il faudrait comprendre le lac dans sa complexité, dans la relation entre les diverses parties du système : la sierra, la plaine, les fleuves qui l’alimentent et le territoire qu’ils traversent... Tout est interconnecté. Nous parlons tous du “Lac de Maracaibo”, mais ce n’est pas un lac à proprement parler, c’est un estuaire », affirme t-il encore.
A cet endroit, l’eau salée de la mer des Caraïbes s’engouffre dans la Baie de El Tablazo, puis, traversant le détroit, elle se mélange à l’eau douce qui arrive de la montagne. « L’équilibre est très fragile et à force de draguer le canal pour permettre le passage de grands navires, il commence à se rompre. Le canal dragué facilite l’entrée de grandes quantités d’eau salée dans le lac, ce qui a entraîné la formation, en son centre, sur le fond, d’un “cône anoxique”, c’est-à-dire d’une zone sans oxygène dans laquelle ne peuvent survivre que quelques bactéries anaérobies. »
Malgré ces conditions difficiles, les caractéristiques morphologiques de ce système géographique complexe favorisent l’élimination des substances polluantes. « D’énormes quantités d’eau entrent dans le lac. Le fleuve le plus important, le Rio Catatumbo, apporte 3 000 litres par seconde. Cette eau nouvelle purifie et oxygène le lac. En général, les lacs fermés vieillissent et subissent un phénomène d’eutrophisation, mais dans ce cas, la connexion avec la mer et l’apport permanent d’eau douce et salée permettent – apparemment – de supporter une forte charge polluante. Ce qui manque ici cependant, c’est surtout la volonté politique de réorganiser les activités économiques, et en particulier l’industrie pétrolière, et de construire des centrales de traitement des eaux résiduelles. »
Les résidus liquides des ménages s’ajoutent aux résidus industriels, aux fuites de pétrole, aux fertilisants et aux pesticides employés massivement sur les sols agricoles. « Il existe plusieurs centrales de traitement, mais elles sont insuffisantes pour répondre aux besoins d’une population en forte croissance. »
Agriculture industrielle et pétrole :
économie contre nature
Dès les premiers temps de la colonisation, un empire commercial prospère, fondé sur les produits agricoles destinés à l’exportation comme le café et le cacao, s’est développé sur ces terres très fertiles, où les vents alizés du nord-est, retenus par la sierra andine, concentrent la pluie. De grandes haciendas agricoles ont progressivement occupé la plupart des terres disponibles, au détriment de la forêt et des populations autochtones. « Avec la déforestation et la disparition des arbres et des racines, continue Nicanor Cifuentes, le sol devient très vulnérable à l’érosion. La pluie et les courants de surface emportent l’humus, et avec lui les produits agro-chimiques. Ainsi, de grandes quantités de glyphosate, de mercure, de vanadium, etc., finissent dans le lac. »
La présence de pétrole dans la région avait déjà été remarquée par les populations autochtones, qui l’employaient comme imperméabilisant et l’appelaient mene, « excrément du diable » en langue locale... En 1916, les missions exploratoires des compagnies pétrolières américaines et européennes ont commencé leurs recherches, mais c’est en 1922, avec l’explosion du puits Los Barrosos, proche de Cabimas, qu’a été confirmé l’énorme potentiel pétrolier du sous-sol : pendant dix jours, le puits a libéré un jet incontrôlable de plus de 90 000 barils par jour de cru de première qualité. Dès lors, l’industrie du pétrole est devenue le moteur économique de la région et du pays tout entier. « Avec le début de l’exploitation du pétrole, naît l’idée qu’on peut faire beaucoup d’argent en peu de temps et avec peu d’efforts. Il n’est plus nécessaire de continuer à produire : avec l’argent du pétrole, nous pouvons importer ce que nous voulons. Commencent à arriver les multinationales françaises, allemandes, américaines, qui recherchent une main-d’œuvre bon marché. Un grand nombre d’ouvriers d’autres régions du Venezuela arrivent ensuite, auxquels s’ajoutent, après la seconde guerre mondiale, des immigrants européens. Zulia s’est transformée en une région d’intégration, mais, en même temps, la situation sociale et environnementale est devenue très complexe. »
Des milliers de puits d’extraction et de canalisations immergées se sont accumulés en peu d’années dans les eaux peu profondes du lac. « Au fond du lac circulent 45 000 kilomètres d’oléoducs et de gazoducs, inutilisés pour la plupart. Si on enlevait toute l’eau du lac, il resterait une gigantesque assiette de spaghetti métalliques. Certaines zones sont mieux contrôlées que d’autres, les scaphandriers descendent réparer les tubes, mais ça fuit de partout, hydrocarbures et métaux lourds. Un personnage devenu célèbre, le Guasco, volait même des morceaux de tubes du lac et les revendait comme du fer usé. Le président de la Petróleos de Venezuela Sociedad Anónima (PDVSA), Rafael Ramírez, a déclaré en 2008 que le démantèlement des tubes inutilisés allait commencer. Il semblerait que des compagnies chinoises et iraniennes soient intéressées par l’acier qui pourrait être récupéré au fond du lac. Mais depuis, on n’en a plus entendu parler. »
L’industrie pétrolière est une source de contaminations massives d’origines variées : fuites, accidents, mais aussi nettoyage des bateaux (en particulier dans la Baie de El Tablazo), et ce, malgré l’interdiction formelle édictée par le ministère de l’environnement. L’affaissement du sol sur la côte orientale, entre Santa Rita et Lagunillas, est une autre conséquence dévastatrice de l’extraction intensive.
