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Qu’est devenu l’esprit du rock ?

Dans la marge

par Evelyne Pieiller, 22 juillet 2011

Parfois on est saisi de mélancolie. Il faut dire que le climat hexagonal n’incite pas à la pétulance. Les jeunes générations culpabilisent les prédécesseurs, en leur reprochant d’avoir eu toutes les chances, tous les bonheurs, et d’en avoir fait un usage déplorable. Les prédécesseurs regardent leur jeunesse avec nostalgie. C’est compréhensible. Mais ce n’est pas d’un grand secours, si on souhaite ne pas sombrer dans la morosité passive.

Ray Davies est passé cet automne à l’Olympia, et ce fut assombrissant. Ray Davies était jadis le chanteur et parolier des Kinks. Vieille histoire, grande histoire. Les Kinks se forment à Londres en 1964, autour des deux frères, Ray et Dave – à la guitare. Swinging sixties. Singing sixties. Des chansons brèves, acides, d’une simplicité souveraine, d’une insolence nonchalante. Les Kinks ont l’élégance d’une pop en-dehors de la mode, légère et affûtée, pas de drame, pas d’effet, l’air de ne pas y toucher – souvent imités, jamais égalés, oh yeah. Ils sont longtemps grandioses, l’air de rien, composent plusieurs standards – dont le parfait You really got me, Stop your sobbing, Sunny afternoon, Lola, qui évoque un travesti, ou encore Brass in the pocket –, jusqu’à ce qu’ils se séparent, après avoir connu la gloire, le semi-oubli, la tentation « arty », le renouveau de la notoriété, dans ce qui fut présenté comme un classique dénouement rock : trop de bagarres entre les frères, trop de guitares qui volent… Mais si la « Brit pop » existe, c’est beaucoup par la grâce de leur désinvolture savante, et Blur comme Oasis ont su les saluer, de même que jadis les punks, pourtant peu portés sur le respect affectueux. Les Kinks, c’est le dandysme de la classe ouvrière sans posture, c’est l’émotion détachée d’une jeunesse dans l’impasse, mais déterminée à regarder le monde avec style, les Kinks rendent heureux sans mollesse, pure joie.

A l’Olympia, Ray Davies chantait sous son nom. Les Kinks n’étaient plus que des fantômes. Une partie du public était méditative. Le rock est mort, la gauche est souffrante, et je ne vais pas très bien… L’avenir se fait désirer, c’est sûr. Le rock fait la fortune des bandes originales de films comme ceux de Tarantino, clin d’œil et déclaration d’amour au bon vieux temps. Patti Smith écrit l’histoire de sa jeunesse, et c’est aussi attendu que prévu : romantique et un tantinet shocking. Son amoureux, Robert Mapplethorpe, qui deviendra un photographe célèbre, est un ange égaré, le Chelsea Hotel est le lieu de toutes les rencontres et de toutes les folies, c’est la « vie de bohème » innocente et intense – royaume des clichés artistes. Syd Barrett, le cœur du Pink Floyd, qui est devenu fou après, à ce qu’on dit, avoir consommé trop de substances illégales, est aujourd’hui le héros silencieux d’un roman polyphonique, où des voix, celles de ceux qui l’ont fréquenté, de David Gilmour à Roger Waters en passant par Bowie ou Antonioni, évoquent l’absent, avec un lyrisme sec et nerveux, et c’est un grand deuil qui est célébré, celui de ce tournant des années 1960 où s’inventait un autre paysage, musical et sensible, qui fut vite ébréché par la mort et le business…

A se demander s’il ne reste plus que le souvenir des vieux idéaux à habiter… Ex-fan des sixties, petite baby doll, comme chantait Jane Birkin sur un air de Gainsbourg ? Peter Doherty, l’ex-Libertines, est une rock star chérie des magazines, surtout parce qu’il correspond impeccablement au lieu commun le plus éculé. Il est jeune, sexy, et déviant, oh si magnifiquement déviant, porté sur les drogues et le conflit avec la loi, mais aussi fêté par les milieux de la mode et autres cercles mondains. Amy Winehouse a une voix de blues, des tatouages, un penchant pour l’alcool, et une vie agitée : rock star. Allons, n’y a-t-il donc plus que des simulacres, des répétitions, des rappels de ce que fut l’aspiration rock à faire vivre le désir, flou mais contagieux, d’une vie moins fragmentée ?

La Maroquinerie, à Ménilmontant, est un endroit charmant. On peut encore y entendre des groupes qui saisissent les vibrations du temps : où le passé est mixé avec l’inquiétude, l’ironie et la vitalité. Où le présent trouve sa bande-son, énervée, déséquilibrante, et malgré tout stimulante. En d’autres termes, où se réinventent les enjeux du rock – et peu importent les puristes, peu importe qu’il s’agisse de rock à proprement parler ou d’ autre chose, c’est de l’esprit qu’il est question ici. Le rock dit non à l’adaptation plus ou moins déprimée à l’état des choses. C’est ce que fait le duo français parfaitement frappé de Pneu, batterie-guitare, pulsation déchaînée et mélodie à cran. C’est ce que font les Espagnols de Tokyo Sex Destruction, ou les Américains de Clap your hands and say yeah. Pneu vient d’y jouer, Clap your hands y jouera à la rentrée. Le passé dans ces cas-là reprend sa place : il a fait son travail, reste à en faire renaître, y compris dans la rupture et la contradiction, ce qui a fait sa nécessité.

Patti Smith, Just kids, traduit de l’américain par Héloïse Pasquié, Denoël, Paris, 2010, 323 pages.

Michele Mari, Pink Floyd en rouge, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Le Seuil, Paris, 297 pages.

Pneu, Pince Monseigneur, Head Records.

Evelyne Pieiller

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