C’est « une culture déboutée de l’être, acculée dans les marges de l’illégitimité ou du jeu, et qui l’est depuis si longtemps que c’est devenu sa seconde nature, aussi essentielle que la première (1). » Ce sont là les termes forts que l’écrivain et anthropologue algérien Mouloud Mammeri a choisis pour parler de la culture amazighe (berbère). Asphyxiées, niées et menacées de disparition pendant des millénaires, la culture et la langue amazighes vont-elles enfin être reconnues et institutionnalisées en Afrique du Nord ? Après deux printemps sanglants (le Printemps berbère, en 1980, et le Printemps noir, en 2001, en Algérie), l’année 2011 amène-t-elle avec elle le troisième printemps qui serait l’aboutissement d’un combat commencé avant les indépendances ?
Depuis l’allocution dans laquelle le roi du Maroc Mohammed VI, le 17 juin, a annoncé l’inscription de « tamazight » dans la nouvelle Constitution du pays (2) comme « langue officielle », les locuteurs reprennent espoir. Ils s’organisent pour profiter de ce moment historique afin d’obtenir la reconnaissance qui manque à leur identité.
Pour l’heure, les militants amazighs marocains refusent de céder à la liesse et préfèrent rester réalistes. « L’officialisation de notre langue est certes un grand acquis, confie Ahmed Assid. Toutefois, elle reste un acquis fragile et la manière de le présenter nous mécontente. » Ce membre de l’Observatoire amazigh des droits et des libertés (OADL) dénonce la reconnaissance de l’arabe et de tamazight dans deux lignes séparées là où il était attendu de lire dans une seule et même ligne : « L’arabe et tamazight sont les deux langues officielles de l’Etat. » Il regrette aussi que, « contrairement à l’arabe, aucune protection juridique n’ait été prévue pour notre langue. Nous ne pouvons pas accepter une telle officialisation, d’autant plus qu’elle ne peut se faire dans une constitution absolutiste ».
Pour comprendre cette réaction, il faut rappeler que les avancées enregistrées dans le domaine de la promotion de l’amazighe, quand elles sont lancées par les Etats, reflètent la volonté des autorités d’encadrer une revendication qui mobilise, et non celle de satisfaire une exigence populaire légitime. Dans les écoles marocaines, cette langue est apprise indistinctement aux arabophones et aux berbérophones, mais à 15 % des élèves du royaume seulement. En Algérie, cet enseignement est limité à cinq préfectures, alors qu’il devait en concerner 16 sur les 48 que compte le pays. Toutes sortes d’embûches sont semées sur le parcours des étudiants et des professeurs qui dédient leur carrière à leur culture : retards dans les paiements, affectation très éloignée du lieu d’habitation, manque de moyens... Les médias amazighs rencontrent les mêmes problèmes : « Le pouvoir a surtout peur de la chanson kabyle engagée. Il nous contraint à la censure et à l’autocensure, explique une journaliste de la radio algérienne Chaîne II. Quant à la chaîne de télévision en tamazight, elle n’apporte rien de neuf et elle est très surveillée. »
Les revendications identitaires servent aux Etats à légitimer la dictature et à diviser les populations. Pour créer un fossé entre arabophones et amazighophones, les autorités maghrébines ont toutes déclaré l’ensemble des pays composant le territoire nord-africain exclusivement « arabo-musulmans », allant jusqu’à créer une forme de dichotomie entre musulmans et amazighs, assimilant ces derniers à des extrémistes comparables aux islamistes. Quand le chef de l’Etat algérien Abdelaziz Bouteflika a décidé de la création d’une chaîne en amazighe – initiative rapidement imitée par le royaume marocain –, il a ouvert au même moment la chaîne Coran TV. La première apparaissait comme un os jeté aux démocrates pour qu’ils se taisent sur la création de la seconde.
Actuellement, le salut de la langue et de la culture amazighes vient surtout de la société civile. Assid reconnaît que sa langue vit « une véritable renaissance, avec des manifestations culturelles qui se multiplient et une production littéraire qui dépasse la production francophone au Maroc ». Cet « âge d’or », on le retrouve aussi en Algérie, où plusieurs festivals ont vu le jour pour récompenser les meilleurs travaux artistiques et scientifiques, tandis que la production cinématographique explose. Des rencontres et des spectacles sont présentés dans tous le pays, ce qui offre aux différentes cultures (kabyle, chaouie, touareg, mouzabite…) de nouveaux espaces de rencontre.