La richesse enfouie de la Sierra de Perijá :
un charbon d’excellente qualité
Les fleuves qui alimentent le lac de Maracaibo prennent leur source – pour l’essentiel – dans la région la plus septentrionale de la Cordillère des Andes, la Sierra de Perijá. Cette chaîne de montagnes marque la frontière nord entre la Colombie et le Venezuela, et accueille diverses communautés autochtones. A ces dernières sont venus s’ajouter des groupes de guérilleros colombiens pour lesquels la forêt représente un refuge parfait, des deux côtés de la frontière, mais aussi de nombreux paysans, dont certains colombiens, qui fuient les guérilleros, les paramilitaires et les trafiquants de drogue.
Depuis 1978, la Sierra de Perijà est classée comme parc national grâce à la richesse de sa biodiversité. Le sous-sol aussi est particulièrement riche : bauxite, baryte, phosphate et cuivre sont pour l’heure conservés sous la dense couche végétale, alors que l’extraction du charbon, entamée dans les années 1980, a gravement endommagé la nature et mis en péril les communautés locales.
« Actuellement, il y a deux mines ouvertes, séparées du Rio Guasare, raconte Lusbi Portillo, anthropologue et président du collectif écologiste Homme et Nature. Elles contribuent toutes les deux à la destruction du fleuve et des régions limitrophes. La Mina Norte est la plus petite, avec une extraction maximale d’un million de tonnes par an, et connaît des difficultés économiques. Elle appartient maintenant entièrement à l’Etat vénézuelien et est gérée par Corpozulia (Corporation pour le développement de la région occidentale). De l’autre côté du fleuve se trouve la Mina Paso Diablo, avec une production de près de 7 millions de tonnes de charbon par an. Elle appartient principalement à la Interamerican Coal Holding, avec une participation de Corpozulia. »
Rencontrée au siège central du Corpozulia, Carmen Tudares, du département de l’environnement, explique : « Notre charbon est d’une excellente qualité, à haute capacité calorifique et contenant peu de soufre, ce qui en fait un produit très convoité sur le marché international, surtout pour la production d’énergie. Une partie des revenus que Corpozulia reçoit de l’exploitation des mines est réinvestie dans des projets d’intérêt social, de développement agricole, etc. Je ne peux pas vous donner d’informations supplémentaires parce qu’il s’agit d’une région très délicate, du fait de sa proximité avec la frontière. Pour des informations plus précises, il faut vous adresser au ministère de la défense. Vous devez comprendre qu’il s’agit d’informations confidentielles et que nous avons eu de nombreux problèmes avec des groupes écologistes, des associations autochtones et avec l’université. Cela fait longtemps que nous sommes dans la ligne de mire des écologistes. »
Le professeur Lusbi Portillo lutte depuis vingt-cinq ans pour la défense des droits des populations autochtones de la région. En 2005, il avait organisé avec plusieurs associations autochtones et écologistes une marche jusqu’à Caracas, réussissant à concentrer en face du palais de Miraflores, siège de la présidence, plus de 5 000 personnes qui demandaient au président Chávez l’annulation du projet d’exploitation du charbon. « Il ne nous a pas prêté beaucoup d’attention, dit-il ironiquement, parce que le même jour il recevait Diego Maradona ! »
