Ce samedi 23 juillet, vers 9 heures du soir, un flot de plusieurs milliers de personnes inondait la Puerta del Sol par les quatre points cardinaux, pour converger dans une grande émotion au symbolique « kilomètre 0 », accueilli par ces mots tracés en grand sur une pancarte : « Bienvenida, dignidad ».
Près de six cents d’entre elles étaient venues à pied de toute l’Espagne, au terme d’une marche commencée trente-quatre jours plus tôt, pour se joindre à l’assemblée des « indignés » de toute l’Espagne, qui a ressemblé près de trente-six mille personnes le lendemain lors d’une manifestation entre la gare d’Atocha et la désormais mythique place de Sol, qu’une banderole avait rebaptisée « Plaza de Solucion ». A la source du mouvement, Sol est devenue pour tous le symbole de la réappropriation de la parole et de l’espace publics confisqués par une démocratie dévoyée (lire Serge Halimi, « “Ne rougissez pas de vouloir la lune : il nous la faut” », et Raúl Guillén, « Alchimistes de la Puerta del Sol », dans le Monde diplomatique de juillet). Mais l’onde créée par la « República del Sol » autoproclamée s’étend bien au-delà de son épicentre : dans les villes comme dans les villages, où la culture des assemblées participatives prend chaque jour plus d’importance dans la vie des Espagnols.
Au cours de leur périple, les marcheurs ont recueilli les doléances de trois cents villages pour les présenter mercredi devant le congrès espagnol. Une sorte d’Etats généraux du peuple, où s’expriment les préoccupations face à la crise, au chômage, à l’endettement massif, à la privatisation de l’eau enclenchée dans plusieurs régions (1). S’y ajoutent l’isolement croissant des populations rurales et la désaffection des services publics, la mauvaise gestion des ressources naturelles, les acquisitions frauduleuses de biens publics, les problèmes majeurs de santé et d’environnement… Tous se retrouvèrent après la manifestation dans le parc du Retiro pour inaugurer le premier « forum social du 15-M », et continuèrent dans le campement établi près du Prado, où une assemblée interrégionale de dynamisation se prolongea jusqu’à 3 heures du matin, pour échanger les difficultés éprouvées et les solutions mises en œuvre dans l’organisation des différentes assemblées de quartier, villages, villes, en Espagne et dans d’autres pays.
Les flammes de l’indignation ravivées à Madrid pour quelques jours témoignent que la révolte qui avait éclaté le 15 mai n’est en rien une réaction de contestation éphémère vouée à se tarir aussi vite qu’elle a jailli. « Le plus émouvant, ce sont ces centaines de gens que l’on voit travailler quotidiennement sans relâche dans les assemblées de quartier », confie Pedro, comédien d’une soixantaine d’années bien connu, à qui les gens sourient sur le chemin d’un air complice. En effet, au-delà de la puissante expression de révolte qui l’anime et de l’intelligence dont il fait preuve, la force du mouvement populaire espagnol s’alimente du travail de fond mené quotidiennement, avec une rigueur et une créativité surprenantes, dans les assemblées locales des quartiers et des villages, qui tiennent la promesse faite lors de la levée du campement de Sol le 12 juin : « No nos vamos, nos extendemos » (« Nous ne partons pas, nous nous étendons »). A Madrid, pas moins de 104 assemblées populaires se réunissent chaque jour pour mettre en commun des idées, débattre et prendre collectivement des décisions.
« Des générations que l’on décrivait comme égoïstes et frivoles montrent un attachement étonnant à la démocratie et au bien public », ajoute Pedro, admiratif. Il participe avec une dizaine d’autres à la commission de dynamisation du mouvement du quartier de Malasaña, dans le centre de la capitale. Depuis l’appel lancé à Sol, le 28 mai, pour la création d’assemblées de quartier, l’assemblée populaire de Malasaña-Dos de Mayo organise des réunions publiques presque chaque jour. Elle récolte les questions et propositions de tous les riverains qui le souhaitent, a mis en place des « écoles d’éducation populaire » où se déroulent des conférences et des débats, un cinéforum et même une assemblée d’enfants et de personnes âgées. Elle travaille également à la création d’une coopérative d’échanges de services – une banque de temps – entre voisins et est devenue le point focal d’une initiative de création du label « hydrosympathique » pour les bars et restaurants afin de favoriser la consommation gratuite de l’eau publique.
