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Le sang de la nation (4)

Dans les associations d’anciens, au sein des régiments, en France, on se désolait ces derniers mois de l’indifférence dans laquelle sont « oubliés » les soldats déployés en Afghanistan, qui viennent d’enregistrer leur soixante-dixième perte (depuis 2001), avec une accélération depuis le début de cette année. L’hommage national rendu les 18 et 19 juillet à Paris aux victimes d’un attentat-suicide dans la vallée de Tagab, en Kapisa (au nord-est de Kaboul) – le plus grave revers infligé à la France depuis la mort de dix soldats dans une embuscade tendue par les talibans à Uzbin en août 2008 –, a dû les rasséréner quelque peu…

par Philippe Leymarie, 20 juillet 2011

Très « général en chef » ces derniers mois, avec les interventions en Côte d’Ivoire et en Libye, le président Nicolas Sarkozy venait d’effectuer une tournée-éclair auprès des militaires français en Afghanistan, la veille même de cette embuscade (1)  : quelques jours plus tard, il accueillait les dépouilles sur l’aéroport d’Orly, s’entretenant longuement avec leurs proches, reçus en outre le lendemain à l’Elysée, avant de solennelles cérémonies religieuse et militaire aux Invalides.

Le président français a donc assuré « l’après-vente », si l’on ose l’expression : en tant que chef des armées, c’est bien lui qui envoie ces très jeunes hommes au casse-pipe, dans le cadre d’une opération dont les buts et l’efficacité sont contestés ; mais c’est lui aussi qui vient présider aux obsèques, soutenir les familles, encourager les militaires, et tenir les « paroles fortes » de circonstance, devant la rangée des sept cercueils, dans la vieille cour pavée des Invalides :

 « Vous n’êtes pas morts pour rien, car vous avez défendu les plus belles valeurs de notre pays…
 Vous êtes morts pour la grande cause des peuples libres qui ont payé leur liberté avec le sang de leurs soldats…
 Vous avez combattu dans une guerre juste engagée contre une tyrannie qui emprisonnait tout un peuple, opprimait les femmes, maintenait les enfants dans l’ignorance, avait transformé tout un pays en base arrière du terrorisme et de l’obscurantisme…
 Vous êtes tombés dans une guerre où des assassins fanatiques et sans honneur cherchent à asservir par la terreur des gens désarmés que vous aviez mission de protéger…
 Vous avez vécu et êtes morts en hommes libres : puisse-t-il toujours se trouver de jeunes Français qui vous ressemblent… ».

Amour du pays

Mais cet hommage appuyé allait sans doute au-delà de ces cercueils, et des 4 000 soldats français actuellement déployés sur le théâtre afghan : il permettait de tenter la justification d’un engagement souvent fondé seulement sur la nécessité d’une solidarité franco-américaine ou inter-OTAN, et d’adresser un message à l’armée, à la « communauté militaire » dans son ensemble (2), et même au pays profond – celui dont Eva Joly, la candidate écologiste, ne fera jamais partie à en croire le premier ministre François Fillon – avec cette stance, véritable ode à l’armée, cinq jours seulement après les défilés patriotiques du 14 juillet :

 « L’armée française, c’est l’affirmation par le peuple français de sa volonté de demeurer libre et de ne jamais devenir l’esclave de quiconque.
 L’armée française, ce n’est pas seulement un instrument parmi d’autres d’une politique ; c’est l’expression la plus achevée de la continuité de la Nation française dans l’Histoire.
 L’armée française, c’est l’expression de la détermination constamment renouvelée de la France à défendre l’idée qu’elle se fait d’elle-même, de sa vocation dans le monde et d’une certaine idée de l’Homme profondément ancrée en elle.
 L’armée française n’est pas séparée du reste de la Nation française, car l’armée française fait corps avec la Nation française.
 Si la France a passé avec la liberté du monde « un pacte multiséculaire », elle le doit d’abord à son armée. »

Sur France 2, qui retransmettait l’intégrale de ces cérémonies le 19 juillet, le commentateur prêcheur-patriote de service – Pierre Servent (3)– exaltait l’émotion se dégageant de cette cérémonie, de cette communion retrouvée entre l’armée et la nation, appelant à « prendre conscience de la chance de vivre dans une démocratie », et bla-bla…