L’ouverture des mines constitue en soi un obstacle pour les communautés locales : « Les mines isolent les villages, poursuit Lusbi Portillo, Santo Domingo, Sierra Maestra, Santa Fe... Cela représente plus de trois cents personnes. Le terrain autour des mines est clôturé, y compris pour les routes d’accès, de sorte que pour pouvoir aller à la ville, les habitants qui sont de l’autre côté doivent demander l’autorisation de traverser les mines. Normalement, on accorde la permission deux jours par semaine, et en cas d’urgence, si par exemple quelqu’un est malade, ils doivent demander l’autorisation et attendre que la porte s’ouvre... »
Le ruisseau Paso Diablo, qui irriguait les villages, a été dévié et s’est très vite complètement asséché : « Les sources se sont taries, poursuit-il, l’eau est très polluée, on ne peut plus cultiver les champs et on ne sait plus où pêcher. Corpozulia dit que les mines créent des emplois, mais la vérité c’est que seuls quelques privilégiés y travaillent. Ils sont bien payés, mais payent aussi ce privilège par des problèmes de santé. Ils finissent tous avec des maladies pulmonaires et tout ce que la compagnie a réussi à faire pour les protéger, c’est leur donner un verre de lait à la sortie. »
Les protestations des populations autochtones et des écologistes ont eu quelques résultats, au moins sur le papier : la compagnie a présenté plusieurs projets de « mines jardins », c’est-à-dire des mines souterraines qui respectent la couche superficielle du sol. « Les jardins suspendus de Babylone ! rigole Lusbi Portillo. Cela fait des années qu’ils racontent cette histoire. Nous nous sommes informés sur le type de mine qu’ils voudraient construire : on en a construit du même type en Allemagne et on a dû les fermer parce qu’elle provoquaient des secousses dans le sol et des dommages aux bâtiments. »
Une fois le charbon extrait de la mine, son acheminement vers les ports se fait par camion, sur des voies secondaires en piteux état. « Quand la production de charbon est importante, les camions roulent vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les routes, déjà très mauvaises, se dégradent encore plus sous le poids des camions chargés et de nombreux accidents se produisent. Même les maisons qui longent la route souffrent de cette intense circulation : beaucoup sont entièrement fissurées. A chaque fois qu’un camion se renverse dans un virage, un grand nuage de poussière de charbon se disperse dans l’air, empoisonnant l’atmosphère pendant de longues journées. On a proposé de remplacer ces vieux camions ouverts par des camions hermétiques, parce qu’en réalité ils laissent échapper de la poussière tout le long du parcours. Mais les camions hermétiques, nous ne les avons jamais vus. »
Une fois arrivé au port, le charbon est « trituré » et chargé sur des barges, qui le transportent jusqu’au port flottant de Bulk-Wayuú, où, nouvelle rupture de charge, il est de nouveau transbordé sur les grands navires qui l’emmèneront vers sa destination finale, généralement les Etats-Unis ou l’Europe. « Il y a quatre ports pour le charbon autour du lac. Du port La Ceiba part le charbon colombien du Cerrejón, qui arrive sur des barges du Rio Catatumbo et traverse ensuite le lac. Les trois autres ports reçoivent le charbon du Guasare. Tous ces ports sont construits près des zones d’habitation, et la poussière de charbon retombe sur les maisons. Le port de Santa Cruz de Mara est le plus technologique et le plus actif. Il a été construit pour une production de 300 000 tonnes par an, mais aujourd’hui ce sont 7,5 millions de tonnes qui y transitent chaque année… »
Développements futurs : nouveau port,
nouvelles mines, augmentation de la production ?