Au sein de commissions, des dizaines de personnes se réunissent quotidiennement pour travailler autour de thématiques de réflexion et d’action (culture, économie et politique, communication, consommation, urbanisme et citoyenneté…). Ces commissions font le lien avec l’assemblée populaire de Madrid (2) pour que les propositions élaborées dans les quartiers puissent rencontrer celles des autres assemblées, et que le mouvement consolide son unité et sa cohérence. Ainsi, après les manifestations du 19 juin, l’ensemble des assemblées populaires s’étaient unanimement accordées à Sol sur des positions précises : la demande de démission du ministre de l’intérieur de la région de Catalogne, Felip Puig, après la répression violente de la manifestation tenue à Barcelone le 27 mai ; la lutte contre les expulsions des familles endettées (une soixantaine ont déjà été empêchées) ; la participation des riverains aux plénières municipales ; la réforme de la loi électorale qui exclut de fait les partis minoritaires. Elles avaient adopté un agenda qui fixe les prochaines actions, comme la manifestation contre la visite du pape avec les deniers publics, du 18 au 21 août.
Loin des caricatures nombreuses qui décrivaient les « indignés » comme un mouvement sans proposition concrète, ou un rassemblement de jeunes désœuvrés, on y observe des citoyens de toutes origines et de toutes conditions – chômeurs, retraités, étudiants et salariés de tous secteurs (juristes, ingénieurs, commerçants, informaticiens, etc). – mettre en commun leur temps, leurs savoirs et leur détermination pour apprendre et conduire une expérience de démocratie réelle. Il s’agit d’un mouvement pluriel et à différentes vitesses, mais qui avance en coordination vers des objectifs communs, selon un cheminement aussi original qu’imprévisible. Le plus fascinant est le processus à l’œuvre d’apprentissage de la prise de décision par consensus, de l’exercice d’argumentation, d’inclusion des idées d’autrui et de délibération, qui accouche d’une conscience nouvelle au cœur des assemblées.
Une expérience qui prend au sérieux la vocation démocratique du peuple, dispute le savoir aux experts et l’organisation politique aux partis, et provoque l’embarras de ses représentants. Toujours considérées comme illégales, les assemblées populaires, comme les campements et autres réunions du mouvement, sont défendues par la commission légale de Sol comme un exercice légitime des droits fondamentaux de chaque citoyen. Elles manifestent l’émergence d’une culture inédite de réappropriation de l’autonomie démocratique, qui a brisé la glace de la résignation en Espagne face aux mécanismes de domination économiques et politiques, et s’affirme déjà comme un levier politique institutionnel sans précédent. Le gouvernement a en effet annoncé le 1er juillet des mesures d’aide aux foyers surendettés, et le candidat du Parti socialiste Espagnol (PSOE) aux législatives de mars 2012, Alfredo Pérez Rubalcaba, a déclaré qu’une réforme de la loi électorale figurerait à son programme. De plus, les propositions présentées par les « indignés » devront être étudiées au Parlement espagnol, qui ne pourra ignorer la volonté, limpidement exprimée, des citoyens qu’il est censé représenter.
Le « soleil de la conscience » (3) espagnol transforme chaque jour un peu plus le tissu social du pays et étend ses rayons au-delà de la péninsule ibérique. Le forum du 15-M, qui affiche d’ailleurs ses aspirations transfrontalières, a déjà fixé ses prochains objectifs : l’organisation d’un forum international et une marche vers Bruxelles, pour faire entendre sa voix, le 7 octobre, au Parlement européen.