Et le soir, sur France 5 (« C dans l’air »), le même « consultant » se réjouissait, avec son compère Frédéric Pons, rédacteur en chef à Valeurs actuelles, de ce que le président – qui passait pour étranger aux questions de défense au début de son règne – ait trouvé des accents de généralissime, de père de la Nation, renouant avec les « grandes valeurs de la République ». Les deux journalistes-officiers de réserve prônaient le retour à l’amour du pays, le sacrifice pour la patrie, le respect de l’uniforme, le retour du « roman national » à l’école, etc. – « des mots qu’on n’entend plus depuis la fin de la guerre d’Algérie » (et de la conscription).

Grandes fêtes

Il y avait un courant à remonter. Avant ce drame de Tagab, le grand transport d’allégresse dans les médias accompagnant la libération des deux journalistes de France 3 otages en Afghanistan avait fait grincer quelques dents, comme en témoigne une « Lettre ouverte à Monsieur le président de France Télévision et à Mesdames et Messieurs les journalistes » signée « Jean de La Bâtie, ancien du 1er régiment de parachutistes, père d’un parachutiste Mort pour La France » (4), publiée début juillet sur le blog Mars attaque :

« Durant 18 mois, vos deux collègues journalistes sont restés otages en Afghanistan. Vous leur avez apporté aide et soutien. (…) Vous avez organisé de grandes fêtes pour les célébrer. Vous en avez fait des héros. Des héros... qui ignoraient que la guerre est dangereuse. Des héros... qui ont prétendu que personne ne les avait prévenus du danger. (…) Le mercredi 29 juin, dans l’indifférence des journalistes, le corps du parachutiste Cyrille Hugodot est revenu en France, mort à Kaboul des suites de ses blessures reçues lors de l’engagement du 1er Régiment de Chasseurs Parachutistes pour sécuriser le rapatriement de vos deux journalistes. Peu avant, un autre parachutiste, Florian Morillon, était mort dans les mêmes conditions. Vous ne le saviez pas ? Non, car vous ne vouliez pas le savoir. Vous préfériez faire la fête... et ça... vous nous l’avez fait savoir (…) Cyrille Hugodot était papa d’une petite fille de 4 ans : y aura-t-il quelqu’un parmi les journalistes pour penser à elle ? Puisque vous avez décidé d’oublier les héros Morts pour La France, essayez de ne pas oublier une petite fille de 4 ans. Elle est là, et vous regarde de ses grands yeux... (5) »

« Ce sont quand même nos héros », affirmait ces jours-ci – à propos des morts de Tagab – le père d’un des morts de l’embuscade d’Uzbin. Dans un pays où la « fabrique des héros » est en panne, ces disparitions dramatiques (6) sont une occasion d’exalter les « champs d’honneur » (François Fillon), de multiplier les hommages, de serrer les rangs, de tenter de donner un sens aux engagements en cours. A bout d’arguments convaincants, de nombreux dirigeants politiques, à droite et même à gauche, se réfugient derrière un « pour que ces morts n’aient pas été inutiles… », afin de justifier la poursuite de l’opération en Afghanistan.

Soldats sécurisés

Tout en ne manifestant pas d’hostilité à priori aux engagements militaires  (7), les Français se demandent en majorité pourquoi des soldats guerroient en Afghanistan, et quel sens donner à l’exposition au danger, si loin, de si jeunes hommes, pour un effet si peu visible, et depuis si longtemps (dix ans). Le général en chef de l’Elysée, comptable de ses troupes, et soucieux de son opinion publique – surtout en cette période pré-électorale –, a voulu envoyer un signal, dès le lendemain de l’embuscade, en demandant au général Iraztorza, chef d’état-major de l’armée de terre, de trouver au plus vite les moyens d’assurer la sécurité des forces françaises, surtout durant la période de transition qui a été annoncée (retrait d’un millier d’hommes d’ici fin 2012, et de la totalité en 2014).

