En kiosques : décembre 2024
Abonnement Faire un don
Accéder au menu

Ratages en Libye

« Il faut savoir terminer une guerre » : la phrase est du président Sarkozy, mais elle concerne l’Afghanistan, où le chef de l’Etat français s’est rendu durant quelques heures, ce 12 juillet. Alors que ce même jour se tenait à l’Assemblée nationale et au Sénat le débat prévu par la Constitution française sur la poursuite de l’intervention en Libye, et qu’approche la fête nationale du 14 juillet, on constate un infléchissement du discours gouvernemental sur ce conflit : Tripoli n’est plus près de tomber comme un fruit mûr, en dépit des cent et quelques jours de bombardements des appareils de l’OTAN ; et la personne de Kadhafi – dont l’élimination, y compris physique, était considérée comme nécessaire sinon suffisante – ne ferait plus totalement obstacle à un règlement politique qui doit désormais être recherché.

par Philippe Leymarie, 12 juillet 2011

Il avait été parmi les premiers à émettre de sérieuses réserves sur l’aventure franco-britannique en Libye : Patrick Haimzadeh, ancien lieutenant-colonel de l’armée de l’air française, ex-diplomate à l’ambassade de France à Tripoli dans les années 2001-2004, arabisant, auteur du livre récent Au cœur de la Libye de Kadhafi (1), pointait par exemple sur le site Mediapart, le 12 juin dernier, « les dix erreurs de l’OTAN en Libye » que nous résumons ci-dessous (en y ajoutant quelques extraits d’un entretien avec le même auteur publié par Jean-Dominique Merchet).

— En fait, c’est une guerre civile. L’insurrection populaire qui a débuté en Cyrénaïque et dans deux régions de Tripolitaine (Misrata et la montagne de l’Ouest, dite djebel Nefoussa) n’a duré qu’une dizaine de jours. Elle a laissé la place, ensuite, à une guerre civile entre deux entités politiques déjà formées au moment du vote de la résolution 1973. Ainsi, les populations originaires du Fezzan (Sud) ne se sont jamais soulevées, pas plus que certaines populations de Tripolitaine (Ouest).

L’écrivain et le président

— Le faux « sauvetage » de Benghazi. Les forces de Kadhafi (moins d’un millier d’hommes accompagnés au maximum d’une vingtaine de chars sans logistique) n’avaient pas les moyens de commettre un « bain de sang » à Benghazi, ville de plus de 30 km de long et de 800 000 habitants, et encore moins de « reprendre » toute la Cyrénaïque libérée. « La belle histoire des chars détruits in extremis (en réalité au nombre de quatre !) par l’armée de l’air française, sauvant ainsi Benghazi du carnage et la Cyrénaïque du bain de sang annoncé, est devenue un des mythes fondateurs et justificateurs de cette guerre. Cette belle histoire à laquelle nous avions tous envie de croire, racontée par un écrivain à succès et un président en mal de popularité, n’en constitue pas moins une opération de propagande, consciencieusement relayée sans analyse critique par la quasi-totalité des politiques et médias français. »

— La lecture « extensible » de la résolution de l’ONU. Initialement implicite, le but de guerre — le départ ou la mort de Kadhafi — est progressivement devenu explicite. « Il constitue désormais la condition posée par l’OTAN à l’arrêt des bombardements, ce qui représente une lecture largement extensible de la résolution 1973, voire une violation du cadre de cette résolution au regard du droit international. » Les bombardements d’objectifs situés dans des zones habitées de Tripoli, loin de « protéger les civils », en ont déjà tué un certain nombre…

— L’absence de « plan B ». Cette escalade a aujourd’hui atteint ses limites du fait de la nécessité de minimiser les « victimes civiles collatérales » qui auraient évidemment un impact négatif sur les opinions publiques des pays de l’OTAN, et parce que la résolution 1973 exclut l’envoi de troupes au sol. La propagande quotidienne de l’OTAN, affirmant que les jours de Kadhafi sont comptés, cache mal l’impasse de l’actuelle option militaire (2).

But de guerre irréaliste

— La surestimation de la capacité militaire des insurgés à porter la guerre hors de leurs territoires d’origine. « Les insurgés de Cyrénaïque, de Misrata et du djebel Nefoussa ont fait la preuve de leur capacité à défendre héroïquement, voire à reprendre leur ville, leur village ou leur montagne. Ils sont en revanche beaucoup plus réticents à aller porter le combat sur des territoires qui ne sont pas les leurs. Chaque région libyenne devra se soulever par elle-même et c’est au niveau local que tout se jouera (ou non...) . » Ce que Jean-Yves Moisseran, rédacteur en chef de la revue Maghreb-Machrek, résume ainsi : « Les tribus de l’est n’iront pas “mourir pour Tripoli”, pas plus que celles de l’ouest ne voudront se sacrifier pour Benghazi (3)  ».

— La sous-estimation de la volonté de résistance de Kadhafi. Il a toujours cité l’expédition franco-britannique de Suez, en 1956, comme l’événement qui a fait naître sa conscience politique : « Entretenir le Conseil national de transition (CNT) libyen dans la certitude qu’il pouvait l’emporter militairement grâce à des bombardements a conforté les plus extrémistes des insurgés dans leur refus de toute concession. Conditionner l’arrêt des bombardements à son départ de Libye est un but de guerre irréaliste qui méconnaît la personnalité du dictateur. En outre, en tuant des membres de sa famille, nous avons conforté Kadhafi dans sa volonté de se battre. »

— La sous-estimation de sa capacité de mobilisation. « Cette erreur d’analyse s’explique en partie par l’enthousiasme suscité par les succès des insurrections en Tunisie et en Egypte, qui ne sont pourtant absolument pas transposables au cas libyen. (…) S’il est dérangeant de penser qu’un régime dictatorial dispose d’une certaine base sociale, nier cette réalité ou la négliger conduit à de graves erreurs d’analyse. » En outre, il dispose de gardes prétoriennes plutôt bien équipées et entraînées, au regard des standards locaux.