Depuis 1995, on envisage la possibilité de construire un port en eaux profondes dans le Golfe du Venezuela. Le projet a changé plusieurs fois de nom et de localisation, mais l’idée a fait son chemin, malgré les changements politiques et économiques que le pays a subi ces dernières années. Qu’il s’appelle Puerto América ou Puerto Simón Bolívar, qu’il soit construit sur l’île de San Carlos ou dans la Guajira, selon les divers ministres qui l’ont soutenu, ce projet servirait à concentrer toute l’activité portuaire dans un seul lieu et à libérer ainsi le lac du trafic des grands navires. « Le golfe est une aire très importante pour plusieurs espèces marines, poursuit Lusbi Portillo, infatigable. Des tortues y font leur nid, les crevettes y déposent leur œufs, et il constitue un corridor de migration pour les cétacés. La construction du port signerait l’arrêt de mort de cette riche biodiversité. Par ailleurs, ce serait une œuvre d’ingénierie très coûteuse et compliquée à réaliser puisque la profondeur naturelle maximale le long de la côte du Golfe est de huit mètres : il faudrait donc creuser beaucoup plus en profondeur. »
Ce gigantesque projet ferait partie de l’axe andin de l’Initiative pour l’intégration de l’infrastructure régionale de l’Amérique du Sud (IIRSA) et servirait même de liaison avec d’autres mégaprojets d’infrastructure en Amérique Latine, comme le « Puebla-Panamá ». Mais Lusbi Portillo se montre très sceptique devant les annonces officielles assurant que le port en eaux profondes permettrait de supprimer les quatre ports de charbon actuellement implantés autour sur le lac : « S’ils voulaient vraiment les fermer, on ne comprend pas pourquoi certains sont agrandis, comme le port La Ceiba. En réalité, il semble que Puerto América soit une phase ultérieure du plan d’expansion de l’activité liée au charbon dans l’Etat du Zulia. »
En fait, le meilleur charbon de la zone, celui qui est d’une « excellente qualité », est surtout celui qui se trouve dans les bassins des fleuves Socuy et Cachirí. Les projets d’ouverture de nouvelles mines dans cette zone ont soulevé de fortes polémiques. Les conséquences pourraient, de fait, s’avérer encore plus dévastatrices que dans d’autres contextes, puisqu’ils mettraient en danger la qualité des cours d’eau qui alimentent les bassins Manuelote et Tulé, les principaux fournisseurs de la ville de Maracaibo et des autres grands centres urbains de la zone.
Lors d’une conférence à Caracas, le 24 mai 2006, le président Chávez s’est exprimé sur la possibilité d’ouvrir de nouvelles mines dans le Zulia : « Si on ne me démontre pas qu’il existe une méthode qui ne détruit pas la forêt et qui ne contamine pas l’environnement de ces populations... Si on ne me le démontre pas, le charbon restera sous terre, nous ne le sortirons pas de là. » Lusbi Portillo rétorque : « Il l’a déjà dit six ou sept fois ! Et pour l’instant, ce qu’il a fait, c’est autoriser une augmentation de la production de huit à douze millions de tonnes par an. Selon certaines déclarations faites à Radio France par le vice-ministre de l’environnement, Sergio Rodríguez, en 2009, le but est d’arriver à extraire trente-six millions de tonnes par an. Et, pour y parvenir, de nouvelles mines devront nécessairement être ouvertes. Par ailleurs, un accord vient d’être signé avec la Chine pour augmenter la production d’acier vénézuélien de 300% avant 2018, et cet acier sera produit avec du charbon du Zulia. »
La conclusion du processus de démarcation des terres indigènes est une autre plaie ouverte dans cette région du pays. Elle est aussi intimement liée à l’exploitation du charbon, puisque la restitution des terres aux « propriétaires natifs », comme le dit la Constitution bolivarienne de 1999, supposerait la révocation définitive des concessions encore en vigueur.
La « révolution bolivarienne » propose un modèle de développement centré sur les intérêts du « pueblo » (du peuple), c’est-à-dire sur la distribution de la richesse, le respect des économies locales et de l’environnement, patrimoine commun par excellence. L’exploitation sauvage du pétrole et du charbon de la région de Zulia sont deux exemples des contradictions entre la propagande du gouvernement et les mesures politiques mises en œuvre sur le terrain. La dégradation de l’environnement est en effet rarement prise en compte comme étant une source d’inégalités et d’appauvrissement des couches les plus fragiles de la population. Les succès obtenus à travers les Centres de santé, l’éducation et un appel général à la démocratie participative ne pourront jamais compenser la détérioration des conditions de vie des gens obligés de vivre dans de telles situations.
Etant donnée la concentration d’activités à fort impact sur l’environnement que le bassin du Lac Maracaibo accueille depuis des années, la zone concentre un enchevêtrement de situations locales toutes extrêmement problématiques. En restant au nord du lac, sur la côte de la Baia del Tablazo, se trouve la population indigène des Añú, qui vivait en parfaite symbiose avec son environnement lagunaire. Dans la seconde partie de ce reportage, nous nous intéresserons plus particulièrement aux difficultés que rencontrent deux enclaves peuplées par les Añú : la lagune de Sinamaica, véritable paradis naturel qui ne réussit plus à nourrir ses habitants, et Santa Rosa de Aguas, village sur pilotis englouti dans le délire urbanistique de Maracaibo.