« Le Maroc a franchi le pas »
La décision de Mohammed VI n’est pas passée inaperçue en Algérie, où son discours a été très suivi. Le chroniqueur du quotidien El Watan Djaffar Tamani remarque : « Ainsi, l’officialisation de tamazight n’a rien de dramatique ni de périlleux pour la stabilité d’un pays. Le Maroc a franchi le pas (3). » Le Makhzen a en effet détruit une autre fantasmagorie du pouvoir algérien selon laquelle la reconnaissance constitutionnelle de la première langue parlée en Afrique du Nord provoquerait une guerre civile tant la population arabophone y serait hostile. Tel est le discours tenu par les dirigeants et, surtout, par M. Bouteflika. La réforme constitutionnelle lancée par ce dernier quelques jours après celle du Maroc ne devrait pas franchir le cap de l’officialisation.
Le départ de M. Ben Ali a libéré le mouvement amazigh tunisien qui est, par ses discours, comparable aux indépendantistes du Congrès national canarien (CNC) (4). Les locuteurs amazighs, interdits de parler dans la langue de Jugurtha, ont été réduits à quelques centaines de milliers vivant à Djerba, Matmata, Douiret… Une minorisation qui a commencé sous le régime de Habib Bourguiba. « Après l’indépendance, les montagnards avaient été contraints à l’exode. Ils ont dû descendre en ville et s’assimiler aux populations arabophones », résume Khedidja Ben Saïdane. Une telle politique a valu au régime de M. Ben Ali plusieurs interpellations du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme. Des appels restés sans effet.
La baisse du nombre de locuteurs ne décourage pas les militants. Agée de 26 ans et étudiante à l’université de Tunis, Ben Saïdane consacre son Master à la « toponymie amazighe » dans le sud d’où elle est issue ; un sujet qui est loin de son choix initial. « Je voulais travailler sur “les minorités amazighophones de Tunisie”, raconte-t-elle. Mais aucun professeur n’a accepté de diriger mes recherches. Certains ont refusé par peur ; d’autres par conservatisme et parce qu’ils considèrent que la Tunisie est un pays arabe, point. »
Elle a déjà soulevé le problème de la reconnaissance de sa culture dans la future Constitution tunisienne. Elle est à la tête de l’Association tunisienne pour la culture amazighe (ATCA), nouvellement créée et qui devrait recevoir son agrément dans les prochains jours. « Nous avons commencé à sensibiliser les citoyens et les partis politiques à ce sujet. Mais nous n’envisageons pas de demander l’officialisation. C’est chose impossible en Tunisie, car nous sommes trop minoritaires. Nous voulons seulement qu’il soit fait référence à la dimension culturelle amazighe de la Tunisie », explique-t-elle, avant de regretter que, en dehors de petits partis, toutes les organisations politiques rencontrées aient violemment rejeté jusqu’à l’idée d’une discussion. « Ces derniers jours, raconte-t-elle, une animatrice de Nessma TV s’est fait vilipender en direct par un homme politique pour avoir assumé ses origines amazighes. Ces difficultés m’encouragent à me présenter aux prochaines élections pour participer à l’Assemblée constituante afin de mieux défendre ma cause. »
En Libye aussi, l’amazighe était interdit dans la rue par M. Mouammar Kadhafi. « Mais, depuis le début de l’insurrection, les choses ont changé, juge M. Fethi Benkhelifa, conseiller auprès du ministre de la justice du Conseil national de transition (CNT). Nous avons déjà commencé à nous organiser. La chaîne Libya TV émet en arabe et en amazighe et trois centres d’enseignement de la langue ont déjà ouvert à Nefoussa et à Tripoli. » Interrogé sur la réaction de la population si le CNT ne reconnaissait pas officiellement sa langue, notre interlocuteur menace : « Nous n’avons à supplier personne pour que notre langue soit reconnue en Libye. Un droit est un droit. Si, à la fin de l’insurrection, des voix s’élèvent pour nous interdire encore de parler notre langue ou pour refuser sa reconnaissance officielle, nous reviendrons à la case départ. Nous reprendrons les armes et nous continuerons notre combat. » Malgré ce ton, M. Benkhelifa, en exil depuis quinze ans en raison de ses activités militantes, est optimiste pour l’avenir. D’après des sources en contact avec le CNT, la Libye post-Kadhafi aurait aussi deux langues officielles, l’amazighe et l’arabe.