Recomposition du régime

— Des modes d’action militaire inadaptés. Au plan tactique (soutien direct des insurgés) comme au plan stratégique (bombardement direct de Kadhafi, incitation à la défection de son cercle de fidèles ou délitement du régime), on constate que les effets des quelque quatre mille missions de bombardement réalisées (4) par l’OTAN depuis plus de trois mois sont peu probants. « Au lieu de se déliter, le régime [NDLR : qui n’est pas un Etat, mais une constellation de pouvoirs locaux, tribaux, etc. ] s’adapte et se recompose en permanence… L’OTAN peut continuer à bombarder chaque jour des entrepôts vides, des casernes désaffectées, des états-majors et des ministères fantômes et des centres de commandement qui ne commandent rien : cela n’aura qu’une incidence marginale sur la chute du régime. »

— L’irruption d’acteurs étrangers dans un conflit interne. « Si tant est que cette guerre, à terme, apporte la victoire à l’insurrection, elle apparaîtra pour une partie de la population libyenne comme un sous-produit d’une nouvelle intervention militaire occidentale dans un pays arabe. Les habitants de Cyrénaïque seront accusés à juste titre d’avoir appelé à l’intervention militaire directe de puissances étrangères contre d’autres Libyens. Et ce n’est pas la participation symbolique des Emirats arabes unis, qui abritent depuis peu une importante base militaire française, ni celle du Qatar, qui a soutenu dès le départ l’insurrection libyenne par la voix de sa chaîne Al-Jazira (tout en se gardant de dénoncer l’intervention militaire saoudienne pour mater le début d’insurrection populaire au Bahreïn), qui changeront cette perception. »

— Le blocage de toute solution politique installe le pays dans la violence, avec une économie de guerre civile, des réseaux et trafics. « Si le radicalisme des cadres du CNT et de certains combattants insurgés qui luttent depuis plus de trois mois pour se libérer est compréhensible, il est loin d’être avéré que l’ensemble de la population libyenne souhaite voir perdurer cette guerre civile et la partition de facto du pays. (...) En renforçant les extrémistes du CNT, la France et la Grande-Bretagne portent une part de responsabilité dans la poursuite de cette guerre (…), contraire à l’objectif affiché de protection des populations civiles. »

Finir le travail ?

Dans l’immédiat, si nos ministres étaient moins confus et plus accordés dans leurs propos, on y verrait plus clair. Ainsi, à propos du « verrou » Kadhafi, le ministre des affaires étrangères Alain Juppé, de passage à Nouackchott, allume une fois de plus le « Guide » libyen : « Comme nous le disons depuis longtemps, Kadhafi a perdu toute légitimité, il n’y a pas de solution s’il reste au pouvoir… Il faut donc qu’il s’engage à s’écarter du pouvoir et, à partir de là, un processus de négociation politique peut s’engager. » (…) « La question n’est pas de savoir s’il doit partir, mais quand et comment », renchérit le même ministre dans le quotidien Sud-Ouest (11 juillet 2011).

Mais le ministre français de la défense, Gérard Longuet, laissait entendre dimanche sur BFM TV que M. Kadhafi pourrait rester à Tripoli, après une cessation des hostilités et un début de dialogue : « Nous avons arrêté la main qui avait frappé (…). Il va falloir se mettre maintenant autour d’une table. On s’arrête de bombarder dès que les Libyens parlent entre eux et que les militaires de tous bords rentrent dans leurs casernes. » Et si le colonel Kadhafi n’est pas parti ? « Il sera dans une autre pièce de son palais avec un autre titre », a répondu M. Longuet.

Rentrer, sortir ? Dedans, dehors ? Il faudrait savoir ! Lors du dernier conseil des ministres, François Fillon a assuré que le débat de ce mardi 12 juillet à l’Assemblée et au Sénat serait l’occasion d’envoyer « un signal à Kadhafi sur la détermination française ». L’unanimisme des grandes formations politiques sur la poursuite de la guerre, et sur la nécessité en tout cas de « finir le travail » (5) permet de le penser.

Il est paradoxal de voir à quel point Jean-Marc Ayrault , chef du groupe socialiste à l’Assemblée, peine à se différencier de ses homologues de droite. Mais il est vrai que le guide libyen, à l’heure qu’il est, n’en est sans doute plus à guetter les états d’âme de la classe politique française...

Philippe Leymarie

(1Editions Jean-Claude Lattès, 200 pages, 15 euros.

(2Dont Paris tente soudain, plus ou moins adroitement, de se sortir… après avoir mené la « chasse au dictateur ».

(3France Inter, 11 juillet 2011.

(4A la mi-juillet, le cap des cinq mille missions aura été largement dépassé.

(5L’expression « finir le travail », qu’on trouvait plus fréquemment dans des bouches américaines (job), fait florès en France ces temps-ci. Comme une autre, qui s’applique à l’Afghanistan : « On ramènera nos soldats à la maison », a dit ce 12 juillet le président Nicolas Sarkozy, en déplacement auprès des soldats français. Home, sweet home !

Partager cet article