Mais, outre qu’il y a un léger paradoxe à prétendre trop sécuriser... des forces de sécurité, la recherche de solutions pratiques dans ce domaine s’apparente à la quadrature du cercle, comme en témoigne d’ailleurs l’adresse du président français aux morts de Tagab : « Vous avez pris de grands risques, en partageant la vie quotidienne de ceux que vous deviez défendre parce que vous saviez que vous ne pouviez pas les défendre de loin et que vous ne pourriez pas les protéger en vous protégeant vous-même. »

Faudrait-il rester terré dans les casernes ? Se blinder plus encore ? N’effectuer que des sorties « robocop », bardé d’une quincaillerie empêchant tout contact de type humain ? On se rapprocherait du modèle américain, souvent décrié… Les militaires français craignent en outre que la déflation d’un quart de leurs effectifs d’ici la fin de l’année prochaine rende difficile la « pacification » – pour reprendre le vocabulaire typique de la contre-insurrection – de la province de Kapisa, dont ils auront la responsabilité jusqu’à leur retrait en 2014. La formation des soldats et policiers afghans a été accélérée, en mettant l’accent sur la quantité au détriment de la qualité, pour pouvoir opérer ces transferts de charge de la sécurité à l’horizon 2014 à l’échelle de tout le pays.

Philippe Leymarie

Cette note est le dernier volet d’une série sur le « lien armée-nation », entamée le 27 mai 2011 avec « Le « Bigeard des banlieues » (1) », suivi de « La nation et son armée (2) », le 3 juin, et de « L’école à la rescousse ? (3) », le 8 juin.

(1Au point que certains ont voulu y voir une relation de cause à effet – ce qui reste tout de même à démontrer.

(2Soit, statistiquement voire électoralement parlant, environ 2,5 millions de personnes, entre les soldats, leurs familles, les retraités, les personnels civils de la défense, etc., et 4 millions en y ajoutant le secteur sécurité.

(3GlamSpeak, « agence conseil en conférenciers et animateurs », présente Pierre Servent comme un « journaliste, chroniqueur et essayiste » qui intervient dans les médias audiovisuels (notamment France télévision, LCI, France inter, France info, RMC, etc.). Directeur de la communication du groupe Caisse d’Epargne de 2002 à 2005, il avait exercé les mêmes fonctions au groupe Vivendi Waters (Veolia) de 1997 à 2002. Pierre Servent, qui avait commencé comme journaliste (La Croix, Le Monde), a été conseiller du ministre de la défense et porte-parole de 1995 à 1997.

Colonel de réserve, il est président de la Réunion des ORSEM (association regroupant plus de 1 200 officiers de réserve français et européens spécialistes d’état-major) et a participé à plusieurs opérations extérieures (Balkans, Afghanistan, Côte d’Ivoire). « Ses interventions, souligne GlamSpeak, vont du regard croisé entre l’entreprise et le monde militaire, aux entreprises face à la dictature médiatique de l’émotionnel, aux nouveaux ressorts de la communication de crise. »

Plusieurs blogs (Défense ouverte, Défense en ligne, etc.) ont eu l’occasion de s’étonner, à son propos, d’un dangereux « mélange des genres » … qui n’a pas l’air d’effrayer sa partenaire habituelle de France 2, la journaliste Marie Drucker. Cf. aussi « Mission séduction pour l’armée française », Le Monde diplomatique, septembre 2010.

(4Les plaintes déposées par les parents de militaires morts dans la vallée d’Uzbin, en Afghanistan, ont été classées sans suite, le 3 février, par le parquet du Tribunal aux armées de Paris (TAP), compétent pour les crimes et délits concernant les soldats français à l’étranger.

(5On peut consulter sur le sujet d’autres liens que signale Mars attaque :
 « Libération d’otages », par Olivier Kempf (EGEA) ;
 « Le traitement médiatique de la libération des otages suscite une vive émotion chez les militaires », par [Jean-Dominique Merchet (Secret Défense) ;
 « Petite histoire de journalistes, d’otages, de héros et de vautours », par Romain Mielcareck (ActuDéfense).

(6Mais qui touchent un effectif en fait limité : soixante-dix morts français, cinquante-cinq Allemands, trois cent soixante-seize Britanniques, mille deux cents Américains.

(7L’antimilitarisme en France ne concernerait, selon la moyenne des sondages, que 15 % environ de la population. Les sondeurs reconnaissent que, s’ils demandaient aux sondés de se définir par rapport à une notion plus « positive » (le pacifisme, par exemple), le score serait plus élevé.

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